mercredi 12 juin 2024

[Jauffret, Régis] Dans le ventre de Klara

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Dans le ventre de Klara

Auteur : Régis JAUFFRET

Parution : 2024 (Récamier)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

"Ce roman est constitué de faits et d'imaginaire comme un corps de chair et d'os." - Régis Jauffret
De juillet 1888 à avril 1889, Klara Hitler porte dans son ventre celui qui est destiné à devenir l'incarnation du mal absolu. Pour la première fois, la mère du monstre prend la parole sous la plume magistrale de Régis Jauffret, et nous confie le récit de sa grossesse funeste. 
Neuf mois de violence et de religiosité étouffante, desquels naîtra celui qui incarnera le nazisme et la Shoah. Neuf mois durant lesquels Klara est traversée, habitée, possédée déjà par l'innommable, partagée entre l'amour pour son enfant à venir et les visions qu'elle reçoit malgré elle des crimes que ce fœtus, une fois devenu homme, commettra contre l'humanité tout entière.

Peu d'auteurs ont su explorer l'indicible avec le génie narratif dont fait preuve Régis Jauffret. Lui seul pouvait faire ce voyage dans les abysses, avec la conscience que seule la littérature peut explorer profondément l'âme humaine. Un roman sombre, violent et magnifique.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Régis Jauffret est né à Marseille en 1955. Il fait ses débuts d'écrivain en 1985 avec Seule au milieu d'elle. Il connaît un grand succès en 1998 avec Histoire d'amour. En 2007, il publie Microfictions et remporte le prix Goncourt de la nouvelle. Lauréat du prix Décembre pour Univers, univers, puis du prix Femina pour Asiles de fous, Régis Jauffret est l'une des voix les plus importantes de la littérature française contemporaine.

 

 

Avis :

« Les femmes sont grosses de l’avenir du monde. » Un avenir parfois funeste, comme dans le cas de Klara Hitler, lorsque de juillet 1888 à avril 1889 elle porte dans son ventre celui qui s’avèrera la « bête immonde ». Comblant par la fiction les pointillés dessinés par une riche documentation historique, Régis Jauffret raconte cette gestation que, certes ignorante du mal qu’elle porte en germe, il nous présente traversée de sombres fulgurances extralucides, en une implacable superposition d’un présent mortifère, asphyxié par l’obscurantisme religieux et par l’autorité violente du mari, et de visions subreptices d’un futur innommable que lui et nous connaissons.

L’auteur que, depuis son livre Papa consacré à son père emmené par la Gestapo, l’on sait douloureusement marqué par cette époque, a rassemblé tout ce que l’on sait des parents d’Hitler avant de choisir de donner la parole à la mère. Il imagine qu’elle avait pour habitude de se confier à un tableau noir, sitôt couvert de ses mots fiévreux, sitôt effacé dans un réflexe craintif de silence et de soumission. Cette femme dont le récit ne donne jamais le nom, d’abord servante puis épouse, après dispense ecclésiastique, de son oncle, vit terrifiée sous la double emprise de cet homme mesquin, rigide et autoritaire, et d’un curé obscurantiste qui la renvoie à un coupable et inférieur statut féminin justifiant toutes les tyrannies.

Son récit plante le décor cauchemardesque d’une histoire familiale trouble, entre naissances illégitimes et origines incertaines, inceste et consanguinité, le tout confit dans les mentalités arriérées d’une petite ville d’Autriche-Hongrie tolérant toutes les turpitudes pourvu qu’elles portent le masque d’une bienséance bigote et fondamentaliste. Viennent s’y imprimer les terrifiantes confessions intimes d’une femme asservie par la peur et la maltraitance, convaincue jusqu’à la folie de sa coupable infériorité féminine et donc entièrement soumise à l’entreprise de châtiment et d’expiation qui la poursuit dans tous ses gestes et dans le moindre recoin de ses pensées. Tandis qu’elle s’efforce de se conformer au rôle que ses tortionnaires lui assignent – celui d’un ventre répugnant mais muettement soumis aux pulsions de son mari et aux besoins de la reproduction –, se glissent dans son esprit déjà halluciné les flashes de visions qu’elle a toutes les raisons de croire nées de sa diabolique mauvaiseté, mais qui parlent tout autrement au lecteur post-Shoah.

Certes un tantinet répétitif à la longue et imputant sans doute un peu trop le nazisme à la naissance d’un seul homme, ce texte, mûri par des années de préparation – l’auteur l’a remanié après une première édition italienne début 2023, sous le titre 1889  – et porté par la virtuosité d’une plume merveilleusement travaillée, a la puissance d’un grand livre, terriblement noir et douloureux, construit à partir d’obsessions personnelles profondes sur cette aberration : qu’un fœtus incarnant tous les espoirs d’avenir d’une mère se transforme en plus grand génocidaire de l’histoire. (4/5)

 

 

Citations :

Les mères demeureront toujours comptables des péchés commis plus tard par l’enfant qu’elles ont porté. On nous accusera d’avoir concocté neuf mois durant un assassin, un monstre, un être qui fera regretter Dieu d’avoir créé Adam et on nous reprochera d’avoir engendré ces fratries asphyxiées aux cendres dispersées, fumant la terre des potagers dont la récolte nourrira les bambins des bourreaux, et, nous prêtant le pouvoir de divination des sorcières, on nous blâmera de n’avoir pas cousu nos vulves afin de les préserver de l’existence et du supplice.
L’intervention des pères est trop fugace pour les compromettre en aucune façon. Oncle me l’a dit.
 

Puisque mes enfants ont peu vécu, ils n’ont pas eu le temps de gravement pécher et ils ont grimpé directement au paradis. Peut-être ont-ils écopé malgré tout de quelques heures de purgatoire pour les deux ou trois bêtises qu’ils avaient eu le temps de commettre avant de tomber malades mais la Vierge les aura graciés et placés à la droite du Père. Au lieu de les pleurer je devrais me réjouir d’avoir de la sorte réalisé le rêve des mères chrétiennes de mettre au monde de futurs citoyens du Ciel.
 

Aloïs et Angela étaient solides, incassables. Angela avait survécu l’an passé à la fièvre typhoïde et en 1886 Aloïs avait vaincu le croup qui emporterait Gustav en décembre de l’année suivante et bientôt Ida. On m’avait empêchée d’aller aux obsèques de Gustav car je [la mère] ne maîtrisais pas ma peine. Oncle [le père] n’avait assisté à aucun des enterrements car ils s’étaient déroulés pendant ses heures de travail.
 

A la fin de l’année, mes seins s’infectèrent. Je ne pus allaiter Gustav pendant dix jours. Ensuite, mon lait coula clair et puis ne coula plus. Oncle m’ordonna de compenser la dépense que représentait l’usage du biberon par un moindre appétit de ma part qui contre-balancerait l’achat de lait supplémentaire et il amputa mon budget.
Avec ma sœur nous mîmes un point d’honneur à économiser notre nourriture, si bien qu’à la fin de la semaine il nous restait malgré tout quelques pfennigs. Nous les accumulions en silence, regardant au fil du temps grossir avec joie notre pécule. Nous le cachions dans un pot de terre sur une étagère de la cuisine.
Un dimanche matin, Aloïs le fit tomber en présence d’Oncle. Il se brisa, les piécettes se répandirent. Il fallut s’expliquer. J’avouais.
- Puisque je te donne trop, tu auras moins.
Il fit ramasser la monnaie par Aloïs et en souriant l’empocha.
 

Nous autres femmes portons en nous le squelette qui garnira un de ces ventres de bois dont les tombes sont pleines. Pas de quoi pavoiser, au contraire nous devrions pleurer le futur mort dont nous sommes le tombeau provisoire avant de le jeter au monde le temps qu’il faute, pèche, soit moissonné par la mort et damné.
 

Les femmes sont grosses de l’avenir du monde.


 

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