samedi 8 juin 2024

[Dupays, Stéphanie] Un puma dans le coeur

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un puma dans le coeur

Auteur : Stéphanie DUPAYS

Parution : 2023 (Olivier)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

«Morte de chagrin, le cœur brisé. »
C’est la légende familiale qui entoure l’arrière-grand-mère de la narratrice; Anne Décimus aurait suivi son mari dans la mort. L’étrange proximité que Stéphanie Dupays ressent avec son ancêtre la pousse à mener l’enquête. Elle découvre alors un secret qui fait vaciller ses certitudes : Anne a passé la majeure partie de sa vie dans un asile; elle est décédée quarante ans après la date que tous pensaient officielle. Comment l’existence de cette femme a-t-elle pu être effacée au point que même les siens ignorent tout d’elle? Un puma dans le cœur raconte un cheminement intime vers la compréhension et la reconquête d’un héritage. En sondant les liens et les malentendus qui unissent ou séparent les êtres d’une même famille, ce sont nos failles originelles que ce roman bouleversant interroge. Mêlant fiction et récit personnel, Stéphanie Dupays redonne une voix à une femme extraordinaire qui ne savait pas comment supporter le monde et qu’on a réduite au silence. Elle prouve que la littérature peut apaiser les fantômes.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Stéphanie Dupays a publié deux romans au Mercure de France : Brillante en 2016 (prix Charles-Exbrayat) et Comme elle l’imagine en 2019.

 

Avis :  

Quoi qu’en dise la légende familiale, l’arrière-grand-mère de Stéphanie Dupays n’est pas morte de chagrin en 1926, après avoir perdu ses deux grands fils et son mari. Son acte de décès officiel atteste qu’elle a vécu encore trente-huit ans après cette date. Mais alors, qu’est-elle devenue pendant ces quatre décennies sans signe de vie, ses filles abandonnées à un orphelinat ? Et pourquoi cette conviction, ancrée dans la famille, qu’elle avait rendu son dernier souffle à cinquante-et-un ans, elle qui manqua de peu être nonagénaire ?

En deux parties intitulées « On n’est pas seul dans sa peau » et « Mémoires d’une ombre », l’auteur relate la quête, qui, des traces imperceptibles transmises dans l’inconscient familial par son aïeule, à celles, sèchement conservées dans les archives de l’administration hospitalière, va lui permettre de débusquer le secret enseveli sous les gravats du déni et de l’oubli, et, par l’écriture, d’enfin relier au présent et remettre à sa place une morte qui, sans sépulture, ni lieu, ni inscription, risquait, comme il est d’usage pour les fantômes, de peser à leur insu sur la psyché de ses descendantes.

En vérité, si Anne Décimus n’est par morte en 1926 comme les siens ont préféré s’en convaincre, c’est pour connaître un destin peut-être plus funeste encore. Car, à défaut de lui ôter la vie au sens strict, le chagrin l’en a quand même bel et bien privée en lui faisant perdre la raison à une époque où l’on savait encore moins qu’aujourd’hui prendre en charge la maladie mentale. « Lorsque le père de Paul Claudel meurt et que sa sœur, Camille, est internée, l’écrivain André Suarès écrit à Paul : ‘’Vous voilà face à face avec deux aspects de la nuit. Et la mort n’est pas celui des deux qui a le plus de ténèbres.’’ »

Afin de se représenter ce qu’a bien pu vivre cette femme, si bien effacée du monde qu’au-delà de son enfermement à perpétuité, les siens ont préféré la considérer comme morte et réinventer son histoire, Stéphanie Dupays s’est enquis, au moyen d’une abondante documentation, du sort réservé aux internés psychiatriques tout au long du XXe siècle. Ajoutées aux lettres et requêtes que son aïeule adressa longtemps à ses médecins et à l’encadrement de son asile, ces informations contextuelles lui permettent de retracer, entre hypothèses et doutes, le probable et terrifiant parcours d’Anne, une parmi tant de ces ombres que l’on s’empressait d’oublier entre quatre murs, souvent dans des conditions que l’on peinerait à imaginer si elles n’avaient été dénoncées par des journalistes d’investigation comme Albert Londres ou Nellie Bly.

Sans indignation ni pathos, l’auteur relate simplement cette histoire, à la fois intime et représentative de cette époque encore récente où la maladie mentale, objet d’aléatoires expérimentations médicales, s’enfermait derrière de hauts murs, pendant que l’impuissance, la honte et la peur allaient jusqu’à pousser les proches à préférer croire à la mort de leurs internés. C’est aussi une délicate auscultation des insidieux effets produits, de génération en génération, par les secrets de famille, en même temps qu’une sorte de baume, aussi touchant qu’apaisant, enfin offert, par-delà le temps, le déni et la souffrance, à une aïeule doublement tourmentée, par la maladie et par l’oubli des siens.

«  Ce qui caractérise la folie, plus que le délire, est la solitude abyssale. Une solitude tellement grande qu’elle déconnecte de ses semblables. C’est comme parler une langue étrangère que personne ne comprend et à laquelle personne ne répond. » (4/5)

 

Citations : 

Moi aussi je suis – un peu – privée de quelque chose. Par contagion. Je ne sais précisément nommer la perte. Ce n’est évidemment pas une douleur semblable à celle d’un deuil. Il y a une perte tout aussi palpable bien que différente. Une image tourne dans mon cerveau. Le choc d’une balle sur un pare-brise. À partir de l’impact central, la brisure se propage en une étoile constellée de minuscules cristaux. Très loin dans le temps et dans l’espace, l’onde de choc a fêlé quelque chose en moi.
 

Avec un proche qui perd la mémoire, l’entourage se retrouve en position de perpétuel messager des mauvaises nouvelles. Quand j’en parlai plus tard à l’auxiliaire de vie, elle me dit que j’avais eu raison de me taire car quand on le détrompe, le malade ressent le choc de l’annonce non pas une fois mais cinq, dix, cent fois.
 

Dans toute volonté de connaître il y a une goutte de cruauté a dit Nietzsche.
 

La romancière polonaise a dix-neuf ans quand sa mère lui révèle ses origines juives. Elle occulte immédiatement la révélation : « Je pense de plus en plus souvent que nous sommes davantage encore l’oubli. Ce que nous oublions. Ce que, dans un geste d’autodéfense, nous rayons de notre mémoire, nous chassons de notre conscient, nous esquivons dans nos pensées. Ce que nous invalidons pour que ce soit plus facile ou plus léger, pour ne pas souffrir ou ne pas raviver la souffrance. » Agata Tuszyńska continue de vivre comme si elle ne savait rien et masque ses origines, jusqu’au jour où elle se lance dans une enquête sur ses ancêtres, apprivoise peu à peu son histoire et en fait un livre.
 

Le TGV file en direction de Paris, je rentre chez moi. Dans le train, un double sentiment de libération et d’inachevé me saisit. Je me sens comme une fugitive. Je dévisage mon reflet sur la vitre. Le ciel flamboie, menaçant, dans une atmosphère de fin du monde. C’est comme changer de fuseau horaire car ma vie dans la capitale est l’exact inverse de la vie chez mes parents. La campagne girondine impose son rythme horizontal, à ras de la grave, sa terre sableuse. Champs de colza, prés, vignes, Garonne, tout est sur le même plan. Paris est verticale, je passe sans vertige des profondeurs du métro à mon bureau au seizième étage d’une tour avec vue sur la Seine. Je cours de théâtre en musée, de salle de concert en galerie. J’y vis une vie d’ermite entourée de beaucoup de monde.
 

Sur les conseils d’une amie analyste, je lis un texte de Nicolas Abraham et Maria Torok, les deux psychanalystes qui ont inventé la notion de crypte intérieure pour désigner ces secrets si bien gardés qu’ils ne laissent aucune trace, pas même sous forme de symptômes. La douleur est tue et oubliée, confinée dans une partie du moi de façon totalement hermétique. Mais parfois, le fantôme s’échappe et hante les générations suivantes. Quand il y a un secret de famille, il s’exprime d’une autre manière dans la génération suivante ou la suivante encore. C’est à elles de délivrer le fantôme.
 
 
En 1925, Albert Londres a fait le tour des asiles français, non pas masqué comme sa consœur américaine mais à visage découvert. Et son constat n’est pas plus reluisant que celui fait par Nellie Bly outre-Atlantique un demi-siècle plus tôt. Le grand reporter raconte un monde de morts vivants, isolés, maltraités, mal nourris, désespérés : « Les trois quarts des asiles sont préhistoriques, les infirmiers sont d’une rusticité alarmante, le passage à tabac est quotidien. » L’odeur est répugnante, au moment des repas les macaronis volent dans le réfectoire et, la nuit, les cris et les pleurs rendent impossible toute tentative de repos.


Comment dormir avec cette lumière qui reste allumée toute la nuit pour faciliter la surveillance ? Comment trouver le repos quand la gardienne martèle le parquet de ses bottines ? Ça crie, ça parle, ça s’agite. Le pire, c’est l’absence d’espace à soi, de jardin secret. Tout acte est en pleine lumière, l’intimité a disparu. Camille Claudel, internée à peu près au même moment qu’Anne Décimus, ne dit pas autre chose : « Les maisons de fous, ce sont des maisons exprès pour faire souffrir. » Dans ses lettres, la sculptrice dénonce un hôpital rigide, peuplé de « toutes sortes de créatures énervées, violentes, criardes, menaçantes ». Elle supplie sa mère de l’exfiltrer de cet enfer.


L’opinion publique croit volontiers qu’« on n’enferme pas assez » les fous. Et, à chaque fait divers mettant en cause une personne atteinte de pathologie mentale, les réactions hargneuses explosent. Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour que se répande l’idée que l’hôpital, en actant la rupture entre l’aliéné et la société, le boucle dans sa psychose et se transforme en machine à produire des malades chroniques. Anne est née trop tôt, pas au bon endroit, et était peut-être trop atteinte.


Chaque fois que j’évoque le séjour d’Anne en hôpital psychiatrique auprès de personnes férues d’histoire, le même étonnement revient : comment a-t-elle survécu à la guerre alors que des dizaines de milliers de malades sont morts de dénutrition dans les asiles ? Camille Claudel, morte de faim à l’asile de Montfavet en 1943, est une victime illustre, parmi quarante mille anonymes. Cet épisode reste méconnu jusqu’à ce que le scandale éclate quand, en 1987, un psychiatre lyonnais, Max Lafont, dénonce « l’extermination douce » dans un livre qui fit grand bruit. L’indifférence fait place à l’indignation, à la recherche forcenée des coupables et à une querelle d’historiens. Certains soutiennent la thèse d’une extermination intentionnelle mise en œuvre par Vichy obéissant au projet d’euthanasie du régime hitlérien, d’autres analysent la surmortalité des aliénés comme une conséquence de leur vulnérabilité sans qu’il y ait eu de volonté politique de les exterminer. C’est cette dernière approche qui s’est imposée aujourd’hui. Mais s’il n’y a pas eu de « génocide des fous » comme en Allemagne, la démonstration de cette « lâcheté collective » en est presque plus choquante.


Chaque culture a beau avoir ses propres rites, il y a toujours un moment qui marque le passage dans l’au-delà. Les morts sans sépulture, les morts sans lieu, les morts sans inscription, les morts sans écriture deviennent des fantômes menaçants. Les évoquer, c’est leur rendre hommage, les relier à l’histoire présente et les remettre à leur place. Pour que nos mains cessent de trembler.


 

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