mercredi 22 mai 2019

[Tremain, Rose] Rosie : une enfance anglaise





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Rosie : une enfance anglaise

           (Rosie : Scenes From a Vanished Life)

Auteur : Rose TREMAIN

Traductrice : Françoise DU SORBIER

Parution : 2018 en anglais (Chatto & Windus),
                2019 en français (JC Lattès)

Pages : 180






 

 

Présentation de l'éditeur :   

Dans ce récit charmant, intime, souvent émouvant, l’auteur retrace ses plus jeunes années jusqu’à ce qu’à l’âge de dix-sept  ans elle s’émancipe de sa famille et vienne vivre à Paris.

Son enfance n’a pas toujours été heureuse.  La petite Rosie et sa sœur Jo, ont été éduquées par leur Nanny adorée, Véra, seule adulte à leur avoir réellement donné l’affection et l’amour que leurs parents n’ont pas su leur offrir. Le père est absent, la mère, Jamie, au tempérament autoritaire, est distante, elle ne veut pas être dérangée. Pendant les longs séjours à  la campagne, les adultes fument, boivent, jouent aux cartes, lisent le  Times, font des mots croisés, en attendant les repas servis par les domestiques.

Heureusement, les vacances chez les grands-parents, dans la demeure du Hampshire, se déroulent dans la joie. Le lieu est un véritable paradis, les deux petites filles jouissent d’une grande libert. Il y a les cousins Jonathan et Rober et le jardinier, qui leur fait découvrir les beautés et les secrets du jardin.
Mais à l’âge de dix ans, tout change pour la petite Rosie. Elle perd son père, il faut quitter l’appartement de Londres, l’école, les amies, et le plus douloureux, sa chère Véra, qui lui a tenu lieu de mère.

Adolescente, elle part en pension en Suisse, apprend le français, fait les vendanges, apprend la sténo et la dactylo, fait du ski. Son éducation si parfaite la prépare à épouser un homme riche… elle ne songe pas encore à l’écriture, mais plutôt au dessin. Son vœu le plus cher  : «  Aller quelque part et trouver sa place dans le monde. »
En 1961, elle vient à Paris et s’inscrit à la Sorbonne. Son destin est tracé.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Rose Tremain est l’auteur de douze livres traduits en français. Elle vit à Norwich avec son mari l’écrivain Richard Holmes.

 

 

Avis :

Merci à NetGalley et aux Editions JC Lattès pour m’avoir offert la chance de découvrir en avant-première cette autobiographie de l’écrivain anglaise Rose Tremain.

L’auteur se remémore son enfance après-guerre et son adolescence dans les années cinquante, au sein d’une famille de la grande bourgeoisie anglaise qui ne cultivait guère l’amour parental. Entre un père absent, une mère indifférente et rigide, et des grands-parents presque hostiles, la petite Rosie ne trouve l’affection qui lui permet de se construire qu’auprès de sa chère nounou Nan, jusqu’à ce qu’elle doive affronter la rigueur des pensionnats de filles, d’abord anglais puis suisses. Douée pour l’écriture et le dessin, Rosie aurait pu poursuivre de brillantes études, si sa mère n’en avait décidé autrement, en cette époque où les femmes ne pouvaient envisager d’autre destin que de servir l’avenir de leur mari. Pourtant, la jeune femme finira quand même par s’affranchir et réussir à suivre sa voie, dans une longue éclosion littéraire qui lui apportera le succès qu’on connaît, un épanouissement dont le symbole identitaire sera la transformation de son prénom en Rose.

Tout n’est que pudeur et retenue dans ce récit que l’on devine douloureux, mais qui, toujours relate objectivement, et jamais ne verse, ni dans l’auto-apitoiement, ni dans la rancoeur. C’est à peine si, ça et là, transparaissent quelques éclairs de souffrance, qui viennent révéler la profondeur des blessures et une émotion par ailleurs soigneusement contenue : nécessaire mise à distance sans doute, si bien révélée dans la manière dont Rose ne mentionne ses parents que par leurs prénoms et à la troisième personne, comme s’ils n’étaient que des étrangers.

C’est donc en filigrane que se révèle au fil du récit la sensibilité de l’écrivain, tissée au travers d’expériences intimes qui ont nourri son œuvre, et qui a pu s’épanouir grâce à l’attention et l’influence de quelques professeurs d’exception, certains anonymes, d’autres plus célèbres : ils ont en commun d’avoir su partager leur passion pour la littérature, mais aussi d’avoir respecté et encouragé le talent en germe chez leur jeune élève.

Cette bienveillance aura été salvatrice pour l’équilibre de Rosie et essentielle pour l’épanouissement de sa personnalité et de son talent littéraire. Comment ne pas se laisser charmer par l’élégance et la finesse de cette écriture, grâce auxquelles les pages semblent se tourner d’elles-mêmes ?

Ce récit initiatique intime et émouvant est l’histoire d’une métamorphose, l’éclosion de Rose, considérée aujourd’hui comme l’une des plus grandes romancières anglaises contemporaines. (4/5)

 

 

Citations :

Si vous n’avez pas été aimé par un de vos parents, vous ne renoncez jamais à l’être un jour – même si une partie de vous-même sait que c’est peine perdue. Vous continuez obstinément à espérer que lui ou elle s’ouvrira à cette affection avant de mourir. Or lorsque le parent en question approche de la fin, vous vous rendez compte que ça ne se produira jamais, que la vie qu’il continuera à mener dans votre cœur après sa disparition sera aussi aride et solitaire que les années où il était là. 

L’amour a besoin de mots et d’actes pour être perçu comme tel, et Jo et moi avons grandi sans avoir le sentiment d’être aimées de notre mère. Nous nous efforcions de contourner ses humeurs et ses fureurs, comme les petits faméliques d’une louve.  

Et je n’ai jamais oublié ce que m’a dit Carolyn pendant cette rencontre. Elle m’a réaffirmé avec véhémence une chose dont nous savons tous aujourd’hui qu’elle est vraie, à savoir que toute vie humaine, si elle est construite sur une enfance privée d’amour de la part des adultes, sera presque certainement perturbée. Elle m’a rappelé qu’il n’est pas indispensable que cet amour vienne du père ou de la mère ; il peut être prodigué par une tante, un oncle, un grand-père ou une grand-mère, ou même une nounou salariée, du moment que l’enfant reçoit cet amour de quelqu’un. À ce stade de la conversation, j’étais en larmes, mais Carolyn a posé sa main sur la mienne et m’a dit : « Pleurer fait du bien, Rose. Prends une de ces serviettes, mais attention de ne pas te mettre du homard dans l’œil. Et écoute-moi : tu as eu de la chance. Tu pourrais être une épave dépressive aujourd’hui, ou tu pourrais avoir succombé à la drogue ou à l’alcool, mais ce n’est pas le cas. Nan t’a sauvée. Elle a été ton ange gardien. »

J’ai toujours eu le sentiment que les femmes de la génération de ma mère, nées juste avant la Première Guerre mondiale et ayant tant souffert pendant la Seconde, avaient reçu une bien mauvaise donne. Celles qui avaient survécu correctement avaient rué dans les brancards pour se débarrasser de tout ce qui bridait leurs aspirations et trouvé leur équilibre et leur raison de vivre dans le travail. Jane n’était pas de ces femmes-là. Humainement, sa plus grande faiblesse était d’attacher une importance excessive à l’apparence des autres, alors que sa paresse intellectuelle et affective l’empêchait de comprendre leur ressenti. Le cœur brisé dans son enfance, elle avait choisi de jurer, boire et fumer comme une cheminée tout au long d’une vie qui s’est déroulée comme une sorte de rêve étrange et complaisant, jamais interrogé ni totalement compris.

Elle était montée un jour dans notre nursery pour se changer avant le dîner, et nous étions restées fascinées en voyant que la robe dans laquelle elle s’était introduite en l’enjambant, vêtue de sous-vêtements de soie gris perle, se dressait sur le sol toute seule, comme une crinoline d’autrefois. Jamais nous n’avons oublié la scène : on avait aidé Tweets à escalader sa robe. Elle a paru disparaître quelques instants à l’intérieur, puis en a émergé, telle une sorcière surgissant d’un cercle de flammes chatoyantes, sa grande bouche fendue d’un sourire qui n’en finissait pas.

Pendant toute mon enfance, on m’a appelée « Rosie ». Ce nom m’a suivie partout, sauf à l’école, où j’étais « Rosemary » – mon nom de baptême – pour la plupart des professeurs ; et à Linkenholt, Grandpop m’appelait souvent « Rosebud », mais jamais je ne me suis sentie à l’aise avec aucun de ces noms-là, et je songe parfois à mon enfance comme à un long cheminement vers le nom à une syllabe que je pouvais vraiment investir : Rose. 

C’est l’un des inconvénients et des miracles de l’enfance : on imagine les choses de travers. Et plus tard, quand on connaît la vérité – si tant est qu’il existe une vérité absolue –, il est difficile de dévider l’écheveau embrouillé de la chose imaginée, car la première image continue obstinément à surgir. On nage dans le mystère et l’ambiguïté. Et pourtant, pour l’imagination de l’écrivain, l’indétermination est parfois une région prometteuse où il fait bon s’attarder. 

Pour la simple raison que ces histoires s’enracinaient dans des objets du quotidien, qui pouvaient devenir autres par la force de l’imagination, je les préférais à Alice au Pays des merveilles, où l’on me demandait de croire à des créatures grotesques ou à voir d’un bon œil leurs excentricités. Il m’a toujours semblé que pour le romancier, c’est une tâche plus ardue (plus adulte aussi) de réinventer le monde réel en le faisant paraître à la fois nouveau et familier, que d’imaginer des lutins et des elfes ou même des gens issus de cartes à jouer.  

Jane et notre père en ont sans doute parlé entre eux pour savoir s’ils pourraient s’occuper de nous quelque temps. Y parviendraient-ils avec l’aide de la cuisinière à demeure, Mrs Hughes (surnommée Hughesie), et de la femme de ménage qui venait tous les jours, Mrs Warburton ? J’ai souvent imaginé la conversation. « Hughesie aidera, déclare Keith. — Ne dis donc pas de bêtises, répond Jane. Comment veux-tu qu’elle nous prépare notre petit-déjeuner sur le tard et qu’elle aille en même temps conduire les enfants à l’école ? — Je pourrais les conduire, propose Keith. — Ne dis donc pas de bêtises, répète Jane. Tu n’y es jamais allé. Tu ne sais même pas où c’est. — Mais si. C’est quelque part après le kiosque à journaux de Sloane Square où elles achètent leur illustré de Patty Patate. Est-ce que tu as lu la bande dessinée avec Patty ? L’idée est assez rigolote. » Jane ignore la remarque et demande : « Et qui va leur préparer leur dîner ? — Ça, tu pourrais le faire. C’est juste des tartines beurrées avec du Viandox, non ? Ou Hughesie pourrait s’en charger. — Et qui les mettra au lit ? — Je suppose que Hughesie le fera. — Ne dis donc pas de bêtises, répète une troisième fois Jane. Tu en attends trop de Hughesie. Elle risque de tomber malade et alors, fini la langue bouillie avec la sauce aux câpres. — Ah, dit Keith. Voilà qui compromet sérieusement l’affaire. Plus de sauce aux câpres, dis-tu ? Alors on va devoir se payer une autre nounou. »

Les enfants adorent avoir une mission, sentir qu’on leur fait confiance pour quelque chose d’important ; et ils ont plaisir à s’en acquitter, bien ou mal. Les parents autoritaires et perfectionnistes qui insistent pour tout faire eux-mêmes, au cas où leurs enfants bâcleraient la besogne, ne gagnent dans l’histoire que des enfants angoissés.

Et pour nos devoirs (et non pas « travail à la maison », car nous étions loin de celle-ci), elle a commencé très tôt à nous demander d’inventer des histoires. « L’imagination, disait-elle, permet à l’esprit humain de s’échapper du quotidien. Les gens dépourvus d’imagination mènent des vies ternes. »

Exprimer ce que l’on croit penser peut parfois le faire surgir, comme ébloui, dans le monde lumineux de la certitude.

J’ai cessé de marcher et me suis immobilisée. L’odeur du foin, la chaleur de mon corps après la partie de tennis, le ciel couleur corail, le silence environnant – tout cela s’est combiné pour m’emplir d’un émerveillement profond, une extase éphémère qui, dans son intensité, avait quelque chose d’une expérience visionnaire. Je me suis dit que si je ne bougeais pas, ce moment se prolongerait et me changerait peut-être d’une façon que je ne pouvais imaginer. Mais je suis restée sur place si longtemps que le soleil s’est presque couché et que le champ s’est empli d’ombres. Et avec la tombée de la nuit est arrivé un sentiment de désolation. Cette désolation n’était que la prise de conscience banale de la nature éphémère de toute chose, que même les adolescents (ou peut-être surtout les adolescents) comprennent. Un moment de bonheur aussi intense que celui-ci s’estompe rapidement à mesure que la Terre tourne sur son axe. Aussi me suis-je demandé, là, dans ce champ, alors que la sueur de la partie de tennis séchait dans mon dos et me faisait frissonner, s’il existait un moyen de capturer les expériences de ma vie telles que celle-ci, de les enfermer, non dans un souvenir capricieux qui s’efface au fil du temps, mais dans une forme plus concrète. J’ai regagné l’école avec la réponse à ma question : oui, on pouvait fixer ces instants. J’allais écrire une histoire à propos de la prairie. Ce ne serait pas le banal récit de ce qui m’était arrivé ; il serait transfiguré en devenant fiction. Il ne serait pas revécu sur le mode de la nostalgie sentimentale, mais éprouvé à nouveau. Ainsi, il pourrait redevenir neuf – telle était ma révélation. Comme auteur de l’histoire, je ne me soumettrais pas docilement et passivement à elle ; j’affirmerais mon pouvoir divin sur ma propre expérience.

Nous avons appris à taper à la machine. On nous avait dit que ce qui nous attendait une fois que nous serions « finies » (et avant notre mariage, bien évidemment un mariage avec un homme riche), c’était un travail de secrétariat. Nous travaillerions pour des hommes ayant été éduqués en fonction de l’avenir qu’ils étaient capables d’avoir, et nous répondrions à leurs besoins. Il n’était pas question que nous aspirions à avoir un avenir. (On était en 1960, et le féminisme n’avait pas encore fait irruption sur la scène mondiale.) Nous devions faciliter les rêves et les ambitions d’autres personnes, les mâles de l’espèce.

Les écrivains ont besoin d’être immergés dans une langue, comme des requins maléfiques évoluant dans les profondeurs. Sortez-nous de notre océan de mots et nous commençons à mourir.

Notre moniteur, M. Borloz, était un homme jovial d’une quarantaine d’années, bronzé par la réverbération du soleil sur la neige et la glace. Les Allemandes et une ou deux filles du contingent anglais savaient déjà slalomer ; elles ont été retirées du groupe de Borloz et ont grimpé plus haut sur la montagne avec le téléphérique. Nous, nous sommes restées sur les pentes pour débutants, passant de longues heures de chaque séance à monter en crabe pour retourner là où nous pouvions risquer quelques manœuvres pour glisser. Avant chaque descente, M. Borloz était obligé de nous rappeler que nous devions être face à la pente, et au vide. Son expression pour résumer cette directive était de rester « nénés côté vallée », ce que des filles de seize ans considéreraient non sans raison aujourd’hui comme une blague sexiste, mais qui en 1960 nous faisait simplement rire. Et toute ma vie, avec ma famille et mes amis proches, l’expression a été utilisée comme une invitation comique à persévérer et affronter bille en tête l’adversité – exemple pertinent de la façon dont l’humour peut désamorcer la peur.

Dans le calme de la nuit aux Diablerets, dans notre « Maison Chardon », Carol, Ginny et moi avons passé de nombreuses soirées à chuchoter en parlant de notre avenir. Mais qu’y avait-il à en chuchoter ? Notre enfance était terminée, et pourtant, il n’y avait pas grand-chose devant nous qui fût susceptible de nous donner envie d’avancer vers nos vies d’adultes. Un cours de secrétariat. Un travail monotone de secrétaire, à promouvoir les ambitions des autres. Les hommes. Le sexe. Une robe blanche. À mes yeux, cela ne suffisait pas. « Alors, m’a dit Carol, tu vas devoir t’armer de patience, La Rose. Que peux-tu faire d’autre ? Et pointe tes nénés côté vallée. »

 

 

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