lundi 25 mai 2020

[Autissier, Isabelle] Oublier Klara







J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Oublier Klara

Auteur : Isabelle AUTISSIER

Parution : 2019 chez Stock

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Mourmansk, au Nord du cercle polaire. Sur son lit d’hôpital, Rubin se sait condamné. Seule une énigme le maintient en vie : alors qu’il n’était qu’un enfant, Klara, sa mère, chercheuse scientifique à l’époque de Staline, a été arrêtée sous ses yeux. Qu’est-elle devenue ? L’absence de Klara, la blessure ressentie enfant ont fait de lui un homme rude. Avec lui-même. Avec son fils Iouri. Le père devient patron de chalutier, mutique. Le fils aura les oiseaux pour compagnon et la fuite pour horizon. Iouri s’exile en Amérique, tournant la page d’une enfance meurtrie.
Mais à l’appel de son père, Iouri, désormais adulte, répond présent : ne pas oublier Klara ! Lutter contre l’Histoire, lutter contre un silence. Quel est le secret de Klara ? Peut-on conjurer le passé ?
Dans son enquête, Iouri découvrira une vérité essentielle qui unit leurs destins. Oublier Klara est une magnifique aventure humaine, traversée par une nature sauvage.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Isabelle Autissier est la première femme à avoir accompli un tour du monde à la voile en solitaire. Elle est l’auteur de romans, de contes et d’essais. Elle préside la fondation WWF France. Son dernier roman, Soudain, seuls, a été un véritable succès. Il s’est vendu dans dix pays, et est en cours d’adaptation cinématographique.

 

 

Avis :

Cela fait vingt-trois ans, soit l’exacte moitié de sa vie, que Iouri a tourné le dos à la Russie et à la tyrannie paternelle pour s’établir en Amérique. Lorsqu’il est appelé au chevet de son père mourant, il retrouve un homme toujours aussi brutal et méprisant à son égard, mais taraudé par une question sans réponse : qu’est devenue sa mère après son arrestation en 1950 sous ses yeux de bambin de quatre ans ? Iouri va se lancer sur les traces de sa grand-mère disparue, partant du berceau familial, Mourmansk, où Klara fut scientifique dans un centre de recherche, et son père patron d’un chalutier-usine.

Se déroule alors une passionnante saga à rebours, à la lecture prenante et aux personnages campés avec justesse et sensibilité : après la vie et le point de vue de Iouri qui, élevé à la dure et brimé, n’a eu d’autre échappatoire que la fuite, l’on découvre le parcours de son père, muré dans une carapace de brutalité qui lui a permis de survivre à l’explosion de son enfance, à l’ostracisme et à la misère contre lesquels il a dû se battre ensuite. Enfin, grâce à un enchaînement de circonstances peut-être quelque peu romanesque, Iouri va pouvoir reconstituer une partie du parcours de sa grand-mère, avalée par le terrible goulag.

En s’intéressant aux répercutions des purges staliniennes sur plusieurs générations d’une même famille et jusqu’à nos jours, ce récit offre une perspective historique et sociétale de la Russie, d'où émerge une formidable force de résilience, mélange d’acharnement parfois brutal à s’imposer et à réussir, et d’application à oublier pour mieux se tourner vers l’avenir.

Quatre principaux tableaux marquent cette vaste fresque : le quotidien à Mourmansk, cette ville au nord du cercle polaire où la neige est noire ; le puits sans fond du goulag et des camps de travail sibériens ; l’isolement glacé d’une île de l’Océan Arctique où les Nenets, nomades éleveurs de rennes, tentent encore de préserver leur mode de vie ; et, sans doute le plus spectaculaire et le plus réussi : l’épuisant et terrifiant huis-clos des campagnes de pêche à bord des chalutiers-usines russes, en compagnie de véritables forçats de la mer dont la rudesse n’a d’équivalent que celle des éléments.

Voyage autant géographique que temporel où la brutalité des hommes laisse néanmoins la place à de jolis passages poétiques sur la mer, les oiseaux et les beautés de la nature arctique, ce livre est aussi un hommage à l’impressionnante résilience de l’âme russe. (4/5)

 

 

Citations :

En route, il s’était appliqué à se laisser bercer par l’irréalité de ces voyages longs-courriers : foules d’aéroports, queues, cafés insipides, films à la chaîne qui vous laissent comateux et rendent indistinctes les heures du jour ou de la nuit. Il avait toujours comparé la position du voyageur intercontinental à une régression fœtale.

 

Iouri fut également frappé par les publicités dont il avait à peine connu l’invasion et qui maintenant vantaient à tous les coins de rue le dernier modèle d’iPhone. Les magasins, aussi, avaient considérablement changé. Les vitrines s’étaient élargies et remplies. Les marques européennes et nord-américaines proposaient dix modèles différents d’aspirateur, ou une gamme invraisemblable de coloris de vêtements. Il avait laissé l’URSS en noir et blanc, la Russie était passée à la couleur.

 

Le grand âge avait saisi Irina. Non seulement elle s’était tassée comme toutes les vieilles personnes, mais semblait s’être vidée de l’intérieur. Si Iouri ouvrait la fenêtre, le premier souffle allait la cueillir et la faire s’envoler. Sur ce corps rabougri, la peau flottait, plissait comme un vêtement difforme. Son visage sillonné de rides ne laissait lisses que les pommettes qui saillaient comme des fruits mûrs posés sur une terre desséchée.

 

Le triomphe du stalinisme d’après-guerre s’accommodait mal des prénoms du calendrier religieux. On avait vu fleurir des « liberté », « tribun », « soviet », mais aussi d’autres dérivés de la classification des éléments naturels, mise au point par le savant soviétique Mendeleïev. Ils étaient censés glorifier la science nationale et évoquer la marche triomphante vers l’industrie socialiste. Les cours de récréation résonnaient donc de Titane, Diamant, Zircon…

 

Laisse couler la vie, grande sœur. Tu ne te dépêcheras jamais assez pour éviter la mort.


Iouri essaya de faire le bilan : il n’était pas surpris. La période d’après-guerre avait été la pire ou, plutôt, la plus active de la répression. Pour reconstruire une URSS exsangue, mieux, pour dépasser l’impérialisme américain, il fallait de tout et vite : mettre en valeur des millions d’hectares de terre, les ressources minières et sylvestres de Sibérie, reconstruire les villes, les usines, les routes, les ponts, les chemins de fer et les canaux, prendre la tête de la course aux armements, maîtriser l’atome, être les premiers dans l’espace… Tout cela réclamait en premier lieu la mobilisation humaine. Le système soviétique, qui avait broyé son opposition politique avant-guerre en inventant le Goulag, s’avisa que le travail contraint pouvait alimenter cette marche forcée. Les arrestations connurent leur apogée. D’un côté, le régime paranoïaque instaurait une méfiance et une répression sans appel ; de l’autre, chaque internement grossissait cette force de travail qu’ailleurs on aurait appelée esclavage. En 1938, sous la direction de Béria, le Goulag devint, jusqu’à la mort de Staline en 1953, la plus grande entreprise du pays. L’année de l’arrestation de Klara, il comptait jusqu’à deux millions et demi de prisonniers répartis en centaines de camps. Ce moloch ne connaissait pas la satiété. Pour produire, il fallait toujours plus d’arrestations qui alimentaient cette organisation, baptisée « hachoir à viande » par les détenus. On emprisonnait à tour de bras, pour un oui pour un non, ou pour ni l’un ni l’autre. Vingt minutes de retard à l’usine suffisaient pour être accusé de sabotage et vous faire interner deux ans minimum. Une mauvaise plaisanterie, une récolte insuffisante, parler une langue étrangère ou avoir séjourné à l’Ouest, être un ancien prisonnier de guerre, glaner dans les champs pour améliorer l’ordinaire, fréquenter la famille d’un détenu, grommeler une seule fois après un ordre… N’importe quoi, n’importe qui, n’importe comment. En ce début des années 1950, la machine tournait à plein régime. Pas un seul des grands immeubles des hauts de Mourmansk qui n’ait connu ces voitures noires, ces hommes débarquant en pleine nuit et ces portes qui claquent, dans le silence terrifié des voisins.

 

On ne pouvait pas circuler très loin en bord de mer. La partie nord des quais était barricadée, comme toujours, par une triple rangée de barbelés : ici commençait le royaume de la Mourmansk Shipping Company et, plus loin, invisibles, les docks de Severomorsk, la base de la Flotte du Nord. À elles deux, non seulement elles commandaient la navigation dans ce nord de la Russie, mais elles abritaient les navires et sous-marins de guerre qui sillonnaient les océans. Le sigle de l’Atomflot lui rappela que pourrissaient derrière ces barrières dérisoires des dizaines de navires à propulsion nucléaire, que la débâcle consécutive à la chute du Mur n’avait plus permis d’entretenir. L’Union européenne avait un temps proposé ses services de surveillance et de démantèlement, mais s’était vite entendu dire que tout était sous contrôle et qu’il n’y avait nul besoin d’une aide étrangère. Pour éviter une crise d’angoisse, mieux valait ne pas se promener dans la région de Mourmansk avec un compteur Geiger. Si les eaux de la ville laissaient à désirer côté contamination nucléaire, pire, encore étaient les mers adjacentes. Jusqu’à l’île de Nouvelle-Zemble, dans l’Est, des milliers de déchets radioactifs tapissaient les fonds. Cette île avait abrité, dès Staline, le centre d’essai d’où était parti Tsar Bomba, la plus gigantesque explosion nucléaire à ciel ouvert que l’homme, dans sa folie, ait jamais expérimentée. Les invisibles radiations poursuivaient leur chemin dans l’eau, l’air, les bêtes et les gens, mais, tout comme les rescapés du Goulag, bien peu se souciaient de ces revenants importuns.


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