Coup de coeur 💓
Titre : Quand on eut mangé le dernier chien
Auteur : Justine NIOGRET
Parution : 2023 (Au Diable Vauvert)
Pages : 224
Présentation de l'éditeur :
Il n’existait pas de mots pour en parler, puisque les mots étaient une
façon de communiquer entre les Hommes et que le Sud était par essence
totalement inhumain. Il s’agissait d’une vie étrangère, une vie de
glaces, de minéraux et de vents.
C’était un voyage au bout duquel il n’y avait rien. On ne pouvait se risquer dans cet espace que pour un court instant et on savait que l’on marchait non pas dans la mort, car la mort est une action, un fait, mais plus exactement dans un endroit où il était impossible de vivre.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Née en 1979, Justine Niogret a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire pour Chien du heaume. Quand on eut mangé le dernier chien est son premier roman aux éditions Au diable vauvert.
Avis :
Après la fantasy, la science-fiction et le roman noir qui lui ont valu plusieurs prix, Justine Niogret se joue définitivement de toute catégorisation en s’attaquant brillamment à une autre forme de voyage littéraire : elle raconte l’expédition antarctique de Douglas Mawson à la fin de 1912.Nous sommes à l’âge héroïque de l’exploration en Antarctique. Depuis la fin du XIXe siècle, les expéditions dans cet espace géographique encore inconnu se disputent la gloire et le progrès scientifique. Mais, sans liaison radio ni engins motorisés, ne pouvant compter que sur leurs seules forces physiques et mentales, les hommes paient un lourd tribut aux risques qu’ils y encourent.
Quand, à l‘été austral 1912-1913, le géologue australien Douglas Mawson qui n’en est pas à son coup d’essai – il s’est notamment joint à une expédition de Shackleton quelques années plus tôt – choisit son compatriote le lieutenant Belgrave Edward Sutton Ninnis et l’alpiniste suisse Xavier Mertz pour un raid de plusieurs mois en Terre Victoria, depuis le camp de base de leur expédition au Cap Denison en Terre Adélie, il ne se doute pas encore, contrairement au lecteur informé par le titre du récit, de l’ampleur de leur cauchemar à venir.
L’accident qui va tout compromettre les surprend après un mois de route, à cinq cents kilomètres de leur base. Sur les trois hommes et leurs dix-sept chiens de traîneau, le décompte des survivants, égrené par les têtes de chapitre pendant encore les deux mois du retour, tombera à un. Dans l’intervalle, affûtée comme la lame d’un couteau pour, selon l’auteur elle-même, épouser l’ascèse des explorateurs ramenés aux stricts essentiels de la survie, la plume à l’os de Justine Niogret nous emporte dans un récit puissant, tendu comme cette équipée au bout du dépassement et de la souffrance. Rigoureusement précise et factuelle, au-delà de toute considération psychologique, la narration de cette histoire vraie emporte ses protagonistes jusqu’à l’ultime révélation, la révélation de soi-même au contact de l’inhumain : un espace infini de glace, de neige et de blizzard où rien de vivant n’a de place.
A la précision et à l’urgence d’un récit saisissant, qui pourra rappeler le tout aussi spectaculaire The White Darkness de David Grann, Justine Niogret allie la force et la beauté d’une écriture ciselée jusqu’à l’épure et la portée universelle d’une véritable œuvre romanesque. “Tout le monde a son Antarctique”, a écrit Thomas Pynchon. A méditer. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Il fallait ramper pour sortir de la tente et une fois dehors, les trois hommes restèrent à quatre pattes : de toute façon, ce soir, le vent les aurait fait tomber. Ils étaient trois, mais étaient seuls : s’ils avaient tendu la main ils se seraient touchés, bien entendu, mais ils ne s’entendaient plus, ils ne se voyaient plus. Le vent les brutalisait, si puissant qu’il en possédait une masse, une réalité qu’on aurait cru pouvoir saisir comme une corde, une brique. Ici, le blizzard était une matière, plus réelle encore que la neige et la glace.
Tout baignait dans un crépuscule pâteux, une lumière collante, grise. Le ciel et la neige se fondaient l’un dans l’autre, sans démarcation.
Il s’agissait de crêtes de neige aiguës, toutes parallèles, montant au moins jusqu’aux hanches, parfois au sternum. Le vent changeait ces dunes en glace transparente et Mawson, en voyant leur dos lisse et bleu percer la surface poudreuse de la banquise, songeait aux ailerons des dauphins qui accompagnaient parfois les bateaux sur l’océan. Les sastrugi étaient dures comme de l’acier et rencontraient presque toujours le chemin des explorateurs de façon perpendiculaire. Les patins des traîneaux ne pouvaient les briser pour s’y faire un chemin et les passer à skis relevait du numéro d’équilibriste : on ne pouvait tenir que sur le sommet de deux crêtes et le bois des skis pliait comme un arc, puis se brisait. Il n’y avait guère que deux solutions : faire un détour, ou s’y frayer un pénible chemin, à pied, en aidant les chiens à faire monter et descendre les traîneaux, tout en s’assurant que les cargaisons ne se renversent pas. Les sastrugi se passaient à la force des bras, et les trois hommes ne le savaient que trop bien.
Le dernier continent était à la fois très clos et ouvert, jusqu’à un horizon qui semblait donner sur l’espace même. On n’y voyait pas les distances et la lumière y frappait d’un cru impossible à imaginer. Aucun arbre, aucune herbe, aucun animal pour troubler la vue ni la cibler sur un objet quelconque. Rien, rien jusqu’au ciel, ni rien non plus dans celui-ci. Et pourtant : clos, car on ne voyait cet infini qu’au travers de lunettes de bois fendu enfoncées dans plusieurs cagoules encroûtées d’une couche de glace. Il fallait régulièrement briser cette visière qui repoussait presque aussitôt. Les sons semblaient étrangers, eux aussi. La respiration résonnait dans les capuchons, et lorsque le vent ne hurlait pas à vous en arracher l’esprit, les sons semblaient plats, tombant des bouches et des objets. C’était une terre de secrets : on n’y voyait rien, on n’y entendait rien.
Chaque gâteau était une épaisse tranche de biscuit, faite de deux farines pures : du gluten et de la caséine, ce qui en augmentait la qualité nutritive et la résistance aux chocs. Ces biscuits étaient si durs que Ninnis avait déjà proposé de rentrer en Angleterre sans finir l’expédition et de les proposer comme spécimens géologiques. Sachant qu’ils devaient parfois être brisés au pic à glace avant d’oser y refermer les dents, l’idée pouvait être défendue sans honte. Une fois cassé, le biscuit était en général trempé dans une tasse de cacao chaud, puis, enfin ramolli, ou presque, pouvait être mâché.
Il avait déjà vu des hommes à bout de force et de moral marcher avec un regain d’énergie, une fois que le chef d’expédition leur avait juré qu’ils mangeraient, dans quatre jours et ramollie dans leur thé, une lanière de graisse d’éléphant de mer vieille de plusieurs semaines. Sur la glace, la nourriture était un but, un rite et en cela, elle cristallisait tous les besoins et les désirs des explorateurs. La nourriture, elle, restait humaine.
Sous l’abri, leurs vêtements posèrent le même problème que tous les soirs : la journée, à l’extérieur, il faisait bien trop froid pour que la neige fonde sur leurs manteaux et capuches, mais cette humidité retenue se laissait aller à la chaleur et à la flamme du petit poêle Primus. Tout devenait boueux, liquide, glacé, tout s’infiltrait, et il montait du sol une touffeur pourtant glaciale. On ne pouvait s’asseoir que dans une flaque et rien ne savait éponger cette eau. Il n’existait plus rien de sec et tout était une bourbe.
Peut-être était-ce cela qu’il était venu chercher ici. L’immensité. Une immensité inhumaine. Lui qui aimait les chiffres, il savait que lorsqu’il en parlait, lorsqu’il comptait, il parlait alors de sentiments, d’une réalité si énorme qu’elle en devenait violente, terrible. Une réalité de terreur. Lui la comprenait, l’appréhendait, et ne la craignait pas. C’était un secret qu’il partageait avec le monde et que ses interlocuteurs ne voulaient, ne pouvaient pas entendre. Des chiffres qui faisaient rapetisser, des chiffres qui ne tenaient pas entre les doigts : un sable fait de minuscules calculs sans fin. Le sentiment de se défaire, de se déliter, de fondre dans quelque chose de bien plus grand que soi. Et pourtant, lui n’était jamais aussi vivant, aussi lui, qu’au milieu de cette réalité qui se moquait bien des existences humaines. Un de ses professeurs, autrefois, lui avait demandé d’un ton agacé si, à son idée, Dieu avait nature de chiffre. Ce Mawson, enfant, ne le savait pas, et l’adulte l’ignorait toujours.
Mawson savait qu’il n’existait pas de mots pour en parler, puisque les mots étaient une façon de communiquer entre les Hommes et que le Sud était par essence totalement inhumain. Il s’agissait d’une vie étrangère, une vie de glaces, de minéraux et de vents. Ils vivaient, c’était indéniable. Peut-être pouvait-on en parler comme on le faisait des descentes dans les fosses au profond des océans : il fallait simplement plonger en sachant qu’il faudrait remonter. C’était un voyage au bout duquel il n’y avait rien. On ne pouvait se risquer dans cet espace même pour un court instant et on savait que l’on marchait non pas dans la mort, car la mort est une action, un fait, mais plus exactement dans un endroit où il était impossible de vivre.
Certains explorateurs parlaient de capuches gelées brutalement, par une seule bourrasque, restées si raides dans une mauvaise position qu’elles tenaient la tête en arrière, face au ciel, pendant des journées entières. De sacs de couchage scellés comme les deux lèvres d’une plaie, si froids que même à l’intérieur, on se réveillait d’un mauvais sommeil avec de nouvelles engelures. Avec ces douleurs et ces difficultés, la faim se faisait différente : on ne rêvait pas de sucre, de délicatesses ou de consistance, mais de graisse et de farine. C’était le corps qui hurlait sa permanente agonie, et il ne mentait pas. L’énergie brûlée n’était pas celle de la marche, des efforts et des piolets plantés dans la glace, mais celle des frissons continus, celle de la chair elle-même tentant de ne pas mourir. Les muscles se dévoraient pour survivre et leur fonte rendait ces mêmes frissons de plus en plus difficiles à endurer. C’était un cercle vicieux et tous les explorateurs gardaient à l’esprit, comme un goût permanent sous la langue, la nature de la mort causée par le froid : un lent glissement dans une sérénité flottante, les organes qui s’arrêtaient les uns après les autres, et puis le sommeil, et enfin une mort dont on n’était pas conscient. Le corps s’éteignait comme une bougie consumée, et l’esprit n’était déjà plus là pour le voir.
C’étaient ceux qui gardaient l’esprit serein dans leurs privations qu’il remarquait et emmenait ensuite sur la glace. Il lui semblait important de trouver de la douceur, de l’abnégation et, surtout, la capacité à supporter ses propres douleurs. Le Sud était moins une épreuve de force que de caractère : celle-ci consistait à supporter l’échec d’un combat perdu d’avance. De même, il préférait choisir des hommes jeunes pour faire partie du groupe. On le lui avait là aussi reproché à plusieurs reprises, en lui demandant s’il n’existait, à son avis, aucun homme de cinquante ans exceptionnel. Mawson répondait toujours que leur nombre était sans doute notable, mais qu’un homme exceptionnel de cinquante ans l’avait été encore plus à vingt. Ninnis comptait vingt-cinq ans, et Mawson et Mertz n’étaient, après tout, guère plus vieux : ils en avaient trente.
Il connaissait le soudain éclat de lumière pure, reflété par une glace aussi translucide qu’un cristal. Il se souvenait très vivement de cet instant brutal où le soleil frappe sans aucun filtre au fond de l’œil et de la brûlure atroce ressentie par la cornée, frappée comme par la foudre. Hors de ce continent, il n’existait aucune lumière assez violente pour consumer à ce point les chairs délicates de l’œil, sauf les arcs électriques utilisés pour la soudure des métaux. Les explorateurs utilisaient donc les lunettes inventées par les peuples du Grand Nord, en os ou en bois, à peine fendues d’une maigre ligne ouverte. Il était toutefois impossible de les porter en permanence : le blizzard changeait le souffle des hommes en cristaux de glace qui recouvraient leurs capuches et leurs visages, formant un masque plein, dur comme la pierre. Le gel prenait aussi l’os des lunettes, et il fallait alors les retirer si l’on voulait voir quoi que ce soit. Ces éclats de lumière pouvaient faire perdre aussitôt la vue et consumer la rétine au-delà de toute guérison.
Le vent s’était tu, lui aussi, et un étrange soleil montait dans le ciel : rond, blanc, sec, entouré d’un gigantesque halo où nageaient deux autres astres, reflets à peine plus petits que le premier. — Dans le Grand Nord, ils appellent ce mirage l’œil de bouc, dit Mertz.
Bonjour Cannetille! Je l'avais lu à sa sortie, celui-ci, et c'était fascinant en effet! Merci pour ce rappel et bonne semaine à toi.
RépondreSupprimerBonjour Fattorius. Une lecture immersive ! Bonne semaine également.
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