Coup de coeur 💓
Titre : Les os des filles
Auteur : Line PAPIN
Année de parution : 2019
Editeur : Stock
Pages : 126
Présentation de l'éditeur :
« Tu avais dix-sept ans alors, à peine, et tu as pris l’avion, seule,
pour retourner à Hanoï. Tu vois, j’en ai vingt-trois aujourd’hui, et je
retourne, seule, une nouvelle fois, sur les lieux de ton enfance. Tu es
revenue et je reviens encore, chaque fois derrière toi. Je reviendrai
peut-être toujours te trouver, trouver celle qui naissait, celle qui
mourait, celle qui se cherchait, celle qui écrivait, celle qui revenait.
Je reviendrai peut-être toujours vers celle qui revenait, vers les
différents coffrets d’os, vers les couches de passé qui passent toutes
ici. »
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Née à Hanoï en 1995, Line Papin y a grandi jusqu’à l’âge de dix ans,
avant de s’installer en France. Elle se consacre à l’écriture, au dessin
et au cinéma. Après L’Éveil (prix de la Vocation 2016) et Toni, elle
publie son troisième roman Les Os des filles.
Avis :
L’auteur est née « par accident » à Hanoï, de mère vietnamienne et de père français. Sa vie s’écoule avec insouciance, au sein de la bruyante et chaleureuse tribu familiale où, entre grand-mère, tantes et nourrice, elle compte « plusieurs mamans ». La soudaine décision de ses parents de partir s’installer en France fait exploser l’univers de la fillette. A onze ans, Line se retrouve brutalement transplantée dans un environnement inconnu et froid, loin de ses attaches. C’est un déracinement culturel, mais surtout une déchirure affective qui va la dévaster : Line sombre peu à peu dans un insondable trou noir, irrésistiblement aspirée vers un néant mortifère. L’anorexie la détruit.
Le récit s’ouvre sur le retour de Line à Hanoï. Elle a maintenant vingt-trois ans et est déjà revenue une fois après le début de sa guérison, à la recherche de ce qu’elle a quitté bien des années plus tôt. Hélas, la vie ne l’a pas attendue, et Line s’aperçoit bien vite qu’elle est désormais autant française que vietnamienne. Alors elle raconte : la vie de sa grand-mère, de sa mère et de ses tantes pendant les guerres qui ont ravagé son pays d’origine, sa propre enfance dans un bonheur coloré et turbulent, tout ce qui a constitué « ses os », même si cela a disparu aujourd’hui et si elle doit apprendre à en faire son deuil.
Les deux parties du livre sont aussi fascinantes l’une que l’autre : le récit du passé familial et de l’enfance vietnamienne de Line plonge le lecteur dans un tourbillon de vie et de couleurs dépaysantes ; l’anorexie racontée de l’intérieur ouvre des abîmes terrifiants de noirceur et d’impuissance. L’on ne peut que rester sans voix devant tant de souffrance et tant de force, dans cette guerre toute intérieure qui menace la vie de l’adolescente.
Les livres ont été le seul point d’accroche de Line pendant son désespoir. Et l’on comprend toute l’importance de la rédaction de son histoire pour la reconstruction de l’auteur. L’écriture possède un style très personnel : elle alterne constamment entre le "je", le "tu" et le "elle", dans une courageuse tentative d’exploration de soi, de cette fille fragile et forte qui avait perdu le contrôle et qui cherche à tâtons à se réconcilier avec elle-même.
Tout le livre n’est-il pas finalement que le rassemblement des pièces éparses du puzzle qu’était devenue l’auteur ?
Quoi qu’il en soit, jamais ce récit ne pointe du doigt ni n’accuse, jamais le moindre ressentiment n’affleure : Line ne règle ses comptes qu’avec elle-même, sans une once d’auto-apitoiement et sans une plainte.
Voici au final un roman fort et courageux, celui d’une résurrection personnelle effectuée avec une dignité qui force le respect. Il se dévore dans un souffle de sidération, celle que l’on ressent, impuissant, devant la souffrance la plus brute. Coup de coeur. (5/5)
Le récit s’ouvre sur le retour de Line à Hanoï. Elle a maintenant vingt-trois ans et est déjà revenue une fois après le début de sa guérison, à la recherche de ce qu’elle a quitté bien des années plus tôt. Hélas, la vie ne l’a pas attendue, et Line s’aperçoit bien vite qu’elle est désormais autant française que vietnamienne. Alors elle raconte : la vie de sa grand-mère, de sa mère et de ses tantes pendant les guerres qui ont ravagé son pays d’origine, sa propre enfance dans un bonheur coloré et turbulent, tout ce qui a constitué « ses os », même si cela a disparu aujourd’hui et si elle doit apprendre à en faire son deuil.
Les deux parties du livre sont aussi fascinantes l’une que l’autre : le récit du passé familial et de l’enfance vietnamienne de Line plonge le lecteur dans un tourbillon de vie et de couleurs dépaysantes ; l’anorexie racontée de l’intérieur ouvre des abîmes terrifiants de noirceur et d’impuissance. L’on ne peut que rester sans voix devant tant de souffrance et tant de force, dans cette guerre toute intérieure qui menace la vie de l’adolescente.
Les livres ont été le seul point d’accroche de Line pendant son désespoir. Et l’on comprend toute l’importance de la rédaction de son histoire pour la reconstruction de l’auteur. L’écriture possède un style très personnel : elle alterne constamment entre le "je", le "tu" et le "elle", dans une courageuse tentative d’exploration de soi, de cette fille fragile et forte qui avait perdu le contrôle et qui cherche à tâtons à se réconcilier avec elle-même.
Tout le livre n’est-il pas finalement que le rassemblement des pièces éparses du puzzle qu’était devenue l’auteur ?
Quoi qu’il en soit, jamais ce récit ne pointe du doigt ni n’accuse, jamais le moindre ressentiment n’affleure : Line ne règle ses comptes qu’avec elle-même, sans une once d’auto-apitoiement et sans une plainte.
Voici au final un roman fort et courageux, celui d’une résurrection personnelle effectuée avec une dignité qui force le respect. Il se dévore dans un souffle de sidération, celle que l’on ressent, impuissant, devant la souffrance la plus brute. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Il serait difficile d’exprimer le sentiment de cette vieille dame à sa place mais ce qui est certain, c’est qu’elle s’est retrouvée seule dans le Vietnam du XXIe siècle. Sa fille aînée, remariée, déménageait avec son nouvel époux en Pologne. Elle emmenait avec elle ses deux fils, à Varsovie. La grand-mère, qui gardait tout ce petit monde sous son toit, a vu un pan se décrocher et une place vide s’étendre. Ensuite, sa seconde fille est partie en France, avec ses deux enfants et son mari. Un second pan tombait et une seconde place vide venait s’accoler à la première pour former une innommable vacance. La maison, d’abord si bruyante, se taisait. La vieille femme esseulée, qui s’était défendue contre les coups, les bombes, les guerres, les famines et les couches, n’avait plus rien à combattre. Autour d’elle, on avait déserté. Le territoire qu’elle avait défendu, sa propre armée, sa garde rapprochée, l’avait quittée. Vétérane isolée : tout cela pour rien ? Elle glissa le long d’une pente de tristesse, qu’avait préparée déjà son caractère nerveux, y creusant des sillons profonds où l’eau coulait plus encore. C’était une pente terreuse, fragile, vacillante, qui portait le poids d’une vieille femme seule. Longtemps, le liquide insinua les rainures de ce pénible toboggan pour le fragiliser plus encore et, longtemps, elle se laissa déraper dessus.
Puisqu’il n’y avait plus de chaleur ni de jeu, puisque ses efforts d’enfant n’avaient rien empêché, voilà ce qui arriva : la troisième guerre dut commencer. Cette guerre n’était pas extérieure, mais il y avait autant de bombes, d’os et de morts que lors des deux premières. La petite fille est entrée en guerre comme ses aînées, mais elle n’est pas entrée en guerre contre les Japonais, les Français ni les Américains, elle est entrée en guerre contre elle-même, tout simplement. Oui, c’était une guerre civile, entre une part d’elle-même et une autre. Cela a commencé de la même manière : par des famines et des bombes. Dans son corps, c’étaient des obus de pensées, constamment, qui détruisaient des territoires entiers. Ils atteignaient toutes les zones d’amour, de tendresse, de souvenirs, de paroles. Elle n’avait plus envie de rien dire, ni de rien apprécier. Elle n’avait plus d’envie, en fait. Les projectiles déferlaient pour tout ruiner. C’était un paysage bien triste, bien désert et bien froid. Ses cabanes d’avenir tombaient, leur terre battue d’espoir s’affalait. Il n’y avait plus que l’instant, sans horizon. Or cet instant était un instant de guerre : la première part de son être gueulait au crime, à la mort, au suicide ; la seconde part se cachait la tête dans les bras, pleurait, laissez-nous tranquilles. Le vacarme que c’était… Et puis, je l’ai dit, il y a eu les famines : il n’y avait plus rien à manger. La première bande, violente, s’emparait de tous les vivres pour les brûler. Elle refusait que l’on se nourrisse. Crevez, crevez, elle détournait son regard des sandwichs, des gâteaux, des fromages. Il fallait que la population n’ait plus rien, plus un grain de riz. La seconde bande, fragile, souffrait d’abord, s’habituait ensuite. À la fin, plus personne n’avait faim. Ceux qui hurlaient n’y pensaient pas, trop en colère, ceux qui larmoyaient n’y pensaient plus, trop en peine. Ils avaient autre chose à faire, ils avaient des bombes à contrer, à subir, des zones à défendre ou à laisser tomber. Il n’y avait plus de nourriture aux alentours. Tout était détruit. La petite fille avait quinze ans et cette guerre éclatait : elle était détruite.
Ça ne m’intéresse pas de marcher dans la ville, parce que je n’ai rien à y faire, je n’en ai pas la force et l’on m’y dévisage tout le temps, parce que, oui, l’on s’effraie à ma vue comme à celle de la mort. Traîner dans Paris ne m’amuse guère. La seule chose que je fais, avec plaisir et sans me sentir observée ni jugée, c’est lire. Dans les romans que je dévore, dans les poésies que je récite, les personnages me laissent en paix. L’auteur me parle, raconte, je regarde, je suis, j’écoute. Et j’oublie un peu mon corps de rescapée. Et personne ne me le rappelle, ne le pointe du doigt, ne le regarde de haut en bas. Il n’y a plus rien à cet instant-là que la littérature et elle me sauve la vie, elle occupe mon temps, elle m’extrait de ma guerre un instant.
Alors, c’est ainsi. À l’instant, elle n’existe pas. C’est une ombre mouvante, sans corps, sans voix, sans envie, sans vie. C’est trop facile de ne pas jouer : il suffisait de se débrancher. C’est trop facile de mourir : nous tenons à si peu, si peu… « Mesdemoiselles, vous êtes prêtes ? Tout le monde est là ? Comment ça va aujourd’hui ? » Il y a d’autres corps flottants autour d’elle ; ils sont plusieurs à se traîner ainsi, les yeux hagards, hochant la tête, sans savoir. Qu’est-ce qu’on fout là ? Pas là, dans cette pièce, mais là même, en vie ? Prêtes pour quoi ? Non, nous ne sommes pas prêtes, à rien. Et pourtant… Nous ne sommes pas mortes. Assises dans cette salle d’attente, elles ne sont pas mortes, c’est certain – mais elles ne sont pas vivantes non plus, c’est certain aussi.
– Elle ne grandira plus ? C’est fini, pour ses os ?
Le médecin acquiesce. Non, elle ne grandira plus. Sa croissance est arrêtée nette. Elle restera avec ce corps d’enfant, les os sont calcifiés, ils ne pousseront plus. Derrière les lunettes, on ne sait pas si c’est une larme qui brille ou simplement le reflet d’une lumière. Les parents, eux, retiennent un sanglot. Mais elle devait grandir encore, elle devait atteindre le mètre soixante-dix, elle ne va… Enfin, elle ne va pas faire cette taille toute sa vie ? Elle a quinze ans, sa croissance n’est même pas finie… Je suis désolé, dit le médecin, les os sont comme traumatisés. Ils ne peuvent plus croître… Les parents serrent un peu plus les cuisses contre leurs mains. Après un temps, ils demandent encore.
– Et les enfants ? Elle ne pourra plus tomber enceinte, pas avoir d’enfant ? C’est fini, pour ses eaux ?
Le médecin le craint bien, oui. Il sait : après ces maladies-là, souvent, on ne pense plus à « la stérilité ». C’est fini pour les os et les eaux. Elle ne grandira plus, elle ne pourra plus avoir d’enfant. Petite comme ça, elle restera.
Mais vivra-t-elle au moins ? C’est la dernière question que l’on a envie de poser, puisque tout le reste est fini, puisqu’il n’y aura plus d’enfant, puisqu’il n’y aura plus de croissance, vivra-t-elle au moins ? C’est la question que l’on veut poser en hurlant, d’une manière désespérée, c’est le médecin que l’on a envie de saisir par le col, de secouer, que ses lunettes en tombent : vivra-t-elle ?! Il ne le sait pas… Lâchez-moi, enfin… Je ne sais pas.
Vivra-t-elle ? Posée comme cela, doucement, si doucement… Plus personne n’a de force. Et l’on ne sait pas quoi répondre. Personne ne le sait. Vivra-t-elle ? Personne n’en est la cause. Personne n’a la solution et personne ne peut se saisir de la source. C’est une gamine, maintenant, qui ne grandira plus, qui n’aura pas d’enfant, qui est debout seule sur terre, sans passé, sans futur, sans vie, cassée et qu’on ne peut pas sauver. C’est une gamine, un solfège sans musique, qui doit se sauver sans raison, qui doit rester parce qu’elle est. Expliquez-lui cela ? Donnez-lui envie ?
Qu’ont-elles vécu ? Qu’ont-elles vu ? Qu’ont-elles perdu pour vouloir continuer à perdre tant ? Il fallait avoir été déjà si défaite pour entreprendre de défaire encore. C’est moi qui vais finir le travail, voilà ce que veulent dire les os qu’elles ont sur la peau, c’est moi qui vais achever le boulot. Qui l’a amorcé, comment, pourquoi ? Elles ont quinze ans, dix-sept ans, elles ont l’âge de devenir bientôt des femmes et ce sont des enfants parce qu’elles avancent à reculons, pour expirer en arrière, d’où elles sont venues, pour effacer ce qu’il y a là, derrière. Elles sont assises, squelettes de gamines, et ça veut dire, j’arrête, je ne continue plus le chemin que l’on m’a tracé. C’est fini. Personne ne parle, personne ne sait, personne ne veut. Derrière ces ossements, personne n’existe.
Des enfants ? Oui, c’est ce que je vois dans cet hôpital, des enfants qui ne veulent pas faire ce qu’on leur dit, qui refusent de manger à table, et ce n’est pas une question de régime ni de goût, c’est une question de vie ou de mort. Il y a une cantine où elles dînent et déjeunent. Des infirmières doivent passer derrière constamment pour forcer l’une à mâcher, l’autre à avaler. C’est idiot ? Non, c’est logique. Elles ont tout perdu, exprès, parce qu’elles avaient déjà tout perdu, et qu’il fallait, après avoir laissé la vie, rejoindre l’autre extrémité, la mort. Dans l’entre-deux où elles se trouvent, ce sont elles qui travaillent. Alors, c’est logique, elles ne veulent pas manger. Elles ne veulent pas vivre, c’était dit pourtant sur leur visage, sur leur corps, sur leurs os. Quelqu’un, quelque chose les a tuées. Alors, pourquoi de la bouffe, maintenant ? C’est vulgaire. Face à la douleur, ta purée et ton steak, c’est vulgaire. La douleur est si énorme, si noble, si essentielle, elle est inévitable et criminelle. Alors, qu’est-ce que signifie un poulet, une barre chocolatée ? Quasiment un affront, contre la peine, et un obstacle aussi, contre le travail de destruction. Dans le plateau qu’elles refusent de terminer, ce n’est pas un plat et un dessert qui sont représentés, c’est la vie et la mort. Il ne s’agit pas de dîner ou de ne pas dîner, il s’agit d’une question cruciale : vivre ou mourir ? Nourriture ou mort ?
Cette nuit-là, petite fille, tu t’es accoudée au guichet de la mort et celle qui donnait les tickets t’a regardée droit dans les yeux. « Vous en prenez un ? » Tu as hésité. Tu as demandé s’il n’y avait pas un aller-retour, si c’était remboursé ? La dame t’a toisée. « Aller simple. » Elle t’en a tendu un, l’air de dire, vu ta gueule, vas-y, saute, l’heure a sonné. Mais voyez, la petite hésitait, il était toujours temps de revenir en arrière. Elle jetait un regard par-dessus son épaule : le fleuve coulait vers elles, d’amont en aval, son flot se versait sur elles, brouillé de remous, de bleu sombre et de noir clair, mousse et mort que le fracas, à leurs pieds, signait. Il fallait tout remonter ou bien prendre ce fichu ticket. Et elle était maigre, et elle était petite, et elle était seule.
On ne pouvait rien lui conseiller ni lui donner. Finalement, ils n’avaient qu’une envie, que la fille s’en aille, puisqu’elle ne pouvait pas guérir, car son mal était contagieux, sa guerre destructrice, et l’on ne peut rien pour un pays en guerre civile. Y poser un pied, c’était recevoir une bombe. Il fallait qu’elle reparte, seule avec la mort.
Cette dernière a été, en l’adolescence de la fille, sa première relation, sa première fois, son plus grand amour, le plus douloureux, le plus passionnel, le plus destructeur. Elle a été son temps, son angoisse, sa menace… Entre le Vietnam et la France, entre l’enfant qu’elle était et la femme qu’elle allait devenir, entre les accidents et les choix, la mort se tenait debout, noire, opaque, inesquivable. Elle était son parfum, sa liaison secrète, son bourreau, sa raison de ne plus être.
Puisqu’il n’y avait plus de chaleur ni de jeu, puisque ses efforts d’enfant n’avaient rien empêché, voilà ce qui arriva : la troisième guerre dut commencer. Cette guerre n’était pas extérieure, mais il y avait autant de bombes, d’os et de morts que lors des deux premières. La petite fille est entrée en guerre comme ses aînées, mais elle n’est pas entrée en guerre contre les Japonais, les Français ni les Américains, elle est entrée en guerre contre elle-même, tout simplement. Oui, c’était une guerre civile, entre une part d’elle-même et une autre. Cela a commencé de la même manière : par des famines et des bombes. Dans son corps, c’étaient des obus de pensées, constamment, qui détruisaient des territoires entiers. Ils atteignaient toutes les zones d’amour, de tendresse, de souvenirs, de paroles. Elle n’avait plus envie de rien dire, ni de rien apprécier. Elle n’avait plus d’envie, en fait. Les projectiles déferlaient pour tout ruiner. C’était un paysage bien triste, bien désert et bien froid. Ses cabanes d’avenir tombaient, leur terre battue d’espoir s’affalait. Il n’y avait plus que l’instant, sans horizon. Or cet instant était un instant de guerre : la première part de son être gueulait au crime, à la mort, au suicide ; la seconde part se cachait la tête dans les bras, pleurait, laissez-nous tranquilles. Le vacarme que c’était… Et puis, je l’ai dit, il y a eu les famines : il n’y avait plus rien à manger. La première bande, violente, s’emparait de tous les vivres pour les brûler. Elle refusait que l’on se nourrisse. Crevez, crevez, elle détournait son regard des sandwichs, des gâteaux, des fromages. Il fallait que la population n’ait plus rien, plus un grain de riz. La seconde bande, fragile, souffrait d’abord, s’habituait ensuite. À la fin, plus personne n’avait faim. Ceux qui hurlaient n’y pensaient pas, trop en colère, ceux qui larmoyaient n’y pensaient plus, trop en peine. Ils avaient autre chose à faire, ils avaient des bombes à contrer, à subir, des zones à défendre ou à laisser tomber. Il n’y avait plus de nourriture aux alentours. Tout était détruit. La petite fille avait quinze ans et cette guerre éclatait : elle était détruite.
Ça ne m’intéresse pas de marcher dans la ville, parce que je n’ai rien à y faire, je n’en ai pas la force et l’on m’y dévisage tout le temps, parce que, oui, l’on s’effraie à ma vue comme à celle de la mort. Traîner dans Paris ne m’amuse guère. La seule chose que je fais, avec plaisir et sans me sentir observée ni jugée, c’est lire. Dans les romans que je dévore, dans les poésies que je récite, les personnages me laissent en paix. L’auteur me parle, raconte, je regarde, je suis, j’écoute. Et j’oublie un peu mon corps de rescapée. Et personne ne me le rappelle, ne le pointe du doigt, ne le regarde de haut en bas. Il n’y a plus rien à cet instant-là que la littérature et elle me sauve la vie, elle occupe mon temps, elle m’extrait de ma guerre un instant.
Alors, c’est ainsi. À l’instant, elle n’existe pas. C’est une ombre mouvante, sans corps, sans voix, sans envie, sans vie. C’est trop facile de ne pas jouer : il suffisait de se débrancher. C’est trop facile de mourir : nous tenons à si peu, si peu… « Mesdemoiselles, vous êtes prêtes ? Tout le monde est là ? Comment ça va aujourd’hui ? » Il y a d’autres corps flottants autour d’elle ; ils sont plusieurs à se traîner ainsi, les yeux hagards, hochant la tête, sans savoir. Qu’est-ce qu’on fout là ? Pas là, dans cette pièce, mais là même, en vie ? Prêtes pour quoi ? Non, nous ne sommes pas prêtes, à rien. Et pourtant… Nous ne sommes pas mortes. Assises dans cette salle d’attente, elles ne sont pas mortes, c’est certain – mais elles ne sont pas vivantes non plus, c’est certain aussi.
– Elle ne grandira plus ? C’est fini, pour ses os ?
Le médecin acquiesce. Non, elle ne grandira plus. Sa croissance est arrêtée nette. Elle restera avec ce corps d’enfant, les os sont calcifiés, ils ne pousseront plus. Derrière les lunettes, on ne sait pas si c’est une larme qui brille ou simplement le reflet d’une lumière. Les parents, eux, retiennent un sanglot. Mais elle devait grandir encore, elle devait atteindre le mètre soixante-dix, elle ne va… Enfin, elle ne va pas faire cette taille toute sa vie ? Elle a quinze ans, sa croissance n’est même pas finie… Je suis désolé, dit le médecin, les os sont comme traumatisés. Ils ne peuvent plus croître… Les parents serrent un peu plus les cuisses contre leurs mains. Après un temps, ils demandent encore.
– Et les enfants ? Elle ne pourra plus tomber enceinte, pas avoir d’enfant ? C’est fini, pour ses eaux ?
Le médecin le craint bien, oui. Il sait : après ces maladies-là, souvent, on ne pense plus à « la stérilité ». C’est fini pour les os et les eaux. Elle ne grandira plus, elle ne pourra plus avoir d’enfant. Petite comme ça, elle restera.
Mais vivra-t-elle au moins ? C’est la dernière question que l’on a envie de poser, puisque tout le reste est fini, puisqu’il n’y aura plus d’enfant, puisqu’il n’y aura plus de croissance, vivra-t-elle au moins ? C’est la question que l’on veut poser en hurlant, d’une manière désespérée, c’est le médecin que l’on a envie de saisir par le col, de secouer, que ses lunettes en tombent : vivra-t-elle ?! Il ne le sait pas… Lâchez-moi, enfin… Je ne sais pas.
Vivra-t-elle ? Posée comme cela, doucement, si doucement… Plus personne n’a de force. Et l’on ne sait pas quoi répondre. Personne ne le sait. Vivra-t-elle ? Personne n’en est la cause. Personne n’a la solution et personne ne peut se saisir de la source. C’est une gamine, maintenant, qui ne grandira plus, qui n’aura pas d’enfant, qui est debout seule sur terre, sans passé, sans futur, sans vie, cassée et qu’on ne peut pas sauver. C’est une gamine, un solfège sans musique, qui doit se sauver sans raison, qui doit rester parce qu’elle est. Expliquez-lui cela ? Donnez-lui envie ?
Qu’ont-elles vécu ? Qu’ont-elles vu ? Qu’ont-elles perdu pour vouloir continuer à perdre tant ? Il fallait avoir été déjà si défaite pour entreprendre de défaire encore. C’est moi qui vais finir le travail, voilà ce que veulent dire les os qu’elles ont sur la peau, c’est moi qui vais achever le boulot. Qui l’a amorcé, comment, pourquoi ? Elles ont quinze ans, dix-sept ans, elles ont l’âge de devenir bientôt des femmes et ce sont des enfants parce qu’elles avancent à reculons, pour expirer en arrière, d’où elles sont venues, pour effacer ce qu’il y a là, derrière. Elles sont assises, squelettes de gamines, et ça veut dire, j’arrête, je ne continue plus le chemin que l’on m’a tracé. C’est fini. Personne ne parle, personne ne sait, personne ne veut. Derrière ces ossements, personne n’existe.
Des enfants ? Oui, c’est ce que je vois dans cet hôpital, des enfants qui ne veulent pas faire ce qu’on leur dit, qui refusent de manger à table, et ce n’est pas une question de régime ni de goût, c’est une question de vie ou de mort. Il y a une cantine où elles dînent et déjeunent. Des infirmières doivent passer derrière constamment pour forcer l’une à mâcher, l’autre à avaler. C’est idiot ? Non, c’est logique. Elles ont tout perdu, exprès, parce qu’elles avaient déjà tout perdu, et qu’il fallait, après avoir laissé la vie, rejoindre l’autre extrémité, la mort. Dans l’entre-deux où elles se trouvent, ce sont elles qui travaillent. Alors, c’est logique, elles ne veulent pas manger. Elles ne veulent pas vivre, c’était dit pourtant sur leur visage, sur leur corps, sur leurs os. Quelqu’un, quelque chose les a tuées. Alors, pourquoi de la bouffe, maintenant ? C’est vulgaire. Face à la douleur, ta purée et ton steak, c’est vulgaire. La douleur est si énorme, si noble, si essentielle, elle est inévitable et criminelle. Alors, qu’est-ce que signifie un poulet, une barre chocolatée ? Quasiment un affront, contre la peine, et un obstacle aussi, contre le travail de destruction. Dans le plateau qu’elles refusent de terminer, ce n’est pas un plat et un dessert qui sont représentés, c’est la vie et la mort. Il ne s’agit pas de dîner ou de ne pas dîner, il s’agit d’une question cruciale : vivre ou mourir ? Nourriture ou mort ?
Cette nuit-là, petite fille, tu t’es accoudée au guichet de la mort et celle qui donnait les tickets t’a regardée droit dans les yeux. « Vous en prenez un ? » Tu as hésité. Tu as demandé s’il n’y avait pas un aller-retour, si c’était remboursé ? La dame t’a toisée. « Aller simple. » Elle t’en a tendu un, l’air de dire, vu ta gueule, vas-y, saute, l’heure a sonné. Mais voyez, la petite hésitait, il était toujours temps de revenir en arrière. Elle jetait un regard par-dessus son épaule : le fleuve coulait vers elles, d’amont en aval, son flot se versait sur elles, brouillé de remous, de bleu sombre et de noir clair, mousse et mort que le fracas, à leurs pieds, signait. Il fallait tout remonter ou bien prendre ce fichu ticket. Et elle était maigre, et elle était petite, et elle était seule.
On ne pouvait rien lui conseiller ni lui donner. Finalement, ils n’avaient qu’une envie, que la fille s’en aille, puisqu’elle ne pouvait pas guérir, car son mal était contagieux, sa guerre destructrice, et l’on ne peut rien pour un pays en guerre civile. Y poser un pied, c’était recevoir une bombe. Il fallait qu’elle reparte, seule avec la mort.
Cette dernière a été, en l’adolescence de la fille, sa première relation, sa première fois, son plus grand amour, le plus douloureux, le plus passionnel, le plus destructeur. Elle a été son temps, son angoisse, sa menace… Entre le Vietnam et la France, entre l’enfant qu’elle était et la femme qu’elle allait devenir, entre les accidents et les choix, la mort se tenait debout, noire, opaque, inesquivable. Elle était son parfum, sa liaison secrète, son bourreau, sa raison de ne plus être.
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