lundi 21 mars 2022

[Karason, Einar] Oiseaux de tempête

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Oiseaux de tempête (Stormfuglar)

Auteur : Einar KARASON

Traducteur : Eric BOURY

Parution : en islandais en 2018,
                   en français (Grasset) en 2021

Pages : 160

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Nous sommes en février 1959. Le chalutier Mafur vient de terminer sa campagne de pêche au large de Terre-Neuve-et-Labrador. Les cales sont chargées de sébaste et les trente-deux marins présents à bord pensent déjà à rentrer au port, à Reykjavik, lorsque la météo change drastiquement. La température chute, les vents se déchaînent. Toutefois, le plus grand danger ne vient pas de la houle et des vagues qui déferlent impitoyablement sur le bateau, mais de la glace qui s’accumule sur le pont. Bientôt tout est pris sous une épaisse couche de glace, le bastingage, les flancs, la passerelle, et cette gangue devenant de plus en plus lourde, le chalutier risque d’être entraîné vers le fond. Les membres de l’équipage se relaient alors sans arrêt pour essayer de dégager le pont. Plus personne ne dort, on s’accorde tout juste quelques pauses pour reprendre des forces et se réchauffer. Tous le savent  : une course contre la montre est engagée, une bataille de vie ou de mort.
 
Le roman haletant d’Einar Karason nous plonge littéralement dans les eaux gelées de la mer du Labrador. L’hyper-réalisme du récit nous fait ressentir la lutte contre les vagues au-delà de l’épuisement, et l’on partage la fureur de vivre de ces hommes menacés par les forces déchaînées de la nature comme si l’on se trouvait à bord...  Un tour de force, un livre d’aventure et un grand roman maritime à la fois.

  

Un mot sur l'auteur : 

Einar Karason, né en 1955, est un des écrivains les plus populaires dans son pays. Après La Sagesse des Fous (Editions du Seuil, 2000), Oiseaux de tempête est le deuxième de ses romans à être traduit en langue française.

 

 

Avis :

Février 1959. Parti rejoindre les zones de pêche de Terre-Neuve en mer du Labrador, le chalutier islandais Mafur s’apprête à rentrer les cales pleines, quand une soudaine et violente tempête le surprend. Aux déferlantes et aux creux de vingt mètres, s’ajoute un froid polaire qui pétrifie les paquets de mer en une carapace de glace de plus en plus épaisse, alourdissant et déséquilibrant le bateau jusqu’à menacer de l’envoyer par le fond. Pour les trente-deux hommes à bord commence un terrible combat, aussi périlleux qu’harassant. Il leur faut coûte que coûte délester le navire, quitte à sacrifier chaloupes et bossoirs, mais surtout en brisant sans répit cette glace qui se reforme aussitôt. Les jours passent sans accalmie. Les appels de détresse des autres chalutiers présents sur la zone se taisent les uns après les autres. L’épuisement et la folie du désespoir commencent à gagner les hommes du Mafur…

C’est avec une précision quasi documentaire qu’Einar Karason évoque cette dantesque aventure du Mafur et de ses hommes, directement inspirée de ce que vécurent plusieurs chalutiers islandais lors de la tempête historique qui balaya Terre-Neuve en février 1959. Le plus grand réalisme préside au récit, et l’on y parvient sans peine à réaliser les dures conditions de ces grandes campagnes de pêche, avant de se retrouver plongé dans l’écume, la glace et l’épouvante d’une tempête infernale. La description sidère d’autant plus qu’elle se déroule implacablement, sans la moindre trace de lyrisme ni d’émotion, immergeant le lecteur dans un irrésistible maelström d’où n’émerge bientôt plus que la terrifiante perception de l’insignifiance humaine face à la toute puissance des éléments et de la nature.

Pourtant, dans cet incontrôlable déchaînement, si certains des hommes craquent, la majorité fait face avec le courage et l’énergie du désespoir. Là encore, la sobriété du récit fait ressortir avec d’autant plus de netteté le caractère de chacun. Entre la jeune recrue qui entreprend ici sa première et dernière navigation, le maître d’équipage dont la vie à terre est un désastre mais le comportement à bord absolument héroïque, le capitaine incapable de prendre le moindre repos tant que dure le danger, et le coq imperturbablement concentré sur l’indispensable continuité de ses services, c’est une galerie de portraits d’une formidable présence et d’une convaincante humanité qui prend vie sous la plume d’Einar Karason, dans un magnifique hommage à ces hommes de la mer.
 
Le puissant réalisme de ce roman court, sobre et intense, en fait un témoignage saisissant des conditions vécues par les terre-neuvas. Il se lit d’un trait, pour une immersion totale et spectaculaire dans une histoire de mer et d’aventure extrême d’une grande authenticité. (4/5)

 

Citations :

Son père avait assuré que la zone de pêche à l’ouest de Terre-Neuve était connue pour son calme et ses vents modérés. En outre, les eaux étaient si poissonneuses que les chalutiers emplissaient leurs cales en l’espace de quelques jours puis prenaient aussitôt le chemin du retour. Afin d’apaiser le mauvais pressentiment de la mère de Lárus, lui et son père l’avaient convaincue de descendre de voiture pour admirer ce solide navire diesel sur lequel son petit allait embarquer. Elle ne protestait plus, elle s’était contentée de l’embrasser et de le serrer contre elle en priant Dieu et la bonne fortune de l’accompagner, sans plus mentionner son inquiétude. Il n’était pas de mise de jouer les Cassandre face à une personne qui part en voyage. D’ailleurs, que savait-elle de la mer et de ses périls, jamais elle n’avait navigué, même si l’océan lui avait enlevé son père, son frère et son grand-père. Être marin en Islande, c’est être soldat en temps de guerre.

De telles contrariétés mettaient votre patience à rude épreuve, les matelots juraient sur le pont, ils maudissaient le chalut, maudissaient la mer et maudissaient le froid. Pourtant, il ne faisait que moins quatre ou moins cinq degrés, l’air était à peine plus froid que l’eau, mais peut-être que proférer jurons et imprécations leur réchauffait le corps. Dans la passerelle régnait une douce chaleur, le commandant ou le second qui étaient de quart avec le matelot à la barre ne juraient pas, ils se contentaient de donner des ordres et des consignes, le visage figé : on file, on laisse aller, on relève, on hisse, on vire. Puis la situation s’est améliorée, grandement, énormément : il suffisait de tracter le chalut entre dix et douze minutes pour qu’il remonte d’un coup à la surface où il jaillissait, comme gorgé d’air. C’était d’ailleurs le cas ; les prises écarlates enflaient lorsqu’elles étaient libérées de la pression des grands fonds, elles atteignaient la surface boursouflées, vomissaient leurs ouïes roses par la gueule comme si elles s’étaient époumonées à gonfler un ballon de baudruche ou à faire une bulle avec un gros chewing-gum. Chacun sait que le sébaste atlantique est d’un beau rouge vif, il ne se contente pas du bleu, du gris clair ou de simples taches jaunes contrairement aux autres poissons. Mais il est également redoutable : ses arêtes dorsales rigides sont suffisamment acérées pour traverser les gants en plastique et l’épaisseur des bottes. Heureusement, il ne nécessite que peu de manipulations, nul besoin de l’ouvrir ou de le vider, on le met tout en entier dans la cale. Nous l’attrapions à l’aide d’un crochet dans le bac rempli d’eau de mer où il était rincé, nous le déposions dans des paniers que nous vidions dans les rigoles inclinées descendant directement à la cale où une partie de l’équipage le réceptionnait. Lorsque le poisson arrivait, il fallait le mélanger avec la quantité de glace pilée adéquate. Livrée avant le départ, cette glace s’était transformée en un gros amas qui ressemblait maintenant à un glaçon. Un matelot équipé d’un pic la réduisait en morceaux, d’autres avaient des fourches avec lesquelles ils envoyaient le poisson dans les bennes, d’autres encore pelletaient une couche de glace sur chaque couche de sébaste, et ainsi de suite. Au fur et à mesure que le tas gagnait en hauteur, on ajoutait des montants de bois à la benne qui se fermait alors d’elle-même puisqu’elle atteignait le sommet de la cale. À la fin, ce n’était pas facile d’y pelleter le poisson, les marins devaient lever leur pelle ou leur fourche au-dessus de leur tête. Mais c’était simplement ainsi et il était inutile de se plaindre, on avait cependant le droit de maudire ce satané sébaste quand on se piquait sur ses arêtes dorsales, alors les jurons vous sortaient de la bouche, accompagnés d’un épais nuage de vapeur.


 

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