samedi 6 juillet 2024

[Boum, Hemley] Le rêve du pêcheur

 


 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Le rêve du pêcheur

Auteur : Hemley BOUM

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Dans l’avion qui me menait au loin, j’ai eu le sentiment de respirer à pleins poumons pour la première fois de ma vie et j’en ai pleuré de soulagement. On peut mourir mille morts, un peu à la fois, à essayer de sauver malgré lui l’être aimé. J’avais offert à Dorothée mon corps en bouclier, mon silence complice, le souffle attentif de mes nuits d’enfant et en grandissant l’argent que me rapportaient mes larcins, sans parvenir à l’arrimer à la vie. Je pensais ne jamais la quitter mais lorsque les événements m’y contraignirent, j’hésitai à peine. C’était elle ou moi. »

Zack a fui le Cameroun à dix-huit ans, abandonnant sa mère, Dorothée, à son sort et à ses secrets. Devenu psychologue clinicien à Paris, marié et père de famille, il est rattrapé par le passé alors que la vie qu’il s’est construite prend l’eau de toutes parts... À quelques décennies de là, son grand-père Zacharias, pêcheur dans un petit village côtier, voit son mode de vie traditionnel bouleversé par une importante compagnie forestière. Il rêve d’un autre avenir pour les siens…
Avec ces deux histoires savamment entrelacées, Hemley Boum signe une fresque puissante et lumineuse qui éclaire à la fois les replis de la conscience et les mystères de la transmission.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Hemley Boum, d’origine camerounaise, vit en région parisienne. Elle a reçu plusieurs prix littéraires, notamment le prix Ahmadou Kourouma pour Les jours viennent et passent (Éditions Gallimard, 2019), traduit en plusieurs langues. Le rêve du pêcheur est son cinquième roman.

 

 

Avis :

Calmes de part et d’autre de l’embouchure, c’est pourtant dans le fracas que les eaux foncées du fleuve Ntem rencontrent celles plus claires de l’Atlantique. A l’image de cette confluence tumultueuse, depuis le village de pêcheurs de Campo jusqu’à Paris et les traumas de l’exil, la romancière camerounaise Hemley Boum raconte le parcours sur plusieurs générations d’une famille de son pays et, à travers elle, les rapports historiques entre la France et l’Afrique.

Ils s’appellent tous deux Zacharias, l’un le grand-père, l’autre le petit-fils, mais ils ne se connaissent pas. Lorsque le récit s’ouvre, le premier est pêcheur à Combo et coule des jours paisibles entre sa femme Yalana et leurs deux petites filles. Il n’a pas encore succombé aux nouveaux rêves  – moto, radio, frigo… – qui vont bientôt surgir à crédit dans le sillage d’une société forestière étrangère, d’une coopérative, puis d’une compagnie de chalutiers. Le chapitre suivant nous montre le second, Zack, en proie quelque trente ans plus tard à une crise d’angoisse sur un trottoir de Paris. Etabli en France où il est devenu psychologue, il a tiré un trait, croit-il, sur le passé et son enfance dans l’un des quartiers les plus misérables de Yaoundé, là où sa mère, en rupture avec sa famille, l’élevait seule en se prostituant. Que s’est-il passé entre les deux époques ? C’est ce que, entre Combo, Yaoundé et Paris sur un intervalle d’un demi-siècle, la narration va peu à peu restituer, retraçant, d’un inconscient familial à un inconscient collectif, à mesure que le « je » de Zack renoue avec la troisième personne des récits familiaux, une géographie autant intime qu’universelle des relations franco-africaines.

« Ma vie était une étoffe fragile retenue comme par une multitude de nœuds. Si j’en défaisais un, le reste partirait en lambeaux ». Parti sans se retourner pour oublier un passé se résumant à ses yeux à la déchéance misérable et solitaire de sa mère et à l’unique perspective de la délinquance et de la violence, Zack qui ne connaît pas l’histoire des siens, privés d’ancrage après l’arrachement à leur culture ancestrale, a hérité de blessures qui, ignorées, l’empêchent d’autant plus de se bâtir un avenir. « J’essayais de devenir quelqu’un d’autre mais je ne savais pas qui, ni comment faire. » Désespéré de se conformer jusqu’à se renier et se rendre invisible, refusant d’admettre jusqu’aux discriminations subies par refus du racisme, le jeune homme va devoir se réapproprier le passé pour se construire une identité et dépasser les traumatismes du déracinement et de l’exil.

De la solidarité villageoise dans la tradition africaine au mercantilisme occidental, Hemley Boum montre l’aliénation d’une Afrique amenée sans transition à renier ses valeurs culturelles pour se conformer à un modèle dit « supérieur », menant en réalité les personnages à la ruine, l’humiliation et la perte d’identité. Pour penser l’avenir, l’Afrique doit d’abord se réconcilier avec elle-même. Voilà toute la portée de ce roman aussi didactique qu’attachant qui, au fil d’une plume fluide, précise et profonde, jamais manichéenne, prête superbement la puissance d’évocation et l’émotion de la fiction à une voix désormais l’une des plus percutantes de la littérature camerounaise. Coup de coeur. (5/5)


 

Citations :

Si nous restions dans cet environnement, des actes comme celui-là deviendraient notre quotidien. Il y a toujours une bonne raison de s’en prendre à quelqu’un, une bonne occasion. Ce n’était pas tant le goût de l’argent facile que l’absence de toute autre possibilité de se projeter dans un avenir désirable. Nous n’étions pas prêts à nous résigner, à nous contenter de la périphérie dans laquelle la vie nous maintenait. Et nous n’étions pas les seuls. Les jeunes de notre quartier bouillonnaient de colère et de frustration. Filles et garçons se lançaient dans la ville avec l’idée arrêtée de se faire à tout prix une place au soleil. La démarche était rarement honnête mais on s’en fichait. Cela occasionnait une nette rupture avec l’ancienne génération qui s’était contentée d’occuper docilement sa place. Elle ne nous comprenait pas, nous l’effrayions. Le père d’Achille avait noté son peu d’intérêt pour la vente de fripes et cela créait des tensions dans la maison surpeuplée : « Tu as quoi à reprocher à un travail qui m’a permis de nourrir ma famille ? Ce n’est pas assez bien pour toi ? Il n’y a pas de sots métiers, fils, il n’y a que des sottes gens. Si tu veux devenir feyman comme les autres jeunes du quartier, tu verras toi-même où ça mène. » Nous, nous savions qu’il y avait une profusion de sots métiers. Ceux qui ne vous instruisent pas, qui vous épuisent sans rétribution compensatrice, et que gagner de quoi nourrir sa famille au jour le jour comme unique horizon ne nous suffisait pas. Nous étions des débrouillards d’une nouvelle trempe. La prochaine victime nous coûterait moins d’atermoiements, mieux, nous allions la repérer, nous organiser et, sans états d’âme, devenir aussi violents que nécessaire.
 

Ici, on savait quand on entrait, jamais quand on ressortait. Seuls les plus chanceux, ceux qui avaient des relations, pouvaient prétendre passer devant un tribunal. Certains attendaient encore leur procès après des années d’incarcération. Tout était aléatoire. Ils étaient peu nombreux à pouvoir se payer les services d’un avocat et de toute façon, le recours à un conseil juridique était considéré par les magistrats comme un affront personnel. Les pots-de-vin, les vexations et les sentences n’en étaient que plus importants. Zacharias avait découvert un univers si absurde, si cauchemardesque pour les plus démunis qu’il avait encore du mal à imaginer que cela puisse exister. Est-ce que les gens dehors savaient que certains d’entre eux, au cœur même de la ville dans laquelle ils vivaient, étaient entassés et traités comme personne n’oserait traiter une bête ? À quoi et à qui servait cet endroit ? Qui avait pu imaginer un enfer de cette envergure ? Ces deux années avaient été une longue traversée du désert. Il avait côtoyé des bandits endurcis, mais aussi de pauvres hères qui se retrouvaient là parce qu’ils avaient offensé un dignitaire quelconque. Ils n’avaient aucun droit, moins du fait de leur faute que de leur pauvreté, de leur incapacité à se défendre. Certains continuaient de recevoir de la visite, un peu de nourriture, mais la plupart avaient été abandonnés par des familles qui ne parvenaient que difficilement à subvenir à leurs propres besoins. Tous finissaient par s’adapter à la dure loi de la prison, celle du plus fort, du plus féroce. Les riches, ceux qui se retrouvaient là pour des accusations de corruption, étaient placés dans une aile plus décente et bénéficiaient d’un traitement de faveur : ils avaient même des avocats. Mais il semblait à Zacharias que du haut en bas de l’échelle, tous étaient emprisonnés par la décision arbitraire d’un plus puissant.
 
 
Je suis comme beaucoup d’immigrés, à chaque dégradation, délit, crime, chaque fois qu’un fait divers s’étale à la une des journaux, ma première pensée ne va pas à la victime, mais à la personne incriminée. Je pense d’emblée : « Pourvu que ce ne soit pas un Noir. » Il n’y a pas de singularité possible, nous sommes une communauté pour le pire. Les meilleurs d’entre nous, ceux qui se distinguent positivement, sont français, les pires sont ramenés à leur statut d’étrangers. Rien n’est acquis, le premier imbécile venu peut vous dire : « Rentrez chez vous », comme on vous foutrait à la porte.


Tous les récits d’exil et de dérobade se déclinent au moins en deux temps : ce qu’on a réellement traversé et ce que les autres, ceux qu’on supplie de nous accueillir, ceux à qui nous sommes tenus de montrer notre meilleur profil, sont capables d’entendre. Il s’agit moins de l’indicible que de l’inaudible. Du tri féroce que l’on s’impose pour ne pas risquer d’être exclu. 


Chaque fois que nous faisons un choix, nous renonçons à autre chose et parfois nous nous trompons, nous voudrions revenir en arrière, savoir ce qu’aurait été notre existence si nous avions opté pour tel chemin plutôt que tel autre. Nous fantasmons ce qui aurait pu être, ce qui est à jamais perdu. Ils sont conçus dans nos désirs déchirants, contradictoires : il faudrait ne rien avoir vécu pour espérer échapper aux regrets. 


Nous consommons tout ce qui nous vient des eaux. Les rivières, le fleuve, la mer sont notre garde-manger naturel et le crocodile est un gibier de choix destiné aux grandes occasions, aux personnes à qui l’on tient à exprimer son respect. Normalement les femmes n’y ont pas droit, mais ici tu n’as que des femmes-hommes, c’est-à-dire ménopausées. Elles ne sont plus concernées par les interdits alimentaires. 


 

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