lundi 8 juillet 2024

[Chandernagor, Françoise] L'or des rivières

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'or des rivières

Auteur : Françoise CHANDERNAGOR

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Des rivières sauvages, des vallées sombres, des gorges, des torrents, des cascades, et, au creux des collines, un lac immense : dans un récit autobiographique, Françoise Chandernagor nous décrit la Creuse, pays des sources et des eaux qui inspira Claude Monet.
Pauvre, secrète et longtemps inaccessible, cette région du Massif central — dont, pendant trois siècles, les fils devaient migrer chaque printemps vers des chantiers parisiens pour survivre —, cette terre granitique vouée au chêne et au genêt, fut le paradis de son enfance. Une enfance à demi paysanne, placée sous l’égide d’un grand-père lui-même « maçon migrant ».
Dans un hameau de dix-sept feux, une enfance libre et buissonnière qui est à l’origine de sa vocation d’écrivain.
À travers le sort de ceux qu’elle a connus dans son village, et les changements économiques ou climatiques violents de ces dernières années, Françoise Chandernagor, avec son art de conteuse, montre la transformation de cette « île » hors du temps, son île battue des vents où, longtemps, on n’arrivait qu’à pied : « Eux savaient où était caché l’or vrai, et ils se promettaient qu’un jour ils reviendraient vers leurs landes familières, reviendraient dans leur village sans route, perdu entre Limoges et Clermont, pour y contempler chaque été, et jusqu’à en être aveuglés, les paillettes de soleil que nos vents fous arrachent aux rivières. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Françoise Chandernagor a publié une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels L'Allée du Roi, La Sans Pareille, L'Enfant des Lumières, La chambre, ou, dernièrement, la fresque historique La reine oubliée.

 

Avis :

Racines familiales, mémoires d’enfance et paysages aux mille sortilèges : la Creuse rude et sauvage lui tient tant au coeur que, chaque fois déchirée de la quitter, Françoise Chandernagor n’a eu de cesse de revenir s’y installer grâce à son métier d’écrivain. Dans un récit autobiographique aussi émerveillé que nostalgique, elle raconte cet attachement, égrenant ses souvenirs comme autant de pépites cueillies au plus secret des rivières de ce pays.

« C’est aussi cela, choisir la Creuse. C’est choisir la lenteur, le silence, la profondeur, peut-être la sérénité, sûrement pas la facilité. » Sortie major de l’ENA, passée par le Conseil d’État et grande dame des lettres membre de l’Académie Goncourt, Françoise Chandernagor n’a jamais oublié ses racines, profondément ancrées en terre creusoise, plus précisément en Haute-Marche, dans le nord du Limousin. Songeant à son grand-père, maçon de la Creuse émigré en région parisienne, elle évoque l’extrême pauvreté d’une terre accidentée, granitique et peu fertile – « Les seuls fruits qui vous seront donnés sont les fruits secs dont vous étiez écœurés, les glands, les noix, les châtaignes, et pour charmer le palais de vos enfants, vous n’aurez que les mûres des ronciers. » – qui, faute de nourrir ses habitants, contraignaient bon nombre d’entre eux à partir dès les premiers beaux jours s’embaucher sur les chantiers du bâtiment et des travaux publics des grandes villes. Ce sont pourtant cette histoire et cette géographie longtemps ingrate, qui, classant la Creuse en tête des départements les moins peuplés et les plus pauvres de France, en ont aussi fait un coin de nature préservée, aux bois épais et aux bocages semés d’étangs et de demeures cachées, comme celle dont l’auteur a fait son refuge et son « théâtre d’illusions », s’attachant à y cultiver ce « parfum d’antan » au coeur de son identité.

De sa plume si élégamment chantournée, elle célèbre ainsi ce « pays secret », où elle possède « une maison secrète » : « une forteresse à l’intérieur d’une île ». Et de s’interroger : « Peut-être en va-t-il des hommes comme des arbres ? Certaines espèces semblent impossibles à dessoucher. » Se représentant insulaire de ce creux de France, elle décrit les « attaches invisibles », viscérales, qui la retiennent ici : l’histoire de ses ancêtres, les beautés âpres et sauvages de paysages qui ont attiré les peintres impressionnistes à la suite de George Sand, enfin les mille particularités locales dont elle nous délecte avec passion. Et puis, à la mélancolie du temps qui passe et la rapproche de la pierre tombale en attente au fond du parc de sa demeure, viennent finalement se mêler inquiétudes – lorsqu’elle voit ses arbres périr du réchauffement climatique – et accents de colère – quand les zadistes viennent « jouer aux gendarmes et aux voleurs » dans des forêts qui ne sont pas les leurs.

« La beauté, non seulement rend heureux mais rend bon : le cœur se remplit, se dilate, déborde, on éprouve le besoin de partager. Pour que ce cœur n’éclate pas, il faut l’ouvrir aux autres. Cette forme de générosité était familière aux Creusois d’autrefois, qui par ailleurs avaient si peu à donner ! » Elle caractérise à merveille cet ouvrage envoûtant, à l’écriture somptueuse, qui vous reste durablement dans l’esprit et le coeur. (4/5)

 

Citations :

Ancienne « vachère », je ne prends plus le risque, désormais, de traverser un pré où broutent ces limousines incontrôlables. L’autre jour pourtant, en ramassant des champignons, j’ai franchi une clôture et me suis trouvée, tout étonnée, devant un gros troupeau qu’un mouvement du terrain m’avait caché. Pour rassurer les vaches et les ramener vers la barrière afin de faire avec elles un brin de causette, j’ai crié « Vè-ète, vè-ète » comme j’en avais eu l’habitude, autrefois, pour rameuter les bêtes. Il y a trente ou quarante ans, apercevant « un être à deux pattes », la plupart des bêtes auraient d’ailleurs marché vers lui avec empressement ; elles fréquentaient quotidiennement les humains et recherchaient leur contact. Dans ma jeunesse, le « salut aux vaches » n’avait pas changé depuis plus d’un siècle : le cri adéquat était déjà mentionné dans ses souvenirs par Jules Marouzeau, enfant d’un pauvre village creusois devenu, par la grâce de la méritocratie républicaine, titulaire de la chaire de latin à la Sorbonne. Amateur de langues, Marouzeau a fourni dans son ouvrage un lexique assez complet des mots échangés chez nous entre les bêtes et les hommes ; ainsi, quand on veut rappeler des vaches éloignées au fond d’un pré, on doit hurler « Vè-ète » sur une note basse longuement tenue.
Mais avec mon panier de champignons, mes bons sentiments et mes cris sauvages, je me suis soudain trouvée bien sotte : pas une vache ne bougeait. J’eus beau m’égosiller pendant deux ou trois minutes, rien. Aucun mouvement. C’est alors que je me suis rappelé que l’espérance de vie naturelle d’une vache n’excède pas vingt ans. Or j’avais déjà constaté que plus un seul de mes compatriotes de moins de soixante ans ne comprenait le marchois... En revenant vers mon mari, un Parisien que mes braillements avaient un peu déconcerté, je dis, dépitée : « Même les vaches ne parlent plus le patois ! »
 

Car, à une vache, la luzerne paraît aussi attirante qu’à un enfant le chocolat. Alors, imaginez : un plein champ de chocolat ! En principe, la luzerne n’était cultivée que pour compléter, en petites quantités et une fois séchée, le foin de la mangeoire quand la vache était à l’étable ; mais la vache, si elle entre librement dans la luzerne sur pied, se gorge, se goinfre, se gave, et le gaz produit par la digestion de cette légumineuse lui gonfle la panse autant que si elle était pleine d’un veau à terme. Son ventre enfle même tellement qu’il lui comprime le poumon et qu’elle crève étouffée, la langue pendante. Une vache échappée dans la luzerne doit donc être rattrapée au plus vite et ramenée en hâte à la ferme, où le fermier, aidé de deux gars solides, la couchera sur le sol pour lui percer le flanc avec un énorme trocart métallique – aussitôt s’échappe de la panse un jet de gaz et de liquide mêlés, aussi vert que la prairie même. L’intervention et le jet sont impressionnants, mais la vache, soulagée, rentre la langue, retrouve son souffle, se relève, et, bientôt, elle s’ébroue dans la cour de ferme comme si de rien n’était.
 

J’ai parfois l’impression que, malgré mon admiration pour l’aptitude de George Sand à la vie amicale, et le modèle de Nohant sur lequel j’aurais voulu calquer Verneige, je suis restée aussi peu accessible qu’un marron dans sa bogue... Aurais-je gardé de mon arrière-grand-père roulier quelque passion de la solitude que je ne pourrais dominer tout à fait ? Cachée comme une vieille châtaigne, quand il me tarde d’écrire je ne serais pas fâchée, c’est vrai, de piquer un peu, même ceux que j’aime le mieux.
 
 
Peut-être en va-t-il des hommes comme des arbres ? Certaines espèces semblent impossibles à dessoucher. Les Corses, par exemple, ou les Creusois qui, même transplantés, restent reliés à leur pays d’origine par un rhizome caché. Privilège de l’insularité ? Ni les uns ni les autres n’aiment à quitter leur île, qu’elle soit au milieu de la mer ou au creux des terres, et on ne les en arrache jamais aussi profondément qu’on croit. Ils gardent là-bas, avec leur « arbre mère », des attaches invisibles : c’est au village, l’entretien de la tombe familiale (on « descend » encore pour la Toussaint), la possession d’une maisonnette qu’on habite quinze jours par an ou d’une grange qui s’écroule, mais qu’on ne vendra pas aux Anglais parce que « c’est un bien de famille », ou, plus simplement, même à Paris, la lecture assidue du journal régional – je connais un PDG parisien qui n’a pas revu nos rivières depuis vingt ans, mais qui reste fidèlement abonné à La Montagne.
Les Creusois ne seront jamais des gens d’anywhere. Pour reprendre la terminologie de David Goodhart, un célèbre sociologue anglais, ils sont, et restent, de somewhere. Paris, pour eux, c’est déjà bien loin ; alors New York ou Dubaï, vous pensez ! D’ailleurs, jusqu’à la fin du siècle dernier, mes compatriotes avaient-ils jamais été des émigrés ? Des migrants tout au plus, ce qui est différent. Ils partaient et revenaient. Au pays, pendant l’hiver (ou, par la suite, pendant les vacances d’été), ils construisaient lentement, pierre à pierre et sou à sou, la maison qu’ils habiteraient une fois retraités.
De tous les étrangers venus en France depuis le siècle dernier, les Portugais me semblent, par leur comportement, les plus proches de ces gens-là : hommes de la terre et de la pierre eux aussi, la plupart repartent finir leurs jours « au pays », une fois leurs enfants élevés et installés dans nos banlieues. Et ceux de la seconde génération, qui ont conservé là-bas, du côté de Lisbonne ou de Ceuta, la maison bâtie par le Pépé disparu, ne vont jamais en vacances ailleurs... Ils semblent parfaitement « intégrés », comme on dit ; pour autant, ils ne se sont pas détachés de leur souche. Car ils sont de somewhere, et la mondialisation tant vantée ne les convainc pas.


En tout cas, dans cette famille poitevine, de quelque côté que nous nous tournions, nous ne savions guère d’où nous venions. Outre les mystérieux Chandernagor et les Parhazard sans ancêtres, il y avait en effet des Trouvé, et, si la famille avait été plus bourgeoise, elle aurait pu faire imprimer des cartes de visite au nom des « Trouvé-Parhazard », ce qui en aurait dit long !


Quand j’ai quitté Fontloup pour m’installer à Verneige, la petite ville la plus proche (mille cinq cents habitants) disposait encore de cinq médecins, deux dentistes, deux pharmaciens et quatre kinés. Aujourd’hui, sans que sa population ait sensiblement diminué (le flux d’émigration s’est tari), elle ne compte plus que deux généralistes – l’un qui a atteint les soixante-quinze ans, et l’autre qu’on a fait venir de Roumanie –, aucun dentiste et aucun kiné. Encore heureux qu’il nous reste des rebouteux ! Quant à l’hôpital départemental, il n’a quasiment plus de médecins titulaires, juste des vacataires étrangers payés au prix fort pour passer quelques semaines en exil à Guéret. Dans ce pays sinueux et mouvementé, pas non plus d’hélicoptère sanitaire : comme en 1950, les cardiaques meurent en route, ce qui permet ensuite à l’administration, ravie, de « fermer des lits »…
C’est cela aussi, choisir la Creuse. C’est choisir la lenteur, le silence, la profondeur, peut-être la sérénité, sûrement pas la facilité.


Les enfants qui ironisent aujourd’hui sur le « passéisme » des septuagénaires ignorent qu’ils sont eux-mêmes victimes d’une idée toute faite : le progrès, le caractère inéluctable d’un progrès lisse, sans à-coups ni limites, un progrès quasi déifié.  


J’ai eu froid pendant toute mon enfance. Froid à Fontloup et froid à Palaiseau. Car, à Palaiseau aussi, les levers étaient difficiles quand ma mère n’avait pas encore allumé, dans l’entrée, le gros Godin à charbon qui devait suffire à tiédir tout le logement. Mais j’aurais eu scrupule à me plaindre de cet inconfort quand je voyais à Fontloup de vieilles femmes tailler leurs jupons et leurs longs tabliers dans la toile de jute élimée des sacs à pommes de terre – ou que j’apprenais par mes cousins du pays qu’ils ne dormaient qu’avec un seul drap pour user moins vite le trousseau des parents…


Si donc je compare mon pays d’aujourd’hui à celui d’autrefois, je vois bien tout ce que nous avons gagné matériellement : la Creuse a parcouru deux siècles en cinquante ans ! Mais je vois aussi ce que les Creusois ont perdu de leur patrimoine immatériel : nous jouissions alors d’un climat réellement tempéré, l’eau de nos sources était pure, l’agriculture, saine, et les paysages, plus touffus, plus farouches et plus beaux.
« La beauté ne se mange pas en salade », disait ma grand-mère, élevée dans la sagesse paysanne. « Ne se mange pas » ? C’est à voir : ne dit-on pas « dévorer des yeux » ? À défaut de homards et d’ortolans, nous nous nourrissions de cette beauté profuse des eaux et des arbres, nous nous gavions des laits de l’automne – ciels écumeux et lacs de brume qui engloutissaient nos vallées –, et nous jouissions pleinement des couleurs sucrées, presque liquoreuses, du printemps : le « jaune mirabelle » des genêts en fleur, le « vert absinthe » des jeunes avoines et le « rouge cassis » des fleurs de pentecôte, tranchant, pour quelques semaines, sur le bleu profond des puys et le noir des forêts. Nous étions riches alors ! Et quand je dis « nous », je ne parle pas de ma famille proche qui, peu à peu, devenait transclasse et découvrait des sensibilités nouvelles, mais de gens plus modestes, dont les vies « simples », comme on disait, n’iraient jamais au-delà du chef-lieu de canton : les plus délicats de ces gens de peu étaient émerveillés, eux aussi, par la puissance de la nature et son exubérance insolente contre lesquelles, pourtant, ils devaient lutter sans mollesse. Passant récemment à Paris devant l’un des hauts lieux de la laideur – la faculté de Jussieu –, je songeais que tant de disgrâce ne pouvait susciter, chez les étudiants parqués là, que la tristesse et la haine. Au contraire de la beauté, qui non seulement rend heureux mais rend bon : le cœur se remplit, se dilate, déborde, on éprouve le besoin de partager. Pour que ce cœur n’éclate pas, il faut l’ouvrir aux autres. Cette forme de générosité était familière aux Creusois d’autrefois, qui par ailleurs avaient si peu à donner !

 

2 commentaires:

  1. C'est un roman que j'ai découvert par hasard dans le catalogue de la médiathèque numérique et j'ai adoré cette lecture !

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    1. Tant mieux, Caroline. Tous les livres de l'auteur sont largement recommandables !

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