dimanche 13 mars 2022

[Kourkov, Andreï] Les abeilles grises

 


 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les abeilles grises (Серые пчелы)

Auteur : Andreï KOURKOV

Traduction : Paul LEQUESNE

Parution : en russe en 2018,
                  en français en 2022 (Liana Levi)

Pages : 400

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Dans un petit village abandonné de la «zone grise», coincé entre armée ukrainienne et séparatistes prorusses, vivent deux laissés-pour-compte: Sergueïtch et Pachka. Désormais seuls habitants de ce no man’s land, ces ennemis d’enfance sont obligés de coopérer pour ne pas sombrer, et cela malgré des points de vue divergents vis-à-vis du conflit. Aux conditions de vie rudimentaires s’ajoute la monotonie des journées d’hiver, animées, pour Sergueïtch, de rêves visionnaires et de souvenirs. Apiculteur dévoué, il croit au pouvoir bénéfique de ses abeilles qui autrefois attirait des clients venus de loin pour dormir sur ses ruches lors de séances d’«apithérapie». Le printemps venu, Sergueïtch décide de leur chercher un endroit plus calme. Ayant chargé ses six ruches sur la remorque de sa vieille Tchetviorka, le voilà qui part à l’aventure. Mais même au milieu des douces prairies fleuries de l’Ukraine de l’ouest et du silence des montagnes de Crimée, l’œil de Moscou reste grand ouvert…

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Andreï Kourkov est né en Russie en 1961 et vit à Kiev depuis de très nombreuses années. Très doué pour les langues (il en parle couramment six), il débute sa carrière littéraire pendant son service militaire alors qu’il est gardien de prison à Odessa. Son premier roman, Le Pingouin, remporte un succès international. Son œuvre est aujourd’hui traduite en 36 langues. Les Abeilles grises est son dixième roman publié en France.

 

 

Avis :

En 2014, la Russie annexait la Crimée et ouvrait un conflit armé séparatiste au Donbass. Des flots d’Ukrainiens déplacés devenaient des réfugiés dans leur propre pays, laissant derrière eux un territoire déserté où se poursuivaient les combats. Peu à peu apparaissait une zone grise, coincée à l’Est entre les positions séparatistes pro-russes et celles de l'armée ukrainienne : un quasi no man’s land, pourtant encore peuplé de ceux qui n’ont pas pu ou voulu partir. Sergueïtch et Pachka sont ainsi les derniers habitants de leur petit village. Contraints de s’entraider malgré leur ancienne inimitié, ils y survivent d’expédients dans les conditions les plus précaires, au son de la perpétuelle canonnade qui tonne à proximité et leur envoie de temps à autre quelques obus perdus. Un printemps, Sergueïtch, apiculteur de profession, entreprend de déplacer temporairement ses ruches vers un endroit plus calme. Tractant sa remorque au volant de sa vieille voiture, le voilà lancé dans un périple qui le mènera, à travers les riantes prairies d’Ukraine, jusqu’aux montagnes de Crimée. Son voyage lui fait prendre conscience de la complexité du conflit russo-ukrainien, quand, où qu’il aille, la présence et la surveillance russes ne lui laissent aucun répit.

Cette histoire est d’abord celle de la vie quotidienne dans une zone que les différents accords de cessez-le-feu ne sont pas parvenus à pacifier. A l’époque de la narration, cela fait quatre ans qu’une guerre larvée y maintient les populations restées sur place dans l’insécurité et la précarité, si bien que, uniquement préoccupées de leur survie au jour le jour, elles en viennent à subir comme une fatalité l’absurdité de leur situation. Sergueïtch et Pachka tentent ainsi, envers et contre tout, de maintenir un semblant de normalité malgré le dérèglement ambiant, s’attachant avec simplicité et bonne humeur à la routine qui leur permet de tenir. Entre leurs souvenirs et leurs rêves, la débrouillardise, le troc et l’amitié, ils font preuve d’une capacité d’adaptation aussi joyeuse que pragmatique, au fil d’une narration qui parvient même à être drôle.
 
Pourtant, aussi ingénu soit-il quant aux motivations politiques qui le dépassent, Sergueïtch ne peut que constater la terrible réalité de son pays, au fur et à mesure de l’avancement de son voyage. Malmené aux postes-frontières qui séparent désormais l’Ukraine du Donbass et de la Crimée, considéré avec méfiance par ses compatriotes parce qu’il vient de cette région du Donbass en partie acquise à la Russie, il découvre les persécutions perpétrées par les Russes en Crimée à l’encontre des minorités tatares, et surtout l’inquiétante omniprésence de l’oeil de Moscou, qui jusqu’au plus profond des montagnes, à lui qui ne se préoccupe que du bien-être de ses abeilles, ne cessera de lui adresser de menaçants signaux de surveillance. 
 
De la désolation de la périlleuse zone grise du Donbass au contact direct avec les autorités russes en Crimée, monte peu à peu le dérangeant sentiment d’une menace généralisée, alors que face aux pressions et aux intimidations à peine voilées subies par Sergueïtch, l’on réalise à ses côtés à quel point l’ombre du grand frère russe pèse sur l’Ukraine, et même sur le plus insignifiant de ses habitants. Et, tandis que l’humanité de ce si modeste personnage apparaît de plus en plus fragile et impuissante face à l’impitoyable arrogance des fonctionnaires russes qui se jouent de lui, qui plus est à la lumière des évènements survenus depuis l’écriture de ce livre, l’on en vient à considérer l’Ukraine de ce récit comme la souris convoitée de longue date par le chat. Un chat embusqué dans l'attente de son heure… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Quand on vit longtemps dans un endroit, on a toujours plus de famille en terre qu’en bonne santé à côté de soi.
 

La peur, c’est chose invisible, ténue, multiforme. Comme un virus ou une bactérie. On peut l’inspirer en même temps que l’air, ou bien l’avaler par accident en buvant de l’eau ou de l’alcool, ou encore en être contaminé par les oreilles, par l’ouïe, et la voir alors de ses yeux si clairement que son reflet vous reste imprimé sur la rétine même alors qu’elle s’est déjà évanouie. Des idées de peur naquirent toutes seules dans l’esprit de Sergueïtch, après seulement cinq cents mètres parcourus sur la route qu’aucun véhicule ni piéton n’avait empruntée au cours des derniers mois. Cette route s’étirait, toute droite, comme tracée à la règle par la main géante de Dieu. À gauche, une plantation d’arbres, où alternaient tilleuls, érables et abricotiers effeuillés. Au-devant, un champ, et derrière, un autre chemin de terre pour les machines agricoles. Puis, plus loin, un autre champ, dont la pente grimpait vers Jdanivka. À droite, une légère montée, dont la crête fermait l’horizon, presque à portée de main. Passé l’horizon, des champs s’étendaient sur environ cinq kilomètres jusqu’au hameau du Lièvre. Ce hameau était déjà en « République populaire de Donetsk » mais il semblait déserté. Il comptait cinq ou six maisons, pas davantage. Peut-être était-ce la raison pour laquelle Svetloïé continuait à vivre sa vie comme avant la guerre, ou presque. Il n’y avait à proximité ni séparatistes ni armée ukrainienne. C’est pourquoi personne n’était parti, à quelques exceptions près. Quelques hommes avaient rejoint les milices de Donetsk pour combattre contre l’Ukraine. Deux autres – le chef de la police et le directeur de l’école – s’étaient enrôlés au contraire dans l’armée ukrainienne. Sans doute avaient-ils eu peur qu’on ne vînt une nuit les égorger parce qu’ils faisaient figure d’autorités locales. À présent, il n’y avait plus là-bas d’autorités, mais le calme régnait. Certes il y régnait déjà avant, preuve que les autorités n’y étaient pour rien. Qu’elles soient là ou non, c’était du pareil au même. Les gens simplement étaient paisibles, plus concentrés sur eux-mêmes et sur leur foyer que sur la politique.
 

« Vous vivez bien, se força-t-il à dire. Chez nous, ça fait trois ans qu’on n’a plus de courant.
– Quoi, on vous l’a toujours pas rétabli ? s’exclama la vieille dame en levant les mains au ciel – des mains minuscules.
– Non, confirma Sergueïtch avec un soupir. Ils ont dit que ça n’en valait pas la peine. On n’est plus que deux là-bas. Et en plus, on vit dans des rues différentes. Si au moins nous revenait une dizaine d’habitants…
– Mais vous êtes à deux pas des canons ! Nous, on est à huit bons kilomètres des Russes et à cinq à peu près des Ukrainiens. Autant dire au mitan. Alors que là-bas, plus loin, vers Gnoutovka, où que notre terre redevient grise, ils sont quasi collés les uns aux autres. Pas un jour qu’on n’y entende des bang et des bang !
– Nous ne sommes pas si proches que ça, nous non plus ! protesta Sergueïtch. En trois ans, seule l’église a été touchée. Bon, et puis aussi une ou deux fermes, les bureaux du kolkhoze. Mais les maisons sont presque toutes intactes. Les baptistes viennent parfois apporter du ravitaillement. Dommage qu’on ne puisse pas toucher sa retraite par leur intermédiaire ! Je n’ai plus un flèche… Cela dit, qu’est-ce que j’en ferais si on me la versait ? Je n’en sais fichtre rien ! Et chez vous, où ça en est côté pensions ?
– Chez nous, ça va, répondit Nastia. Stepa, le fils à la factrice, celui qu’a une jambe plus courte que l’autre, il a un bon copain à Toretsk. Il passe prendre nos cartes avec leur code, et les remet à son ami. L’autre s’en sert pour tirer l’argent au distributeur, à la ville, puis chacun récupère sa pension et sa carte dans une enveloppe cachetée. Bon, pas toute la somme, bien sûr, c’est du travail, n’est-ce pas, ça se paie. 
 
 
« De quoi ils causent ? demanda-t-il à la maîtresse de maison en désignant le téléviseur d’un hochement de tête.
– C’est Moscou ! Ils débattent de l’Ukraine ! répondit-elle avec calme. (…)
Tous deux s’installèrent devant le poste de télé. À l’écran, trois hommes en cravate étaient assis autour d’une table.
« Mais pourquoi ne s’est-elle pas encore effondrée ? demanda l’un des hommes-troncs aux deux autres.
– C’est qu’à présent l’Amérique et l’Europe la soutiennent à bout de bras. Ils confisquent l’argent de leurs mendiants et de leurs nécessiteux pour le donner aux Ukrainiens ! entreprit d’expliquer l’un d’eux. Mais quand leurs mendiants et leurs nécessiteux comprendront ce qui se passe, ce sont eux qui, en Amérique et en Europe, fomenteront des Maïdan contre leurs politiciens !
– Eh bien là, je ne suis pas d’accord avec vous, intervint le troisième homme-tronc. Tout n’est pas aussi simple en ce qui concerne les gouvernements d’Amérique et d’Europe. Pour eux, l’Ukraine n’est qu’un instrument. L’instrument avec lequel ils veulent rayer la Russie de la carte politique du monde. »
« Tu comprends ce qu’ils disent ? demanda Sergueïtch en détachant son regard du poste pour s’adresser à Nastia.
– Peut-être pas tout, mais je comprends, oui ! C’est la télévision russe, c’est pas les autres de Kiev !


Ce fut par hasard que Sergueïtch s’aperçut qu’il neigeait. Avant de remonter son réveil pour la nuit et de souffler la bougie, il se colla à la fenêtre et eut l’impression que l’obscurité du dehors s’animait. D’ordinaire les ténèbres sont muettes, or là il entendait comme un bruit de conversation éloignée, étouffé par les vitres. Il comprit bien sûr que c’était le murmure de la neige, les flocons qui, tombant dans l’ombre épaisse, se frottaient l’un contre l’autre.


Tout ce qui autrefois était soviétique est devenu russe, expliquait Vladilen à Pachka, d’une voix un peu pâteuse, mais sans cesser d’observer du coin de l’œil le maître de maison. Et ce qui n’est pas devenu russe, ça le deviendra plus tard. Tout, toujours, revient à sa source, à son point de départ…


– Vos Tatars, là, on va les expulser, déclara la vendeuse, changeant brusquement de sujet. Ils nous aiment pas.
– Comment ça ? Tenez, moi ils m’aident.
– Mais vous, c’est pas nous. Nous, nous sommes russes, et notre gouvernement russe, ils le respectent pas. On va sûrement les forcer à retourner dans leurs ouzbekistans. Ils auraient mieux fait d’y rester bien tranquilles plutôt que de revenir ici…
– Mais c’est leur terre, objecta timidement Sergueïtch.
– Leur terre ? C’est la meilleure ! s’indigna la femme benoîtement. Elle est russe et chrétienne, et ça depuis la nuit des temps ! Bien avant les Tatars, les Russes ont apporté de Turquie le christianisme ici. À Chersonèse. Il n’y avait alors aucun musulman. Ce sont les Turcs qui plus tard les ont envoyés en même temps que l’islam. Poutine, quand il est venu, a raconté lui-même tout ça : ici, on est en sainte terre russe.
– Bon, moi, je ne connais pas l’histoire. Les choses peuvent s’être passées de mille façons.
– Les choses se sont passées comme Poutine l’a dit, insista la vendeuse. Poutine ne me ment pas. 

 

 

Egalement sur ce blog à propos de l'Ukraine :

 

de Benoît VITKINE
 

 


 

2 commentaires:

  1. Je viens de terminer ce livre. Ce n'est pas un coup de coeur pour moi même si je l'ai apprécié dans l'ensemble. Une belle écriture ! J'ai aimé le personnage principal et sa sensibilité.
    Je le lisais pour en apprendre plus sur ce conflit dans cette région du monde, mais la guerre, même si elle est omniprésente dans le récit, est un peu au second plan.
    J'ai trouvé ça très long. J'ai mis une semaine pour lire ce bouquin ce qui ne m'arrive jamais.
    Je vais maintenant m'intéresser à Benoit Vitkine.

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    1. En effet, la guerre n'est envisagée dans ce livre que par son impact sur le quotidien de gens ordinaires.
      C'est aussi un peu le cas de Donbass de Benoît Vitkine.
      Quand aux Loups du même auteur, on n'y comprend que le pouvoir en Russie et en Ukraine n'est bâti que sur le rapport de force. Très éclairant à propos du conflit actuel, même si on n'en parle pas du tout.

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