lundi 24 juin 2024

[Niogret, Justine] Quand on eut mangé le dernier chien

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Quand on eut mangé le dernier chien

Auteur : Justine NIOGRET

Parution :  2023 (Au Diable Vauvert)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Il n’existait pas de mots pour en parler, puisque les mots étaient une façon de communiquer entre les Hommes et que le Sud était par essence totalement inhumain. Il s’agissait d’une vie étrangère, une vie de glaces, de minéraux et de vents.

C’était un voyage au bout duquel il n’y avait rien. On ne pouvait se risquer dans cet espace que pour un court instant et on savait que l’on marchait non pas dans la mort, car la mort est une action, un fait, mais plus exactement dans un endroit où il était impossible de vivre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1979, Justine Niogret a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire pour Chien du heaume. Quand on eut mangé le dernier chien est son premier roman aux éditions Au diable vauvert.

 

 

Avis :

Après la fantasy, la science-fiction et le roman noir qui lui ont valu plusieurs prix, Justine Niogret se joue définitivement de toute catégorisation en s’attaquant brillamment à une autre forme de voyage littéraire : elle raconte l’expédition antarctique de Douglas Mawson à la fin de 1912.

Nous sommes à l’âge héroïque de l’exploration en Antarctique. Depuis la fin du XIXe siècle, les expéditions dans cet espace géographique encore inconnu se disputent la gloire et le progrès scientifique. Mais, sans liaison radio ni engins motorisés, ne pouvant compter que sur leurs seules forces physiques et mentales, les hommes paient un lourd tribut aux risques qu’ils y encourent.

Quand, à l‘été austral 1912-1913, le géologue australien Douglas Mawson qui n’en est pas à son coup d’essai – il s’est notamment joint à une expédition de Shackleton quelques années plus tôt – choisit son compatriote le lieutenant Belgrave Edward Sutton Ninnis et l’alpiniste suisse Xavier Mertz pour un raid de plusieurs mois en Terre Victoria, depuis le camp de base de leur expédition au Cap Denison en Terre Adélie, il ne se doute pas encore, contrairement au lecteur informé par le titre du récit, de l’ampleur de leur cauchemar à venir.

L’accident qui va tout compromettre les surprend après un mois de route, à cinq cents kilomètres de leur base. Sur les trois hommes et leurs dix-sept chiens de traîneau, le décompte des survivants, égrené par les têtes de chapitre pendant encore les deux mois du retour, tombera à un. Dans l’intervalle, affûtée comme la lame d’un couteau pour, selon l’auteur elle-même, épouser l’ascèse des explorateurs ramenés aux stricts essentiels de la survie, la plume à l’os de Justine Niogret nous emporte dans un récit puissant, tendu comme cette équipée au bout du dépassement et de la souffrance. Rigoureusement précise et factuelle, au-delà de toute considération psychologique, la narration de cette histoire vraie emporte ses protagonistes jusqu’à l’ultime révélation, la révélation de soi-même au contact de l’inhumain : un espace infini de glace, de neige et de blizzard où rien de vivant n’a de place.

A la précision et à l’urgence d’un récit saisissant, qui pourra rappeler le tout aussi spectaculaire The White Darkness de David Grann, Justine Niogret allie la force et la beauté d’une écriture ciselée jusqu’à l’épure et la portée universelle d’une véritable œuvre romanesque. “Tout le monde a son Antarctique”, a écrit Thomas Pynchon. A méditer. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il fallait ramper pour sortir de la tente et une fois dehors, les trois hommes restèrent à quatre pattes : de toute façon, ce soir, le vent les aurait fait tomber. Ils étaient trois, mais étaient seuls : s’ils avaient tendu la main ils se seraient touchés, bien entendu, mais ils ne s’entendaient plus, ils ne se voyaient plus. Le vent les brutalisait, si puissant qu’il en possédait une masse, une réalité qu’on aurait cru pouvoir saisir comme une corde, une brique. Ici, le blizzard était une matière, plus réelle encore que la neige et la glace.
 

Tout baignait dans un crépuscule pâteux, une lumière collante, grise. Le ciel et la neige se fondaient l’un dans l’autre, sans démarcation. 
 

Il s’agissait de crêtes de neige aiguës, toutes parallèles, montant au moins jusqu’aux hanches, parfois au sternum. Le vent changeait ces dunes en glace transparente et Mawson, en voyant leur dos lisse et bleu percer la surface poudreuse de la banquise, songeait aux ailerons des dauphins qui accompagnaient parfois les bateaux sur l’océan. Les sastrugi étaient dures comme de l’acier et rencontraient presque toujours le chemin des explorateurs de façon perpendiculaire. Les patins des traîneaux ne pouvaient les briser pour s’y faire un chemin et les passer à skis relevait du numéro d’équilibriste : on ne pouvait tenir que sur le sommet de deux crêtes et le bois des skis pliait comme un arc, puis se brisait. Il n’y avait guère que deux solutions : faire un détour, ou s’y frayer un pénible chemin, à pied, en aidant les chiens à faire monter et descendre les traîneaux, tout en s’assurant que les cargaisons ne se renversent pas. Les sastrugi se passaient à la force des bras, et les trois hommes ne le savaient que trop bien.
 

Le dernier continent était à la fois très clos et ouvert, jusqu’à un horizon qui semblait donner sur l’espace même. On n’y voyait pas les distances et la lumière y frappait d’un cru impossible à imaginer. Aucun arbre, aucune herbe, aucun animal pour troubler la vue ni la cibler sur un objet quelconque. Rien, rien jusqu’au ciel, ni rien non plus dans celui-ci. Et pourtant : clos, car on ne voyait cet infini qu’au travers de lunettes de bois fendu enfoncées dans plusieurs cagoules encroûtées d’une couche de glace. Il fallait régulièrement briser cette visière qui repoussait presque aussitôt. Les sons semblaient étrangers, eux aussi. La respiration résonnait dans les capuchons, et lorsque le vent ne hurlait pas à vous en arracher l’esprit, les sons semblaient plats, tombant des bouches et des objets. C’était une terre de secrets : on n’y voyait rien, on n’y entendait rien.
 

Chaque gâteau était une épaisse tranche de biscuit, faite de deux farines pures : du gluten et de la caséine, ce qui en augmentait la qualité nutritive et la résistance aux chocs. Ces biscuits étaient si durs que Ninnis avait déjà proposé de rentrer en Angleterre sans finir l’expédition et de les proposer comme spécimens géologiques. Sachant qu’ils devaient parfois être brisés au pic à glace avant d’oser y refermer les dents, l’idée pouvait être défendue sans honte. Une fois cassé, le biscuit était en général trempé dans une tasse de cacao chaud, puis, enfin ramolli, ou presque, pouvait être mâché.
 
 
Il avait déjà vu des hommes à bout de force et de moral marcher avec un regain d’énergie, une fois que le chef d’expédition leur avait juré qu’ils mangeraient, dans quatre jours et ramollie dans leur thé, une lanière de graisse d’éléphant de mer vieille de plusieurs semaines. Sur la glace, la nourriture était un but, un rite et en cela, elle cristallisait tous les besoins et les désirs des explorateurs. La nourriture, elle, restait humaine.


Sous l’abri, leurs vêtements posèrent le même problème que tous les soirs : la journée, à l’extérieur, il faisait bien trop froid pour que la neige fonde sur leurs manteaux et capuches, mais cette humidité retenue se laissait aller à la chaleur et à la flamme du petit poêle Primus. Tout devenait boueux, liquide, glacé, tout s’infiltrait, et il montait du sol une touffeur pourtant glaciale. On ne pouvait s’asseoir que dans une flaque et rien ne savait éponger cette eau. Il n’existait plus rien de sec et tout était une bourbe.


Peut-être était-ce cela qu’il était venu chercher ici. L’immensité. Une immensité inhumaine. Lui qui aimait les chiffres, il savait que lorsqu’il en parlait, lorsqu’il comptait, il parlait alors de sentiments, d’une réalité si énorme qu’elle en devenait violente, terrible. Une réalité de terreur. Lui la comprenait, l’appréhendait, et ne la craignait pas. C’était un secret qu’il partageait avec le monde et que ses interlocuteurs ne voulaient, ne pouvaient pas entendre. Des chiffres qui faisaient rapetisser, des chiffres qui ne tenaient pas entre les doigts : un sable fait de minuscules calculs sans fin. Le sentiment de se défaire, de se déliter, de fondre dans quelque chose de bien plus grand que soi. Et pourtant, lui n’était jamais aussi vivant, aussi lui, qu’au milieu de cette réalité qui se moquait bien des existences humaines. Un de ses professeurs, autrefois, lui avait demandé d’un ton agacé si, à son idée, Dieu avait nature de chiffre. Ce Mawson, enfant, ne le savait pas, et l’adulte l’ignorait toujours.


Mawson savait qu’il n’existait pas de mots pour en parler, puisque les mots étaient une façon de communiquer entre les Hommes et que le Sud était par essence totalement inhumain. Il s’agissait d’une vie étrangère, une vie de glaces, de minéraux et de vents. Ils vivaient, c’était indéniable. Peut-être pouvait-on en parler comme on le faisait des descentes dans les fosses au profond des océans : il fallait simplement plonger en sachant qu’il faudrait remonter. C’était un voyage au bout duquel il n’y avait rien. On ne pouvait se risquer dans cet espace même pour un court instant et on savait que l’on marchait non pas dans la mort, car la mort est une action, un fait, mais plus exactement dans un endroit où il était impossible de vivre.


Certains explorateurs parlaient de capuches gelées brutalement, par une seule bourrasque, restées si raides dans une mauvaise position qu’elles tenaient la tête en arrière, face au ciel, pendant des journées entières. De sacs de couchage scellés comme les deux lèvres d’une plaie, si froids que même à l’intérieur, on se réveillait d’un mauvais sommeil avec de nouvelles engelures. Avec ces douleurs et ces difficultés, la faim se faisait différente : on ne rêvait pas de sucre, de délicatesses ou de consistance, mais de graisse et de farine. C’était le corps qui hurlait sa permanente agonie, et il ne mentait pas. L’énergie brûlée n’était pas celle de la marche, des efforts et des piolets plantés dans la glace, mais celle des frissons continus, celle de la chair elle-même tentant de ne pas mourir. Les muscles se dévoraient pour survivre et leur fonte rendait ces mêmes frissons de plus en plus difficiles à endurer. C’était un cercle vicieux et tous les explorateurs gardaient à l’esprit, comme un goût permanent sous la langue, la nature de la mort causée par le froid : un lent glissement dans une sérénité flottante, les organes qui s’arrêtaient les uns après les autres, et puis le sommeil, et enfin une mort dont on n’était pas conscient. Le corps s’éteignait comme une bougie consumée, et l’esprit n’était déjà plus là pour le voir. 


C’étaient ceux qui gardaient l’esprit serein dans leurs privations qu’il remarquait et emmenait ensuite sur la glace. Il lui semblait important de trouver de la douceur, de l’abnégation et, surtout, la capacité à supporter ses propres douleurs. Le Sud était moins une épreuve de force que de caractère : celle-ci consistait à supporter l’échec d’un combat perdu d’avance. De même, il préférait choisir des hommes jeunes pour faire partie du groupe. On le lui avait là aussi reproché à plusieurs reprises, en lui demandant s’il n’existait, à son avis, aucun homme de cinquante ans exceptionnel. Mawson répondait toujours que leur nombre était sans doute notable, mais qu’un homme exceptionnel de cinquante ans l’avait été encore plus à vingt. Ninnis comptait vingt-cinq ans, et Mawson et Mertz n’étaient, après tout, guère plus vieux : ils en avaient trente.


Il connaissait le soudain éclat de lumière pure, reflété par une glace aussi translucide qu’un cristal. Il se souvenait très vivement de cet instant brutal où le soleil frappe sans aucun filtre au fond de l’œil et de la brûlure atroce ressentie par la cornée, frappée comme par la foudre. Hors de ce continent, il n’existait aucune lumière assez violente pour consumer à ce point les chairs délicates de l’œil, sauf les arcs électriques utilisés pour la soudure des métaux. Les explorateurs utilisaient donc les lunettes inventées par les peuples du Grand Nord, en os ou en bois, à peine fendues d’une maigre ligne ouverte. Il était toutefois impossible de les porter en permanence : le blizzard changeait le souffle des hommes en cristaux de glace qui recouvraient leurs capuches et leurs visages, formant un masque plein, dur comme la pierre. Le gel prenait aussi l’os des lunettes, et il fallait alors les retirer si l’on voulait voir quoi que ce soit. Ces éclats de lumière pouvaient faire perdre aussitôt la vue et consumer la rétine au-delà de toute guérison.


Le vent s’était tu, lui aussi, et un étrange soleil montait dans le ciel : rond, blanc, sec, entouré d’un gigantesque halo où nageaient deux autres astres, reflets à peine plus petits que le premier. — Dans le Grand Nord, ils appellent ce mirage l’œil de bouc, dit Mertz.


 

samedi 22 juin 2024

[Pourchet, Maria] Western

 





J'ai aimé

 

Titre : Western

Auteur : Maria POURCHET

Parution :  2023 (Stock)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision. »
C’est à cette éternelle logique de l’Ouest que se rend Alexis Zagner, « la gueule du siècle », poussé par l’intuition d’un danger. Comédien renommé qui devait incarner Dom Juan, il abandonne brusquement le rôle mythique et quitte la ville à la façon des cow-boys – ceux-là qui craignent la loi et cherchent à fondre leur peur dans le désert. Qu’a-t-il fait pour redouter l’époque qui l’a pourtant consacré ? Et qu’espère-t-il découvrir à l’ouest du pays ? Pas cette femme, Aurore, qui l’arrête en pleine cavale et semble n’avoir rien de mieux à faire que retenir le fuyard et percer son secret. Tandis que dans le sillage d’Alexis se lève une tempête médiatique, un face à face sensuel s’engage entre ces deux exilés revenus de tout, et surtout de l’amour, qui les désarme et les effraie.

Dans ce roman galopant porté par une écriture éblouissante, Maria Pourchet livre, avec un sens de l’humour à la mesure de son sens du tragique, une profonde réflexion sur notre époque, sa violence, sa vulnérabilité, ses rapports difficiles à la liberté et la place qu’elle peut encore laisser au langage amoureux.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Maria Pourchet est romancière. Elle est notamment l’autrice de Rome en un jour (2013), Toutes les femmes sauf une (Prix Révélation de la SGDL 2018) et Feu (2021).

 

 

Avis :

Que devient la séduction après #MeToo ? L’écrivain et sociologue Maria Pourchet donne une chance aux protagonistes fatigués, Dom Juan contraints de se ranger et femmes libérées au bord du burn-out, d’explorer de nouveaux territoires relationnels, dans une Conquête de l’Ouest d’un nouveau genre.

Séducteur compulsif habitué à user sans vergogne de son aura d’homme en vue, l’acteur Alexis Zagner réalise qu’il vaudrait mieux pour lui se faire oublier s’il veut se préserver de la vague #MeToo. Tel un hors-la-loi échappé d’un western, il prend la route de l’Ouest, direction une vieille bâtisse perdue en plein causse, dans le Lot. C’est précisément là que s’est aussi réfugiée Aurore, une mère célibataire revenue de la vie parisienne et des relations avec les hommes, et qui, arrivée au bout du rouleau, préfère désormais vivre seule mais tranquille.

Dans cette zone blanche à l’écart du tumulte sociétal contemporain, pendant que là-bas, dans ce théâtre qu’est le monde, enfle la tempête médiatique et judiciaire autour d’Alexis et de ses semblables, voilà les deux personnages parvenus « tout au bord du western », cet « endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision, avec ou sans désinvolture, parce qu’il n’y a plus d’autre sens à l’existence que l’arbitraire. (…) Quelque chose précède toujours dans le western : une logique violemment personnelle et dérisoire, vouée à finir, faite d’ordre et de ville, de liens et d’habitude. Et de dettes. »

Loin du duel où l’un terrasse l’autre, la confrontation commence par le dépôt des armes, l’observation et le dialogue. C’est en déconstruisant chacun leur histoire, en se redécouvrant à travers le regard de l’autre, que cet homme et cette femme réapprennent ce qu’ils avaient oublié : l’amour, débarrassé des jeux de rôle du théâtre social historique. « L’amour est endémique, il repousse n’importe où. On ne dit qu’il est rare que par bonté pour les manants et les secs, pour ceux qui n’ont rien sous la peau. En vérité il est partout, explosif ou rampant. Les incendies c’est lui, la fin du monde c’est lui. »

Déconcertant, parfois cru, toujours décapant dans sa façon de clouer les vérités du monde, ce roman prend une hauteur audacieuse pour un regard à rebrousse-poil sur notre époque. Interrogeant nos dissensions et nos impasses avec clairvoyance, sans jamais excuser ni minimiser, la question magistralement posée par l'auteur est, après la nécessaire vague #MeToo : et maintenant ? (3,5/5)

 

 

Citations :

Aussi, nous y sommes, tout au bord du western.
J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision, avec ou sans désinvolture, parce qu’il n’y a plus d’autre sens à l’existence que l’arbitraire. C’est un lieu assez nu, on s’y rend au sens du verbe « se rendre ». L’autre y est un décor et le temps dilaté. Le western se fout de son temps et de faire avec, il va contre. Ne coïncident plus l’homme et le manque mais l’homme et la plaine.
Quelque chose précède toujours le western : une logique violemment personnelle et dérisoire, vouée à finir, faite d’ordre et de ville, de liens et d’habitudes. Et de dettes.
 

Ça raconte ce moment-là. Quand on ne peut plus aimer qui se tient en face de vous, qui vient de nier en bon français une grande partie de votre existence. L’histoire de l’homme et de la femme dans l’appartement de la rue de Bagnolet devrait donc s’arrêter là. Mais continue. Ça raconte la suite ou comment, à travers l’exemple d’Aurore, les femmes se manipulent pour que ça tienne, pour ne pas devoir tout recommencer. Chercher, plaire, rencontrer, rassurer, s’installer, croire, programmer. Surtout les femmes comme elle, qui pensent que c’est déjà un miracle d’avoir son homme à soi, qui pensent que si de toute évidence on n’est pas complètement l’égale de l’homme à soi, c’est qu’on doit faire encore des efforts pour lui prouver que si. On va donc l’avoir, cet enfant, d’accord. Mais elle va faire le reste aussi, la formation, le boulot, le fric, et tu vas voir si c’est pas moi qui décide. Ça raconte à gros traits, à la prune, la fin de l’amour et se faire marcher sur la gueule.
 

Elle s’accroche aux lambeaux de sa principale croyance : celle que les hommes protègent et guident. Comme les petits s’accrochent aux lambeaux d’un linge sale et enivrant, vous voyez, là ?
— Un doudou ?
— Si on veut.
Adorable. Le patriarcat en forme de lapin synthétique usé et puant, deux oreilles faméliques tossées par de grandes petites filles. C’est l’image la plus sympathique qu’on lui ait proposée pour expliquer l’incroyablement lente extinction de leur règne.
 

Elle a toujours fait ça avec les hommes, nier de force leur passé, l’exil d’où ils arrivent, de force les imaginer neufs et libres, comme nés pour une histoire avec elle. On fait toutes ça.
 

Dans les westerns, on recommence. On est ce que l’on espère, ce que l’on trouve, pas ce qu’on a fait. Le genre entier repose sur le solide imaginaire qu’aller à l’ouest c’est aller à zéro.


 

jeudi 20 juin 2024

[Malye, Julia] La Louisiane

 



 

J'ai aimé

 

Titre : La Louisiane

Auteur : Julia MALYE

Parution : 2024 (Stock)

Pages : 560

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Pour la première fois depuis trois mois, elles discernent enfin le sable que leur cachait l’eau lors de la traversée de l’Atlantique, ce fond de l’océan qu’elles ont brièvement aperçu ce matin en débarquant de  La Baleine. Personne ne leur a expliqué où elles seraient logées ce soir, dans combien de temps elles seraient fiancées. On ne dit pas tout aux femmes.
 
Paris, 1720. Marguerite Pancatelin, la Supérieure de la Salpêtrière, est mandatée pour sélectionner une centaine de femmes « volontaires » qui seront envoyées en Louisiane afin d’y épouser les colons français. Parmi elles, trois amies improbables : une orpheline de douze ans à la langue bien pendue, une jeune aristocrate désargentée et rejetée par sa famille ainsi qu’une femme condamnée pour avortement. Comme leurs compagnes à bord de La Baleine, Charlotte, Pétronille et Geneviève ignorent tout de ce qui les attend au-delà des mers. Et n’ont pas leur mot à dire sur leur avenir. Ces étrangères réunies par le destin devront braver l’adversité – maladie, guerre, patriarcat –, traverser une vie faite de chagrins d'amour, de naissances et de deuils, de cruauté et de plaisirs inattendus. Et d’une amitié forgée dans le feu.
 
Un roman d’une profondeur et d’une émotion saisissantes, qui nous transporte au cœur d’une terre impitoyable, aux côtés d’héroïnes animées d’une extraordinaire soif d’amour et de vie.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Julia Malye est née à Paris en 1994. Elle a publié son premier roman, La Fiancée de Tocqueville (éditions Balland), à l’âge de 15 ans. Diplômée de Sciences Po et de la Sorbonne en sciences sociales et lettres modernes, elle est également titulaire d’un Master of Fine Arts en creative writing de l’Université d’État de l’Oregon. Elle est traductrice de l’anglais pour Les Belles Lettres et, depuis 2018, elle enseigne l'écriture de fiction à Sciences Po.
Son quatrième roman, La Louisiane, écrit parallèlement en français et en anglais, est en cours de traduction dans plus de vingt pays et sera adapté en série.

 

Avis :

D’abord écrit en anglais puis en français par la jeune auteur partie étudier l’écriture créative dans une université américaine, succès de librairie en cours de traduction dans une vingtaine de pays et bientôt adapté en série, ce pavé historique use de sa consciencieuse documentation historique pour une projection très romanesque de l’histoire des filles de la Salpêtrière envoyées rejoindre en 1720 les colons français fraîchement installés en Louisiane.

« On ne dit pas tout aux femmes ». Encore moins à celles que la société a reléguées à la Salpêtrière, cette ancienne fabrique de poudre pour munitions reconvertie au XVIIe siècle en asile pour indigents, et bientôt devenue un véritable lieu de détention, aussi bien de condamnées pour faits de droit commun, de femmes dites de mauvaise vie, ou simplement d’orphelines et de filles rejetées par leurs familles. Comme d’autres avant elles envoyées faire souche au Québec pour contribuer au peuplement de ce territoire colonial, elles sont une centaine, désignées « volontaires » pour une déportation cette fois en Louisiane, où les colons manquent cruellement d’épouses pour assurer leur descendance. Avec pour seul bagage l’espoir d’un nouveau départ loin d’une métropole qui les rejette, elles n’ont bien sûr aucune idée du terrible voyage à fond de cale qui les attend, de la famine, des ouragans et de la guerre avec les tribus indiennes qui viendront encore réduire les rangs des survivantes, enfin des violences masculines auxquelles les condamne leur futur rôle de ventres reproducteurs auprès d’hommes le plus souvent sans foi ni loi, harassés par la misère et l’hostilité de leur terre de conquête.

Sur ce fond de vérité historique, Julia Malye a imaginé le sort de trois de ces femmes : l’une fille du peuple forte et rebelle, condamnée comme « faiseuse d’anges » ; la seconde fragile aristocrate rejetée par sa famille pour son excentricité peu commode à marier ; la dernière encore une enfant, orpheline de tout juste douze ans. Si l’on suit sans déplaisir leurs parcours aventureux, relatés d’une plume fluide et rythmée, la déception point rapidement quant à la crédibilité de ces trois fils narratifs. Improbablement liés malgré des mariages disparates et géographiquement éloignés, survivant à de multiples maris, tous mauvais mais dotés du bon goût de mourir précocement, finissant dans une tonalité plus misandre que féministe par trouver le bonheur entre femmes, ces trois personnages féminins trop caricaturalement chargés de connotations empruntées à l’air de notre temps n’apparaissent au final que fort peu subtilement brodés sur la trame historique qui concentre en conséquence le véritable intérêt du roman.

Entre influences #MeToo et LGBT trop visibles dans un récit se déroulant au début du XVIIIe siècle, soupçon de misandrie et happy end improbable – pour davantage de réalisme sur le sort des épouses de colons en Amérique du Nord, l’on pourra avantageusement se référer au terrible Homesman de Glendon Swarthout –, le lecteur devra se consoler en profitant de quelques aspects historiques intéressants et du rythme d’un récit d’aventure entièrement féminin. (3/5)

 

Citations :

En Louisiane, certains tentent d’inventer une nouvelle vie loin de chez eux ; d’autres s’efforcent de défendre ce qui leur appartient ; d’autres encore regrettent la terre à laquelle on les a arrachés.


Elle essaya d’abord de se convaincre que le pays des Illinois marquerait un nouveau départ. Mais ces huit premiers mois à Biloxi n’avaient fait que confirmer ce qu’elle soupçonnait déjà. Elle ne se réinventerait pas sur ce nouveau continent.


Elles ont mis des années à comprendre ce qui les entourait. Elles veulent épargner à leurs enfants les faux pas, les désillusions, le sentiment amer que ce continent ne veut pas d’elles, pas plus que Paris et les villages qui les ont vues naître.


 

mardi 18 juin 2024

[Rushdie, Salman] Le couteau

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le couteau (Knife)

Auteur : Salman RUSHDIE

Traduction : Gérard MEUDAL

Parution : 2024 en anglais
                  et en français (Gallimard)

Pages : 275

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

"Il était essentiel que j’écrive ce livre : une manière d’accueillir ce qui est arrivé, et de répondre à la violence par l’art."
Pour la première fois, Salman Rushdie s’exprime sans concession sur l’attaque au couteau dont il a été victime le 12 août 2022 aux États-Unis, plus de trente ans après la fatwa prononcée contre lui. Le romancier lève le voile sur la longue et douloureuse traversée pour se reconstruire après un acte d’une telle violence ; jusqu’au miracle d’une seconde chance. Le Couteau se lit aussi comme une réflexion puissante, intime et finalement porteuse d’espoir sur la vie, l’amour et le pouvoir de la littérature. C’est également une ode à la création artistique comme espace de liberté absolue.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Auteur de quatorze autres romans (dont Les Enfants de minuit qui lui valut le Booker Prize et le Best of the Booker), de nouvelles, d’essais et d’une autobiographie (Joseph Anton), Salman Rushdie est membre de l’American Academy of Arts and Letters et “Distinguished Writer in Residence” à l’université de New York. Ancien président du PEN American Center, Salman Rushdie a, en 2007, été anobli et élevé au rang de chevalier par la reine Élisabeth II, pour saluer sa contribution à la littérature.

 

Avis :  

En 2022, trente-trois ans après la fatwa lancée contre lui à cause de son roman Les versets sataniques, Salman Rushdie est attaqué au couteau alors qu’il s’apprête à donner une conférence aux Etats-Unis… sur la protection des écrivains menacés de persécution ! Survivant miraculeux, il met ici en mots l’attentat et sa longue convalescence, manière pour lui de « s’approprier » ce qui lui est arrivé, mais aussi d’opposer l’amour des siens et la liberté de la littérature à la violence fanatique.

Ce jour-là, alors qu’après une décennie de clandestinité sous haute protection policière en Angleterre, l’écrivain désormais installé à New York a peu à peu repris une vie plus normale, ce qui semble enfin faire partie du passé refait subitement surface. Vingt-sept secondes d’attaque et quinze coups de couteau plus tard, la vie de Salman Rushdie n’a plus de place que pour l’urgence absolue. Exit la magie métaphorique : le récit minutieusement réaliste est un corps-à-corps physique avec le sang et la douleur, du choc de l’agression, de la course contre la montre médicale, puis de la réanimation miraculeuse mais ravagée, au long supplice d’une réparation longtemps incertaine, débouchant sur des séquelles irrémédiables, parmi lesquelles la perte d’un œil et de l’usage d’une main.

La peur aussi a fait son grand retour, qui vient ébranler épouse et grands enfants également. Comment reprendre le cours de l’existence sans craindre couteaux ou autres partout ? C’est un cheminement intérieur titanesque que l’auteur et les siens se sont retrouvés à accomplir, un parcours terrible mais obstinément tourné vers l’espoir et la lumière. Mise en mots de l’innommable, la narration est en même temps une formidable déclaration d’amour de l’auteur à son épouse, la romancière, poète et photographe Rachel Eliza Griffiths dont l’indéfectible dévouement parvient au final à faire passer l’amour devant la barbarie. Fort de ce soutien des siens, de ses lecteurs et de l’opinion publique en général, l’auteur qui, en plus de ses moyens physiques, a dû aussi se battre pour retrouver le goût d’écrire, se revigore d’une réflexion érudite, rappelant ces autres écrivains - à commencer par le Nobel égyptien Naghib Mahfouz -, mais aussi tous ces hommes et ces femmes tués ou menacés par le fanatisme religieux - en particulier en Inde, le pays de ses origines aujourd'hui la proie d’un radicalisme hindouiste -, et se félicitant de la flamme toujours renaissante de l’art et de la littérature, vecteurs têtus des Lumières et de la liberté.

Passerelle jetée par-delà la violence et l’intolérance nées des failles de nos sociétés, cet ouvrage de transition dans l’oeuvre de Salman Rushdie annonce le retour en littérature d’un homme augmenté, par les épreuves et le miracle d’une seconde chance, d’une conscience désormais très aigüe du bonheur et des pouvoirs libérateurs de la littérature. (4/5)

 

Citations : 

Quand je repense à cette dernière soirée insouciante, l’ombre du futur s’abat sur ma mémoire. Mais je ne peux pas m’avertir moi-même. Il est trop tard. Je ne peux que raconter l’histoire.  Voici un homme seul dans l’obscurité, ignorant du danger qui est déjà très proche.
Voici un homme qui va se coucher. Le lendemain matin sa vie va changer. Il n’en sait rien, le pauvre innocent. Il dort. Le futur fonce sur lui pendant son sommeil.  
Sauf que, bizarrement, c’est vraiment le passé qui revient, mon propre passé qui fonce sur moi, non pas un gladiateur dans un rêve mais un homme masqué armé d’un couteau qui tente d’appliquer une sentence de mort vieille de trois décennies. Dans la mort, nous sommes tous des gens d’hier, à jamais piégés dans le passé. C’était dans cette cage que le couteau voulait m’enfermer. Non pas le futur. Le retour du passé qui cherche à m’attirer vers lui.
 

Une intimité d’étrangers. C’est une expression qu’il m’est arrivé d’employer pour définir le moment joyeux qui se produit dans l’acte de lire, l’union heureuse de la vie intérieure de l’auteur avec celle du lecteur.
 

J’ai toujours voulu écrire sur le bonheur, en grande partie parce que c’est extrêmement difficile. L’écrivain français Henry de Montherlant est l’auteur de cette formule célèbre : « Le bonheur écrit à l’encre blanche sur des pages blanches. » En d’autres termes, on ne peut pas le faire apparaître sur la page. Il est invisible. Il ne se montre pas.
 

Il est arrivé une chose étrange à la notion de vie privée, par les temps surprenants que nous vivons. Au lieu d’être chèrement aimée il semble qu’elle soit devenue pour beaucoup d’Occidentaux, particulièrement des jeunes, une qualité sans valeur et même indésirable. Si une chose n’est pas rendue publique elle n’existe pas vraiment. Votre chien, votre mariage, votre plage, votre bébé, votre dîner, le mème intéressant que vous avez vu récemment, toutes ces choses doivent nécessairement être quotidiennement partagées.
En Inde, la vie privée est un luxe réservé aux riches. Les pauvres, qui vivent dans des lieux étroits et surpeuplés, ne sont jamais seuls. Beaucoup d’Indiens misérables doivent accomplir leurs gestes les plus intimes, comme satisfaire leurs besoins naturels, en plein air. Pour avoir une pièce à soi, il faut avoir de l’argent. (Je ne pense pas que Virginia Woolf se soit jamais rendue en Inde mais sa réflexion reste valable, même là-bas, même pour les hommes.)
 

Le langage aussi était un couteau, capable d’ouvrir le monde, d’en révéler le sens, les mécanismes internes, les secrets, les vérités. Il pouvait trancher dans une réalité pour passer dans une autre. Il pouvait dénoncer la bêtise, ouvrir les yeux des gens, créer de la beauté. Le langage était mon couteau. Si j’étais pris à l’improviste dans une attaque au couteau que je n’avais pas souhaitée, peut-être était-ce là le couteau que j’allais utiliser pour riposter. Ce pouvait être l’outil dont j’allais me servir pour refaire et retrouver mon monde, pour reconstruire le cadre dans lequel mon image du monde pourrait une fois de plus être accrochée sur mon mur, pour prendre en charge ce qui m’était arrivé, pour me l’approprier, le faire mien.
 
 
La vraie folie c’est de regretter ce que l’on a fait de sa vie, me suis-je dit, parce que la personne qui regrette a été façonnée par la vie qu’elle en vient, par la suite, à regretter. 


Si vous redoutez les conséquences de ce que vous dites, vous n’êtes pas libre. 


Tant que je n’aurais pas affronté l’attaque, je ne pourrais rien écrire d’autre. Je compris qu’il fallait que j’écrive le livre que vous êtes en train de lire avant de pouvoir passer à autre chose. Écrire serait pour moi une façon de m’approprier cette histoire, de la prendre en charge, de la faire mienne, refusant d’être une simple victime. J’allais répondre à la violence par l’art.


Ma victoire c’était de vivre. Mais le sens que le couteau a donné à ma vie était ma défaite. 


Dans The Faith of a Nationalist, Bertrand Russell dit ceci : “Les gens tendent à aligner leurs croyances avec leurs passions. Les hommes cruels croient en un dieu cruel et prennent prétexte de leurs croyances pour excuser leur cruauté. Tandis que les bonnes personnes croient en un dieu de bonté, et elles auraient été bonnes de toute façon.” Cela paraît convaincant, mais dans votre cas, mon cher A., ce n’est pas tout à fait pertinent. Quel âge aviez-vous quand vous êtes allé voir votre père au Liban ? Dix-neuf ans ? Un garçon solitaire qui avait vécu sans père pendant la plus grande partie de sa vie, un garçon avec un vide en lui, facile à influencer, facile à modeler et à la recherche d’une voie et d’un modèle, mais pas un garçon cruel. Un “brave garçon qui a bon cœur et n’aurait fait de mal à personne”. Et donc la question se pose : un tel enfant, à peine adulte, peut-il se voir enseigner la cruauté ? La cruauté était-elle déjà en lui, dans quelque recoin intime, attendant les mots qui allaient la libérer ? Ou a-t-elle pu être véritablement semée dans le sol vierge de votre caractère pas encore formé, y prendre racine et s’épanouir ? Ceux qui vous connaissaient ont été surpris de votre geste. Le meurtrier en vous n’avait pas encore montré son visage. Ce sol vierge a eu besoin de quatre années d’Imam Yutubi pour devenir ce qu’il est, ce que vous êtes devenu.


(…) l’art défie l’orthodoxie. Le rejeter ou le vilipender pour ce qu’il est c’est ne pas comprendre sa nature. L’art place la vision personnelle de l’artiste en opposition aux idées reçues de son temps. L’art sait que les idées reçues sont ses ennemis, comme l’a dit Flaubert dans Bouvard et Pécuchet. Les clichés sont des idées reçues et, à ce titre, des idéologies, que les unes et les autres dépendent de la sanction d’invisibles dieux célestes ou pas. Sans l’art, notre capacité à réfléchir, à avoir une vision neuve des choses, et à renouveler notre monde dépérirait et serait condamnée à mourir.  
L’art n’est pas un luxe. C’est l’essence même de notre humanité et il n’exige aucune protection particulière si ce n’est le droit d’exister.  
Il peut être mis en cause, critiqué et même rejeté. Il n’accepte pas la violence.  
Et en fin de compte, il survit à ceux qui l’oppriment. Le poète Ovide a été exilé par César Auguste mais la poésie d’Ovide a survécu à l’Empire romain. La vie du poète Mandelstam a été ruinée par Joseph Staline mais sa poésie a survécu à l’Union soviétique. Le poète Lorca a été assassiné par les brutes du général Franco mais son art a survécu au fascisme de la Phalange. 


Milan Kundera, qui est mort pendant que j’écrivais ce livre, pensait que la vie est un voyage à sens unique. Vous ne pouvez pas changer ce qui s’est produit. Pas de seconde ébauche. C’est ce qu’il entendait par « l’insupportable légèreté de l’être » qui, me dit-il un jour, aurait pu être le titre de chacun des livres qu’il avait écrits – ce qui pouvait aussi bien être libérateur qu’insupportable. J’ai toujours approuvé cette idée mais l’attaque du 12 août m’a fait changer d’avis. Tandis que je guérissais de mes blessures tant physiques que psychologiques, je ne savais pas si je sortirais plus fort de cette expérience. J’étais juste heureux d’en sortir vivant. Plus fort ou plus faible, il était trop tôt pour le dire. Ce dont j’étais convaincu, en revanche, c’était que, grâce à la conjonction de la chance, de l’habileté des chirurgiens et de soins attentionnés, on m’avait accordé une seconde chance. J’obtenais ce que Kundera pensait impossible, une vie de rattrapage. J’avais déjoué toutes les prévisions. Une question se posait à présent : quand on vous donne une deuxième chance, qu’est-ce que vous en faites ? Quel usage en faites-vous ? Qu’allez-vous faire de la même façon ? Qu’allez-vous faire différemment ? 


Traiter d’une attaque meurtrière est une chose que je ne sais pas faire. Transformer ceci en cela en fait une chose que je suis capable d’assumer. C’est du moins la théorie. Un livre sur une tentative d’assassinat devient pour le presque-assassiné le moyen de reprendre le contrôle sur l’événement.


Selon moi, la croyance privée de quelqu’un ne regarde personne d’autre que l’individu concerné. Je n’ai aucun problème avec la religion dès lors qu’elle occupe la sphère privée et ne cherche pas à imposer ses valeurs aux autres. Mais lorsque la religion devient politique, quand elle devient une arme, c’est l’affaire de tous en raison de son pouvoir de nuisance.


Je me suis toujours souvenu qu’en France, au siècle des Lumières, l’ennemi à combattre au nom de la liberté était moins l’État que l’Église. L’Église catholique avec son arsenal – le délit de blasphème, l’anathème, l’excommunication, mais aussi ses véritables instruments de torture entre les mains de l’Inquisition – s’ingéniait à imposer à la pensée des limites strictes : Jusque-là et pas plus loin. Écrivains et philosophes des Lumières s’employaient à défier cette autorité et à briser ces restrictions. De ce combat naquirent les idées que Thomas Paine apporta en Amérique et qui constituent la base de ses essais, Le sens commun et La crise américaine, qui ont inspiré le mouvement d’indépendance, les Pères fondateurs et le concept moderne des droits de l’homme.  
En Inde, à la suite du bain de sang provoqué par les massacres de la Partition qui se sont répandus dans tout le sous-continent au moment où le pays se libérait de la tutelle britannique et où les États de l’Inde et du Pakistan furent créés – des hindous massacrés par les musulmans, des musulmans par des hindous, entre un et deux millions de personnes assassinées –, un autre groupe de pères fondateurs, mené par Mahatma Gandhi et Jawaharlal Nehru, ont décidé que le seul moyen d’assurer la paix en Inde était d’écarter la religion de la sphère publique. La nouvelle Constitution de l’Inde fut donc totalement laïque dans sa formulation comme dans ses intentions et cela a duré jusqu’à présent, jusqu’à ce que le gouvernement actuel cherche à saper ces fondations séculaires, à discréditer ces fondateurs et à créer un État ouvertement confessionnel à majorité hindoue.


Quand les croyants estiment que leurs croyances doivent être imposées à ceux qui ne les partagent pas, ou quand ils pensent qu’il faudrait empêcher les non-croyants d’exprimer avec vigueur ou avec humour leur incroyance, il y a un problème. La transformation du christianisme en arme aux États-Unis a eu pour résultat l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade et la bataille incessante sur la question de l’avortement et du droit des femmes à disposer de leur corps. Comme je l’ai déjà dit, la transformation en arme d’une forme d’hindouisme radical par l’actuel gouvernement indien a provoqué de nombreux troubles sectaires et même des violences. Et la transformation de l’islam en arme un peu partout dans le monde a conduit au régime de terreur des talibans, aux ayatollahs, à la société oppressive de l’Arabie saoudite, à l’attaque au couteau contre Naguib Mahfouz et, pour prendre mon cas personnel, à celle dont j’ai été victime.


Voici ma vision personnelle de l’origine des religions. J’imagine qu’il y a très longtemps, avant que nos premiers ancêtres aient la moindre explication scientifique de l’univers, quand ils pensaient que nous vivions sous un couvercle et que la lumière des cieux passait par les trous de ce couvercle ou autres histoires semblables, ils ont cherché des réponses fabuleuses aux grandes questions existentielles. Comment sommes-nous arrivés ici ? Comment cet ici est-il né ? Et le concept d’un dieu céleste ou de plusieurs dieux, d’un dieu créateur ou d’un panthéon de dieux est apparu. Puis lorsque ces ancêtres se sont efforcés de codifier les notions de bien et de mal, de bons et de mauvais comportements, lorsqu’ils ont posé l’autre grande question – maintenant que nous sommes ici, comment devons-nous vivre ? –, les dieux célestes, ceux du Valhalla ou ceux du Kailash, sont devenus en plus des arbitres moraux. (Même si dans les religions panthéistes, le vaste éventail de divinités en contient certaines qui ne se conduisent pas particulièrement bien, donc on ne peut pas dire qu’ils soient des exemples reluisants de moralité.) J’ai souvent envisagé ce passé hypothétique comme une sorte d’enfance de l’humanité où ces parents éloignés avaient besoin de dieux à la manière dont les enfants ont besoin de parents qui leur expliquent leur propre existence, leur donnent des règles et des frontières au sein desquelles ils pourront grandir. Mais vient le temps où nous devons grandir, ou devrions, parce que, pour bien des gens, ce temps n’est pas encore arrivé. Si je peux me permettre de citer la première Épître de saint Paul aux Corinthiens, 13, 11 : « Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; lorsque je suis devenu un homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant. »
Nous n’avons plus besoin de figure(s) de l’autorité parentale, d’un Créateur ou de plusieurs Créateurs pour expliquer l’univers ou notre propre évolution. Et nous n’avons pas besoin, disons plus modestement, je n’ai pas besoin de commandements de papes, ou de serviteurs de dieu d’aucune sorte pour me communiquer des principes moraux. J’ai mon propre sens de l’éthique, merci bien. Dieu ne nous a pas transmis la morale. Nous avons créé Dieu pour incarner nos instincts moraux.

 

Du même auteur sur ce blog : 

 

La cité de la victoire


 

 
 

dimanche 16 juin 2024

[Wright, Richard] L'homme qui vivait sous terre

 

 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'homme qui vivait sous terre
            (The Man Who Lived Underground)

Auteur : Richard WRIGHT

Traduction : Nathalie AZOULAI

Parution : 1941 en anglais (Etats-Unis),
                  2024 pour la version intégrale
                  en français (Christian Bourgois)

Pages : 240

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Fred Daniels, un jeune homme noir, se fait arrêter par la police à la fin d’une journée de travail, alors qu’il s’apprêtait à retrouver sa femme sur le point d’accoucher. Un double meurtre a été commis dans le voisinage, et la police a besoin d’un coupable : ce sera Fred Daniels. Mais il parvient à s’échapper presque miraculeusement. Une plaque d’égout qui se soulève lui donne envie de s’y glisser. Il découvre la ville par en dessous, grâce à des connexions insoupçonnées entre le système des égouts, les caves et les souterrains de la ville. Il parvient ainsi à survivre, à se nourrir, et même à entendre le chant des églises. Puis, il décide de remonter à la lumière…

La version originelle d’un texte de Richard Wright enfin publiée : L’Homme qui vivait sous terre est connu dans sa forme courte, en tant que nouvelle. Restauré comme roman, dans une langue évocatrice, on découvre un grand livre sur le racisme, aux accents kafkaïens.

Écrit dans les années 1940 – juste avant le succès de Black Boy – ce roman se lit comme une dénonciation de la violence de l’Amérique raciste du milieu du XXe siècle. À l’époque du mouvement Black Lives Matter, il résonne puissamment.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Richard Wright est né en 1908 à Natchez. Son premier roman, Un enfant du pays (1940), lui confère une renommée immédiate qui fait de lui le premier grand romancier noir américain. À partir de 1946, il vit à Paris où il est accueilli par Jean-Paul Sartre et le groupe des Temps modernes. Il est mort en 1960.

 

Avis :  

Ecrit dans la foulée du succès d’édition Native Song qui fait alors de Richard Wright « l’auteur noir le plus en vue d’Amérique », L’homme qui vivait sous terre est d’abord refusé par son éditeur, effrayé par sa dénonciation sans fard du racisme dans l’Amérique de ces années 1940. Le livre finit quand même par paraître, mais réduit par la censure au format de nouvelle. Avec quelque quatre-vingts ans de retard, il nous est enfin proposé dans sa version d’origine. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a rien perdu de sa force d’impact !

Un jeune Américain, Fred Daniels, s’apprête à rentrer chez lui après sa journée de travail, lorsqu’il est arrêté par la police. Un double meurtre vient d’avoir lieu dans le quartier et lui qui passait par là avec sa peau noire fait un coupable fort opportun. Malgré son évidente innocence, ses aveux soutirés au terme d’un passage à tabac suffiront aisément à clore l’affaire. C’est tout ce qui compte pour des autorités jugées sur leur apparente efficacité. De toute façon, que pèse ce pauvre gars seul au monde face aux préjugés, mis à part une fragile épouse enceinte et un employeur particulier en l’occurrence absent pour plusieurs semaines ?

Son sort semble donc scellé, quand l’énergie du désespoir lui donne la force de s’échapper. Aux abois, il se glisse par une bouche d’égout entrouverte et se retrouve en un instant « hors du monde ». Là, sous terre, il survit de rapines en perçant les murs de caves et de sous-sols qui, comme autant de périscopes pointant sur le monde, lui ouvrent par la même occasion de subreptices échappées sur la vie privée des hommes. Viendra pour lui le moment de regagner la surface, impatient de partager sa nouvelle compréhension des égarements humains. Sauf qu’entre-temps, les vrais coupables du meurtre auront été identifiés et que ce fou intempestivement ressurgi pour débattre de sa culpabilité deviendra cette fois, toujours pour son malheur, un chien dans un jeu de quilles…

Le récit présente clairement deux faces. Il y a d’abord, côté pile, le réalisme à couper le souffle d’une peinture du racisme et des violences policières qui n’a rien perdu de son actualité, preuve en est l’affaire George Floyd en 2020. Puis, côté face, en même temps que le protagoniste se retrouve à errer dans un envers du monde en jouant les passe-murailles, l’allégorie prend le dessus. Dans ce qui se manifeste comme une folie croissante, en réalité une aliénation causée par la totale incommunicabilité entre Fred Daniels et le monde et par le sentiment de culpabilité en résultant, s’incarne le malaise d’une population noire américaine obligée de faire son chemin, comme elle peut et non sans dommages, dans une société qui ne la reconnaît pas et où elle ne peut donc non plus se reconnaître.

L’auteur s’en explique dans le complément à cette édition, intitulé Souvenirs de ma grand-mère. Il y revient sur l’extrême religiosité de cette dernière, façon pour elle de rendre vivable un monde qui ne l’était pas en s’en extrayant par la création d’une bulle artificielle. Elle aussi vivait attachée au monde, mais hors du monde, dans une dimension parallèle devenue nécessaire à sa santé mentale, puisque, Noire, les codes dominants des Blancs la renvoyait à une étrangeté troublante et dépersonnalisante. Dans ce roman, Richard Wright indique avoir voulu « mettre un homme hors de la vie tout en le maintenant dans la vie, exactement comme [s]a grand-mère. » Brodant alors librement autour de ce thème constitutif, comme la musique de jazz inventée par les Afro-Américains enroule ses improvisations autour de son rythme central, il conclut avoir écrit, avec ce livre, « un morceau de jazz en prose. »

Rares sont les romans d'une telle intensité narrative. Ce cri de révolte aura mis plus de huit décennies avant de pouvoir enfin retentir intact et, force est de le constater, toujours terriblement d’actualité. C’est aussi une œuvre d’une grande qualité littéraire et artistique, dont la genèse expliquée par l’auteur permet d'en comprendre l’importance toute personnelle. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Car c’est ainsi que lui apparaissait désormais le monde d’en haut, comme une forêt sauvage où rôdaient la mort et des bêtes aveugles.
 

Dès lors que quelqu’un prend pour acquis de s’exprimer sur son sort misérable et d’improviser à partir de cette tonalité de base, l’intensité est garantie. Et c’est cette sorte d’intensité que j’ai essayé d’obtenir dans L’Homme qui vivait sous terre. 
 

Tout ça m’amène à parler d’un autre aspect de l’écriture qui pourrait découler ou relever de cette forme fondamentalement noire qu’est le jazz. Dès mes débuts, j’ai découvert que j’aspirais à atteindre un certain point dans mon histoire. Je veux dire par là que je commence à raconter une histoire mais que je sais quand cette histoire commence réellement : quand mon personnage rompt. Que veut dire rompre dans ce sens ? Eh bien, dans toute bonne histoire, il me semble qu’on arrive à un point où le personnage devient fluide, où, à travers un faisceau d’événements, il atteint un point de tension où l’auteur peut faire de lui ce qu’il veut, où tout peut coller. C’est comme un train à grande vitesse qui avance de plus en plus vite jusqu’à aspirer et soulever sur son passage tous les matériaux qui flottent mollement le long de la voie ferrée. C’est ce point dans une histoire qu’atteint un personnage rudement mis à l’épreuve lorsqu’il oublie ses habitudes, ses origines, son autocensure, son déterminisme et que, se sentant libre, il agit avec une latitude que le cadre étroit de sa vie quotidienne ne lui donnait pas. Il me semble que c’est ce qui arrive dans une chanson de jazz : quand le rythme s’impose suffisamment, on peut introduire toutes sortes de variations surprenantes. À dire vrai même, on les attend quand on écoute la musique ou qu’on lit l’histoire, sans bien sûr savoir ce qui va arriver. C’est cette incertitude même quant à la suite qui crée la tension dramatique…
 

Pour le personnage, cette rupture représente à mes yeux ce moment dans la vie où le passé se retire et où il doit, s’il veut continuer à vivre, se lancer dans l’inconnu pour créer un monde, un monde nouveau, où revivre. Selon moi, à tort ou à raison, la marque de la bonne littérature réside précisément dans cette capacité à créer du nouveau, dans la liberté, la nécessité et la volonté de créer ce nouveau.
 

Mais j’avais beau le remarquer, je voyais bien que l’idée d’un homme qui se retire du monde ressemblait étonnamment à la vie de ma grand-mère : elle s’était, dans sa vie religieuse, retirée du monde aussi loin qu’on puisse le faire, avait vécu dans le monde autant qu’on puisse y vivre sans avoir rien à voir avec lui. Et voilà que je donnais une expression à tout ça d’une manière que j’espérais artistique.
 

Pendant que j’écrivais L’Homme qui vivait sous terre, toutes ces idées tournaient dans ma tête : ma grand-mère et la culpabilité qu’elle avait à l’égard de l’existence, sa façon d’être dans le monde et en dehors. Toutes les images et tous les symboles du livre ne sont que des improvisations autour d’une basse continue et sous-jacente, comme un musicien de jazz qui improvise à la trompette. Je ne savais jamais quelle image ou quel symbole allait se présenter mais j’allais d’une phrase à l’autre en me laissant guider par l’émotion. On peut dire que, d’une certaine façon, L’Homme qui vivait sous terre est un morceau de jazz en prose, enfin, si, comme moi, vous n’avez pas peur du mot « jazz ».


 

vendredi 14 juin 2024

[Reverdy, Thomas B.] Le grand secours

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Le grand secours

Auteur : Thomas B. REVERDY

Parution :  2023 (Flammarion)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Prix Landerneau des lecteurs 2023.
Il est 7 h 30, sur le pont de Bondy, au-dessus du canal. C’est un de ces lundis de janvier où l’on s’attend à ce qu’il neige, même si ce n’est plus arrivé depuis très longtemps. Sous l’autoroute A3 qui enjambe le paysage, un carrefour monstrueux, tentaculaire, sera bientôt le théâtre d’une altercation dont les conséquences vont enfler comme un orage, jusqu’à devenir une émeute capable de tout renverser. Nous la voyons grossir depuis le lycée voisin où nous suivons, au fil des cours et des récréations, la vie et le destin de Mo et de Sara, de leurs amis, mais aussi de Candice, la prof de théâtre, de ses collègues et de Paul, l’écrivain qu’elle a fait venir pour un atelier d’écriture.
Tout au long de cette journée fatidique, chacun d’entre eux devra réinventer le sens de sa liberté, dans un ultime sursaut de vie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Thomas B. Reverdy est né en 1974. Il est l’auteur de sept romans, parmi lesquels La Montée des eaux (Seuil, 2003) et, aux Éditions Flammarion, Les Évaporés (prix Joseph-Kessel 2014), Il était une ville (prix des Libraires 2016), L’Hiver du mécontentement (prix Interallié 2018) et Climax (2021).

 

 

Avis :

De son expérience d’enseignant en Seine-Saint-Denis, Thomas B. Reverdy tire une fiction terriblement vraie qui met en scène, en une seule journée explosive, le quotidien banalement chaotique d’un lycée de banlieue parisienne en voie de ghettoïsation.

Unité d’action, de temps et de lieu : nous sommes dans une tragédie classique mais très contemporaine, qui, pour être inventée, ne nous tend pas moins un troublant miroir de l’actualité. Séquencé d’heure en heure pour épouser le rythme d’un établissement scolaire, le récit nous immerge un jour entier dans un lycée de Bondy Nord, planté comme un îlot dans un courant boueux au confluent de l’autoroute A3, du canal de l’Ourcq, d’une zone industrielle et d’un campement de Roms. C’est à ce carrefour dantesque à deux pas du lycée que se resserre le nœud gordien d’un drame que la violence entreprendra de trancher. Tout commence en ces lieux par une altercation, de bon matin, entre un adolescent et un homme que la rumeur identifie bientôt comme un policier en civil. Tel un empoisonnement se répandant rapidement dans le sang, la colère se met aussitôt à enfler et, le temps que le mot d’ordre inonde les réseaux sociaux, une émeute s’apprête à déferler sur le quartier.

Inconscients du raz-de-marée qui se prépare dans un menaçant crescendo de tension narrative, lycéens et professeurs s’efforcent de leur côté de traverser au mieux cette nouvelle journée scolaire. Plusieurs lignes narratives s’entrecroisent et multiplient les points de vue. Tandis que Mo, un lycéen ni pire ni meilleur qu’un autre, s'évertue à plaire à la belle Sara sans s’attirer les railleries des caïds, que Candice la professeur de théâtre s’attèle dans le chahut habituel à une mission d’année en d’année toujours plus difficile, Paul, un écrivain confidentiel animant pour la première fois un atelier d’écriture en milieu scolaire, découvre en observateur candide les réalités de l’enseignement en banlieue défavorisée. Des classes à l’infirmerie en passant par l'infernal chaos de la cantine, des conversations autour de la machine à café aux réunions syndicales, apparaît par petites touches virtuoses un tableau d’ensemble frappant de justesse et de clairvoyance. Pendant que la proviseure atténue les vagues pour complaire à sa hiérarchie et que la CPE court follement de crise en crise, les enseignants rescapés de la démotivation affrontent la déconsidération, le manque de moyens et l’érosion des ambitions, dans des locaux aussi délabrés que ces quartiers de banlieue laissés à l’abandon.

Lorsque surviendra la déflagration, semblable à d’autres observées dans la réalité, l’on aura déjà saisi, au contact de personnages campés avec tendresse dans toute leur authenticité, leur terrible désenchantement en même temps que le miracle de leur ténacité quand l’effondrement général menace. Aux aspirations et aux talents des élèves résistant à la spirale mortifère du ghetto – à Bondy aussi, les pigeons ne demandent qu’à s’élancer vers le ciel, même s’ils reviennent toujours à leur pigeonnier bâti face au lycée – continue malgré tout de répondre le dévouement d’enseignants refusant de les abandonner. Mais le théâtre brûle, bientôt ne restera plus pour les sauver que le « grand secours », cette vanne anti-incendie qui permet d’inonder la scène...

Oscillant entre découragement et espoir autour d’un sentiment d’urgence, Thomas B. Reverdy signe de sa plume fine et nerveuse un roman du réel, magnifique de poésie et d’intensité, en même temps qu’un formidable hommage aux enseignants qui gardent la vocation malgré un terrible manque de moyens. (5/5)

 

 

Citations :

C’était vraiment la corrida, ce premier trimestre. Elle y est arrivée mais c’est de plus en plus dur, c’est ce qu’elle se dit, la faute à la politique d’orientation, ou à la politique de la ville, ou à la politique sociale, ou à la société de consommation, aux gamins sauvages, à la drogue qui gangrène tout, aux réseaux sociaux qui remplacent à la fois les informations et le savoir par une bouillie d’invectives, ou bien c’est elle qui vieillit. Les élèves, eux, ils ont toujours le même âge.
 

C’était vraiment la prof avec du métier, on pouvait penser qu’elle ne rencontrait jamais de problèmes d’autorité. Elle m’a dit : Quand je monte les marches pour aller en cours, je me répète tout du long, Ils vont pas me faire chier, ils vont pas me faire chier, ils vont pas me faire chier. C’était le premier conseil. Le second : Et quand ils me font chier, parce que ça finit quand même par arriver, je ne fais jamais de menace que je ne suis pas en état de mettre à exécution. Si tu dis à un élève de sortir, c’est que tu sais qu’à ce moment-là tu as assez d’énergie pour le sortir toi-même par la peau du cul. Si c’est pas le cas, si c’est en fin de journée, si t’es fatiguée, si t’as déjà trop gueulé, ne le dis pas. Si tu dis un truc, c’est que tu es capable de l’imposer, sinon tu fermes ta gueule. Tu leur donnes un exercice, une page à lire, tu crées une activité, au pire tu essuies cinq minutes de bordel et tu mets ton mouchoir dessus, tu passes à autre chose et tu respires.
C’est pour ça que les flics ne devraient pas avoir d’armes. Une fois que tu as dit que tu allais tirer, qu’est-ce que tu fais si le mec continue à courir ?
 

Autrefois job étudiant, surveillant est à présent un emploi précaire qui attire le genre de jeunes gens courageux qui n’ont pas vraiment le choix. Il faut avoir le sens des responsabilités, le contact facile avec les ados, une certaine forme d’autorité naturelle. Ce n’est pas simple. Même si cette personne existe, il faut encore qu’elle ait envie de faire ce travail ridiculement mal payé, contraignant et ingrat, et qu’elle ait envie de le faire à Bondy. En d’autres termes, il faut qu’elle n’ait pas peur. Qu’elle connaisse déjà. Qu’elle sache que, en fait, ça se gère. C’est-à-dire qu’il faut qu’elle vienne de là. C’est la définition du ghetto.
 

En gros, ici, les élèves ont toujours été arabes ou noirs. Il y avait un peu plus de mélange avant, c’est vrai, il y avait même des enfants de profs. Les Blancs ont fini par déserter complètement e quartier, ils se débrouillent pour aller au Raincy par le jeu des options, et sinon dans le privé. On serait aux États-Unis, on appellerait ça le white fly. Mais disons que les élèves sont à peu près les mêmes. C’est pas grave. C’est un échec social et politique complet, c’est la honte d’une nation civilisée, mais c’est pas grave. Tant qu’ils ont en face d’eux des adultes qui leur montrent autre chose, qui les élèvent, qui leur disent que le monde est plus vaste que ça et qui leur donnent des exemples et des codes, parce que l’exemple ça marche, quand même, en matière d’éducation, tant que tu as des adultes différents, c’est pas si grave. Ça fonctionne. Ça frotte, mais du coup ça fonctionne. Quand tout le monde est pareil, en vase clos, avec quatre pions sur cinq qui sont des anciens élèves, voilà, c’est le ghetto. On fait le boulot quand même, mais c’est de plus en plus dur.
 

Au moment des conseils de classe, qui ont eu lieu malgré tout, le commissariat a proposé aux profs de les escorter jusqu’au RER, et leur a demandé d’éviter de faire ce trajet seuls dans la mesure du possible.
 
 
L’an dernier, un élève de cinquième qui s’endormait en cours, et faisait des cauchemars dont il se réveillait en criant, a fini par expliquer qu’il vivait dans une ancienne clinique de Bondy reconvertie en hôtel pour sans-papiers, où les loyers des chambres étaient exorbitants. Comme il n’y avait plus assez de place quand ses parents sont arrivés, on l’avait mis, lui, avec d’autres enfants, dans l’ancienne morgue de la clinique, dans les tiroirs sortis du mur comme si c’étaient des lits superposés.
On n’imagine pas ce qu’on fait aux enfants.


Qui n’a pas peur de répondre à une annonce du genre : Cherche professeur de français pour vacations sur tout type de poste collège et/ou lycée sur l’académie de Créteil. Niveau licence requis. Sans garantie d’emploi sur l’année et sans congés payés. Éventuellement sur plusieurs établissements. Emploi du temps sur six jours. Salaire minimum. Postes à pourvoir en général dans les zones urbaines sensibles et les zones franches, dans des établissements situés en zone sensible, prioritaire +, ou prévention violence. Qui ? Qui n’a pas peur ?


Le ghetto, ce n’est pas quand tous les élèves viennent du même quartier pourri, mais également leurs professeurs. Le vase clos, abandonné de la République. 


Ici, on les a relégués, abandonnés. Les grands ensembles, construits pour reloger après la guerre de 40 et puis après la guerre d’Algérie, ils appartenaient à la mairie de Paris. Tu imagines ? À La Courneuve, à Aulnay, à Bondy Nord, les mairies n’avaient même pas la main sur les populations qu’on entassait chez eux juste parce qu’on ne voulait pas les voir dans la capitale, pas dans la Ville lumière. Et bien sûr, pas la main non plus sur l’aménagement, sur l’entretien. Tu parles comme Paris en avait quelque chose à foutre. Il faut les voir, les immeubles. L’état des façades. Les portes d’entrée au verre cassé, les digicodes foutus, les peintures de 1982, les parties communes dégradées. Les canisses aux balcons, les rideaux tirés, tous ces gens qui s’enferment, qui deviennent fous de vivre les uns sur les autres. À Bondy Nord, il n’y a pas un seul ascenseur qui marche, pas un seul. La mairie a récupéré les immeubles il y a moins de quinze ans, quand le maire PS a tapé du poing sur la table. Alors le lycée, c’est pareil. Tant qu’on tient les murs, ils tirent sur la corde. À moyens constants, au début, avec une population qui explose. À moindre coût. Jusqu’à ce que tout s’écroule. Des émeutes.