Coup de coeur 💓
Titre : Europolis
Auteur : Eugeniu BOTEZ (Jean BART)
Traduction : Gabrielle DANOUX
Parution : en roumain en 1933,
en français en 2016 (Auto-édition)
Pages : 302
Présentation :
Europolis, le roman de Jean Bart, pseudonyme d'Eugeniu Botez,
constitue une évocation sans équivalent du petit port cosmopolite de
Sulina au début du vingtième siècle, à l'époque de la Commission
européenne du Danube. Parabole sur la différence autant que récit
d'aventure, il couronne l’œuvre d'un personnage de la littérature
roumaine, à la fois écrivain et capitaine de navire et demeure
aujourd'hui encore un exceptionnel morceau de bravoure.
Un mot sur l'auteur :
Le Roumain Eugenio Botez (1874-1933) achève ses études d'Officier de la Marine à bord du navire-école Mircea dont il prendra plus tard le commandement, avant de travailler dans l'administration navale et portuaire. Cofondateur de la Revue Maritime ainsi que de la Ligue Navale Roumaine (Liga Navală Română) en 1928, il collabore à différents magazines littéraires. Ses ouvrages paraissent entre ses missions officielles en Suède, aux États-Unis, à Genève et à Paris où il est secrétaire de La Ligue Navale Roumaine, spécialiste des problématiques du Danube. Il commence à utiliser le pseudo littéraire de Jean Bart en 1911, en ajoutant entre parenthèses son vrai nom. Son dernier ouvrage, le roman Europolis paraît en 1933, l’année de sa mort.
Avis :
Europolis devait être le premier tome d’une trilogie. Le décès de l’écrivain l’année de sa parution, en 1933, en a décidé autrement. Fasciné par le corsaire Jean Bart au point de choisir son nom comme pseudo, cet officier de marine devenu ensuite administrateur portuaire, puis secrétaire d’une ONG destinée à promouvoir la culture et les intérêts maritimes de la Roumanie, fait aujourd’hui partie des auteurs classiques de langue roumaine. Sa manière de peindre le petit monde de la ville de Sulina, à l’embouchure du Danube dans les années 1920, laisse d’ailleurs germer dans l’esprit du lecteur l’idée d’un Pagnol levantin.Au fil du temps tour à tour byzantine, moldave, turque et enfin roumaine, la petite ville portuaire de Sulina est si stratégiquement placée aux bouches du Danube sur la mer Noire, tout près de la frontière ukrainienne, qu’« après la guerre de Crimée, du temps où la Turquie ne pouvait et où la Russie ne voulait pas entretenir l’embouchure du Danube pour la garder ouverte à la navigation, on [y] a provisoirement créé une Commission européenne chargée des tâches techniques permettant aux grandes puissances d’envoyer leurs navires sur le Danube pour y charger le blé roumain dont elles avaient besoin. » A l’époque du récit dans les années 1920s, et même si la Commission ne sert alors plus à grand-chose, la ville est donc toujours coupée en deux par une palissade délimitant deux Etats distincts. « A droite de la palissade, c’est la Roumanie, à gauche, la Commission européenne du Danube », un territoire fermé battant son propre pavillon, « un Etat dans l’État » que « la population bigarrée d’ici, indigène et étrangère, considère avec respect et timidité », tandis qu’« une lutte sourde oppose depuis un demi-siècle l’autorité nationale et l’autorité internationale. »
Mais la Sulina alors encore prospère a beau s’accrocher à ses illusions de petite capitale européenne, elle sait par devers elle sa fragilité. L’envasement du delta et le manque d’entretien des digues sont une menace dont tout le monde a conscience ici. Si le trafic maritime y devenait impossible, la ville mourrait abandonnée. Et c’est dans une atmosphère crépusculaire, avec la prescience d’une décadence à venir, que s’engage cette histoire qui, de cocasse et bon enfant, va tourner au drame pour ses protagonistes, terrible préfiguration du malheur et de la mort qui viendront frapper la ville demain.
Tout commence par un malentendu, lorsque Nicola Marulis, embarqué il y a bien longtemps pour l’Amérique, annonce son retour dans une lettre à son frère Stamati. Une vague de folles spéculations déferle aussitôt sur la ville, et quand Nicola débarque enfin, flanqué de sa belle et plantureuse métisse de fille, la nouvelle s’est déjà répandue qu’une pluie de dollars va changer la vie à Sulina. Le temps que le rêve se dégonfle, cupidité et jalousies auront déjà enclenché l’engrenage de la tragédie. Après l’embrasement des attentes viendra le temps des désillusions et du désespoir, en une cascade d’événements tous plus terribles les uns que les autres. Personne n’en sortira indemne, surtout pas l’innocente métisse à la peau noire dont la chute sera de toutes la plus injuste et la plus cruelle.
C’est ainsi qu’avec sa galerie de portraits finement croqués dans le décor sans pareil de cette petite colonie agrippée aux derniers feux d’une prospérité qui s’étiole, le récit nourri d’une fine connaissance des lieux et de leur atmosphère décadente – il n’est pas jusqu’à la grâce des grands voiliers qui ne cède le pas à la raideur martiale des navires à moteur, comme en rappel des changements tant redoutés massant leur nuée sombre à l’horizon – resserre implacablement les fils fort classiques d’une tragédie grecque débordant d’authenticité et donnant à réfléchir au cycle de vie et de mort des lieux, des villes et des civilisations.
Soulignons au passage l’admirable engagement de la traductrice Gabrielle Danoux, à qui les francophones doivent la découverte de bon nombre d’auteurs roumains. Et même si, publiée en auto-édition, cette version française pâtit de l’absence d’un service de relecture, c’est sur un vrai coup de coeur et le regret des deux tomes manquant à la trilogie que s’achève cette lecture à valeur de classique. (5/5)
Citation :
Sulina, du nom d’un chef cosaque, est la porte du Danube. Le blé en sort et l’or rentre. La clef de cette porte est passée au fil du temps d’une poche à l’autre, après d’incessantes luttes armées et intrigues. Après la guerre de Crimée, c’est l’Europe qui est entrée en possession de cette clef qu’elle tient d’une main ferme et ne compte plus lâcher : elle ne la confie même pas au portier, qui est en droit d’en être le gardien.
Sulina, tout comme Port-Saïd à l’embouchure de Suez, une tour de Babel en miniature, à l’extrémité d’une voie d’eau internationale, vit uniquement du port.
Cette ville, créée par les besoins de la navigation, sans industrie ni agriculture, est condamnée à être rayée de la carte du pays, si on choisit un autre bras du fleuve comme porte principale du Danube.
En attendant, cette cité ancestrale se développe ou décline selon la récolte annuelle.
La population double les années d’abondance et baisse les années de vaches maigres.
D’où vient tout ce monde bigarré ? Marins, commerçants, artisans, portefaix, escrocs, vauriens, femmes de toutes sortes. Oiseaux de proie assoiffés de gain se réunissent ici comme des sauterelles sur l’étroite langue de terre entre le Danube et la mer.
Comme par miracle surgissent bureaux, boutiques, cafés, bistrots, bodegas, cafés-concerts, lupanars, boîtes de nuit, en quelques jours comme des champignons sortis de terre. Toute la nuit, à la lumière électrique, vrombissent les élévateurs par où le blé coule à torrents comme de la poudre d’or des chalands dans les bateaux qui l’emportent sur les mers, vers d’autres pays. Le commerce d’aventures, les jeux de hasard s’épanouissent, et l’argent passe rapidement d’une main à l’autre. Quelle époque féérique ! Ce ne sont que chansons, cris, scandales, larcins, trahisons, un appétit effréné de plaisirs, une vie bruyante, débauchée… jusqu’à ce que le robinet de l’exportation soit fermé.
Une mauvaise année, une maigre récolte et tout le souk maritime disparaît d’un coup de baguette magique : tous se dispersent dans la nuit comme des perdrix. La plupart, là où ils atterrissent, souvent dans une misère noire, demeurent les yeux rivés vers le ciel, rêvant des sept vaches grasses, attendant le retour de la terre promise où le blé pousse, les bonnes années arrosé par la pluie envoyée par le ciel et, les mauvaises années, humidifié par la sueur du paysan roumain.
Sulina, tout comme Port-Saïd à l’embouchure de Suez, une tour de Babel en miniature, à l’extrémité d’une voie d’eau internationale, vit uniquement du port.
Cette ville, créée par les besoins de la navigation, sans industrie ni agriculture, est condamnée à être rayée de la carte du pays, si on choisit un autre bras du fleuve comme porte principale du Danube.
En attendant, cette cité ancestrale se développe ou décline selon la récolte annuelle.
La population double les années d’abondance et baisse les années de vaches maigres.
D’où vient tout ce monde bigarré ? Marins, commerçants, artisans, portefaix, escrocs, vauriens, femmes de toutes sortes. Oiseaux de proie assoiffés de gain se réunissent ici comme des sauterelles sur l’étroite langue de terre entre le Danube et la mer.
Comme par miracle surgissent bureaux, boutiques, cafés, bistrots, bodegas, cafés-concerts, lupanars, boîtes de nuit, en quelques jours comme des champignons sortis de terre. Toute la nuit, à la lumière électrique, vrombissent les élévateurs par où le blé coule à torrents comme de la poudre d’or des chalands dans les bateaux qui l’emportent sur les mers, vers d’autres pays. Le commerce d’aventures, les jeux de hasard s’épanouissent, et l’argent passe rapidement d’une main à l’autre. Quelle époque féérique ! Ce ne sont que chansons, cris, scandales, larcins, trahisons, un appétit effréné de plaisirs, une vie bruyante, débauchée… jusqu’à ce que le robinet de l’exportation soit fermé.
Une mauvaise année, une maigre récolte et tout le souk maritime disparaît d’un coup de baguette magique : tous se dispersent dans la nuit comme des perdrix. La plupart, là où ils atterrissent, souvent dans une misère noire, demeurent les yeux rivés vers le ciel, rêvant des sept vaches grasses, attendant le retour de la terre promise où le blé pousse, les bonnes années arrosé par la pluie envoyée par le ciel et, les mauvaises années, humidifié par la sueur du paysan roumain.
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