lundi 10 juin 2019

[Brocas, Sophie] Le baiser






J'ai aimé

Titre : Le baiser

Auteur : Sophie BROCAS

Année de parution : 2019

Editeur : Julliard

Pages : 306







 

 

Présentation de l'éditeur :   

Camille a toujours exercé son métier d'avocate avec sérieux, mais sans grande passion. Jusqu'au jour où on lui confie une affaire inhabituelle : identifier le propriétaire d'une sculpture de Brancusi, Le Baiser, scellée sur la tombe d'une inconnue au cimetière du Montparnasse. Pour déterminer à qui appartient cette oeuvre, il lui faudra suivre la destinée d'une jeune exilée russe qui a trouvé refuge à Paris en 1910. En rupture avec sa famille, Tania s'est liée à l'avant-garde artistique et a fait la rencontre d'un sculpteur roumain, Constantin Brancusi. Avec lui elle découvre la vie de bohème. Cent ans plus tard, élucider les raisons de sa mort devient pour Camille un combat personnel : rendre sa dignité à une femme libre, injustement mise au ban de la société. Avec ce portrait vibrant de deux femmes en quête de justice et d'indépendance, Le Baiser questionne aussi le statut des oeuvres d'art, éternelles propriétés marchandes, qui sont pourtant le patrimoine commun de l'humanité.



Un mot sur l'auteur :

Ecrivain, haut fonctionnaire et journaliste, Sophie Brocas est aujourd'hui préfet d'Eure-et-Loir.



Avis :

Constantin Brancusi a bel et bien réalisé une sculpture intitulée Le Baiser, qui orne la tombe, au cimetière du Montparnasse à Paris, d’une jeune Russe suicidée en 1910. Et cette œuvre, qui vaut aujourd’hui une petite fortune sur le marché de l’art, fait réellement l’objet d’un long affrontement juridique entre les ayants droit qui voudraient la récupérer pour la vendre, et l’État français qui entend en protéger l’intégrité.

Sophie Brocas s’est servi de ces faits pour imaginer, en toute liberté, un roman qui alterne entre sa version de l’histoire de Tatiana en 1910, et le combat contemporain d’une avocate fictive, qui a décidé d’empêcher l’appétit financier de l’emporter sur le respect des intentions originelles de l’artiste.


Voici donc un récit intéressant à plusieurs titres : pour l’évocation du contexte historique et artistique de la Belle Epoque, qui nous fait au passage découvrir l’anarchiste et féministe américaine Voltairine de Cleyre ; pour son double hommage, à l’artiste Brancusi d’une part, à cette jeune fille victime de la condition féminine du début du 20e siècle d’autre part ; mais surtout pour son questionnement sur la notion de propriété d’une œuvre et de ses droits, et sur ce qu’elle implique en termes de responsabilité morale et intellectuelle au-delà de sa simple exploitation marchande.


L’auteur a choisi de nous livrer une jolie histoire à tendance plutôt sentimentale : le résultat est fluide et plaisant, même s’il tend à s’autoriser une certaine facilité parfois presque naïve. Si l’on peut regretter son relatif manque de profondeur, c’est au final un agréable et honnête divertissement, bien écrit et gentiment ficelé. (3/5)




Citations :

Qu'importe, quel spectacle, un fleuve qui prend de force une ville tout entière, la violente et l'oblige. L'eau a tellement gonflé. Elle a trouvé la force d'une évidence que nul ni rien ne peut plus arrêter. Elle veut, elle prend. Voilà tout. Il y a deux jours qu'elle a jailli de son lit, ivre de rage et de vigueur. Depuis, elle s'immisce, envahit, inonde, brise, souille. Rien ne résiste à une telle force de la nature. Sa puissance liquide ouvre des voies au milieu des pierres, tranche des chemins dans les chantiers du métropolitain qui éventrent Paris depuis des mois, tord des palissades de bois. J'ai même vu un petit pavillon baigné d'eau jusqu'aux fenêtres du premier étage. Cela m'a fait songer à un sucre en train de fondre dans une tasse de thé noir.

C'est précisément cela qu'il veut atteindre dans ses œuvres : l'essence de la beauté naturelle, le principe même du miracle de la vie, l'âme sous l'apparence des choses.
Nul besoin pour cela d'évoquer le vrai, le réel, affirme-t-il. L'essentiel n'est pas de figurer ni même de voir, mais de contacter l'essentiel, d'aller à l'invisible. C'est pourquoi il refuse de représenter les passions humaines comme le fait aujourd'hui l'académisme le plus répandu.
« À quoi bon tailler les montagnes pour faire de leurs pierres des cadavres ou du bifteck enragé ? a-t-il tranché. Que sont les statues classiques qui représentent nos héros, nos poètes, nos rois et nos saints si ce n'est un morceau de viande morte et figée dans le marbre ? »
Ce ne sont pas les larmes de l'orphelin qu'il veut montrer, c'est donner à comprendre la douleur de son âme. Ce n'est pas la plume soyeuse de l'oiseau qu'il veut représenter, c'est la liberté de son vol. Ce n'est pas le détail d'un visage qui l'obsède, c'est l'étincelle de l'esprit. Voilà ce que dit Brancusi.

« J'ai cherché, tâtonné, admiré M. Rodin pour sa liberté. Mais j'ai refusé de rejoindre son atelier, car je crois qu'il ne pousse rien sous les grands arbres. Aujourd'hui, j'ai trouvé mon chemin. Je suis heureux. »

« Je travaillerai à même la pierre. Pas contre la pierre mais avec la pierre. Vous comprenez, m'a-t-il expliqué, je veux, en retirant doucement de la matière, aller chercher au cœur du bloc cette expression que vous aviez l'autre jour dans les yeux. » Brancusi assure préférer cette façon de faire au modelage de la matière qui permet d'ajouter à l'infini pour corriger, effacer, recommencer. Non, lui, il taille, il va vers le centre. C'est plus dangereux, bien sûr, car on peut arriver à un point de non-retour avec la pierre, jusqu'à la perdre sans être parvenu à exprimer le sentiment, cependant, c'est cette exigence qui le porte. « Il faut en prélever mais le moins possible, a-t-il expliqué, pour que, dans cette masse qui diminue, je puisse atteindre la perfection. C'est une façon neuve d'envisager la sculpture, vous savez. Au fond, c'est comme si j'étais, dans une même personne, l'artiste qui pense la pièce et l'artisan qui la produit. »




Le coin des curieux :

Le Baiser est une série de 40 sculptures du Roumain Constantin Brancuși, représentant deux amants enlacés, aux formes géométriques tenant en un pavé droit. Brancusi crée l’oeuvre originale en 1905, puis la décline en plusieurs versions, aux formes toujours plus simplifiées.

La deuxième version en pied est installée au cimetière du Montparnasse, à Paris : elle sert de stèle et de socle à la tombe d'une jeune femme russe, Tatiana Rachewskaïa, suicidée en 1910. Lorsque la famille commanda une stèle funéraire à Constantin Brancuși, alors inconnu mais disciple de Rodin, l'artiste proposa cette sculpture réalisée peu de temps auparavant. C’est la seule version sculptée en taille directe, la seule qui représente le couple en entier, et avec ses 90 centimètres de haut, la plus grande de la série. Depuis 2010, elle est inscrite au titre des monuments historiques. Elle est désormais protégée par une caisse en bois et un système de vidéosurveillance.

Depuis les années 2000, une controverse juridique oppose les héritiers des Rachewskaïa, qui voudraient récupérer et vendre la statue estimée à entre 30 et 40 millions d’euros sur le marché international de l’art, et l’Etat français qui considère que l’oeuvre fait partie intégrante de la tombe.


Tombe et stèle de Tatiana Rachewskaïa au cimetière du Montparnasse




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