mardi 18 juin 2024

[Rushdie, Salman] Le couteau

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le couteau (Knife)

Auteur : Salman RUSHDIE

Traduction : Gérard MEUDAL

Parution : 2024 en anglais
                  et en français (Gallimard)

Pages : 275

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

"Il était essentiel que j’écrive ce livre : une manière d’accueillir ce qui est arrivé, et de répondre à la violence par l’art."
Pour la première fois, Salman Rushdie s’exprime sans concession sur l’attaque au couteau dont il a été victime le 12 août 2022 aux États-Unis, plus de trente ans après la fatwa prononcée contre lui. Le romancier lève le voile sur la longue et douloureuse traversée pour se reconstruire après un acte d’une telle violence ; jusqu’au miracle d’une seconde chance. Le Couteau se lit aussi comme une réflexion puissante, intime et finalement porteuse d’espoir sur la vie, l’amour et le pouvoir de la littérature. C’est également une ode à la création artistique comme espace de liberté absolue.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Auteur de quatorze autres romans (dont Les Enfants de minuit qui lui valut le Booker Prize et le Best of the Booker), de nouvelles, d’essais et d’une autobiographie (Joseph Anton), Salman Rushdie est membre de l’American Academy of Arts and Letters et “Distinguished Writer in Residence” à l’université de New York. Ancien président du PEN American Center, Salman Rushdie a, en 2007, été anobli et élevé au rang de chevalier par la reine Élisabeth II, pour saluer sa contribution à la littérature.

 

Avis :  

En 2022, trente-trois ans après la fatwa lancée contre lui à cause de son roman Les versets sataniques, Salman Rushdie est attaqué au couteau alors qu’il s’apprête à donner une conférence aux Etats-Unis… sur la protection des écrivains menacés de persécution ! Survivant miraculeux, il met ici en mots l’attentat et sa longue convalescence, manière pour lui de « s’approprier » ce qui lui est arrivé, mais aussi d’opposer l’amour des siens et la liberté de la littérature à la violence fanatique.

Ce jour-là, alors qu’après une décennie de clandestinité sous haute protection policière en Angleterre, l’écrivain désormais installé à New York a peu à peu repris une vie plus normale, ce qui semble enfin faire partie du passé refait subitement surface. Vingt-sept secondes d’attaque et quinze coups de couteau plus tard, la vie de Salman Rushdie n’a plus de place que pour l’urgence absolue. Exit la magie métaphorique : le récit minutieusement réaliste est un corps-à-corps physique avec le sang et la douleur, du choc de l’agression, de la course contre la montre médicale, puis de la réanimation miraculeuse mais ravagée, au long supplice d’une réparation longtemps incertaine, débouchant sur des séquelles irrémédiables, parmi lesquelles la perte d’un œil et de l’usage d’une main.

La peur aussi a fait son grand retour, qui vient ébranler épouse et grands enfants également. Comment reprendre le cours de l’existence sans craindre couteaux ou autres partout ? C’est un cheminement intérieur titanesque que l’auteur et les siens se sont retrouvés à accomplir, un parcours terrible mais obstinément tourné vers l’espoir et la lumière. Mise en mots de l’innommable, la narration est en même temps une formidable déclaration d’amour de l’auteur à son épouse, la romancière, poète et photographe Rachel Eliza Griffiths dont l’indéfectible dévouement parvient au final à faire passer l’amour devant la barbarie. Fort de ce soutien des siens, de ses lecteurs et de l’opinion publique en général, l’auteur qui, en plus de ses moyens physiques, a dû aussi se battre pour retrouver le goût d’écrire, se revigore d’une réflexion érudite, rappelant ces autres écrivains - à commencer par le Nobel égyptien Naghib Mahfouz -, mais aussi tous ces hommes et ces femmes tués ou menacés par le fanatisme religieux - en particulier en Inde, le pays de ses origines aujourd'hui la proie d’un radicalisme hindouiste -, et se félicitant de la flamme toujours renaissante de l’art et de la littérature, vecteurs têtus des Lumières et de la liberté.

Passerelle jetée par-delà la violence et l’intolérance nées des failles de nos sociétés, cet ouvrage de transition dans l’oeuvre de Salman Rushdie annonce le retour en littérature d’un homme augmenté, par les épreuves et le miracle d’une seconde chance, d’une conscience désormais très aigüe du bonheur et des pouvoirs libérateurs de la littérature. (4/5)

 

Citations : 

Quand je repense à cette dernière soirée insouciante, l’ombre du futur s’abat sur ma mémoire. Mais je ne peux pas m’avertir moi-même. Il est trop tard. Je ne peux que raconter l’histoire.  Voici un homme seul dans l’obscurité, ignorant du danger qui est déjà très proche.
Voici un homme qui va se coucher. Le lendemain matin sa vie va changer. Il n’en sait rien, le pauvre innocent. Il dort. Le futur fonce sur lui pendant son sommeil.  
Sauf que, bizarrement, c’est vraiment le passé qui revient, mon propre passé qui fonce sur moi, non pas un gladiateur dans un rêve mais un homme masqué armé d’un couteau qui tente d’appliquer une sentence de mort vieille de trois décennies. Dans la mort, nous sommes tous des gens d’hier, à jamais piégés dans le passé. C’était dans cette cage que le couteau voulait m’enfermer. Non pas le futur. Le retour du passé qui cherche à m’attirer vers lui.
 

Une intimité d’étrangers. C’est une expression qu’il m’est arrivé d’employer pour définir le moment joyeux qui se produit dans l’acte de lire, l’union heureuse de la vie intérieure de l’auteur avec celle du lecteur.
 

J’ai toujours voulu écrire sur le bonheur, en grande partie parce que c’est extrêmement difficile. L’écrivain français Henry de Montherlant est l’auteur de cette formule célèbre : « Le bonheur écrit à l’encre blanche sur des pages blanches. » En d’autres termes, on ne peut pas le faire apparaître sur la page. Il est invisible. Il ne se montre pas.
 

Il est arrivé une chose étrange à la notion de vie privée, par les temps surprenants que nous vivons. Au lieu d’être chèrement aimée il semble qu’elle soit devenue pour beaucoup d’Occidentaux, particulièrement des jeunes, une qualité sans valeur et même indésirable. Si une chose n’est pas rendue publique elle n’existe pas vraiment. Votre chien, votre mariage, votre plage, votre bébé, votre dîner, le mème intéressant que vous avez vu récemment, toutes ces choses doivent nécessairement être quotidiennement partagées.
En Inde, la vie privée est un luxe réservé aux riches. Les pauvres, qui vivent dans des lieux étroits et surpeuplés, ne sont jamais seuls. Beaucoup d’Indiens misérables doivent accomplir leurs gestes les plus intimes, comme satisfaire leurs besoins naturels, en plein air. Pour avoir une pièce à soi, il faut avoir de l’argent. (Je ne pense pas que Virginia Woolf se soit jamais rendue en Inde mais sa réflexion reste valable, même là-bas, même pour les hommes.)
 

Le langage aussi était un couteau, capable d’ouvrir le monde, d’en révéler le sens, les mécanismes internes, les secrets, les vérités. Il pouvait trancher dans une réalité pour passer dans une autre. Il pouvait dénoncer la bêtise, ouvrir les yeux des gens, créer de la beauté. Le langage était mon couteau. Si j’étais pris à l’improviste dans une attaque au couteau que je n’avais pas souhaitée, peut-être était-ce là le couteau que j’allais utiliser pour riposter. Ce pouvait être l’outil dont j’allais me servir pour refaire et retrouver mon monde, pour reconstruire le cadre dans lequel mon image du monde pourrait une fois de plus être accrochée sur mon mur, pour prendre en charge ce qui m’était arrivé, pour me l’approprier, le faire mien.
 
 
La vraie folie c’est de regretter ce que l’on a fait de sa vie, me suis-je dit, parce que la personne qui regrette a été façonnée par la vie qu’elle en vient, par la suite, à regretter. 


Si vous redoutez les conséquences de ce que vous dites, vous n’êtes pas libre. 


Tant que je n’aurais pas affronté l’attaque, je ne pourrais rien écrire d’autre. Je compris qu’il fallait que j’écrive le livre que vous êtes en train de lire avant de pouvoir passer à autre chose. Écrire serait pour moi une façon de m’approprier cette histoire, de la prendre en charge, de la faire mienne, refusant d’être une simple victime. J’allais répondre à la violence par l’art.


Ma victoire c’était de vivre. Mais le sens que le couteau a donné à ma vie était ma défaite. 


Dans The Faith of a Nationalist, Bertrand Russell dit ceci : “Les gens tendent à aligner leurs croyances avec leurs passions. Les hommes cruels croient en un dieu cruel et prennent prétexte de leurs croyances pour excuser leur cruauté. Tandis que les bonnes personnes croient en un dieu de bonté, et elles auraient été bonnes de toute façon.” Cela paraît convaincant, mais dans votre cas, mon cher A., ce n’est pas tout à fait pertinent. Quel âge aviez-vous quand vous êtes allé voir votre père au Liban ? Dix-neuf ans ? Un garçon solitaire qui avait vécu sans père pendant la plus grande partie de sa vie, un garçon avec un vide en lui, facile à influencer, facile à modeler et à la recherche d’une voie et d’un modèle, mais pas un garçon cruel. Un “brave garçon qui a bon cœur et n’aurait fait de mal à personne”. Et donc la question se pose : un tel enfant, à peine adulte, peut-il se voir enseigner la cruauté ? La cruauté était-elle déjà en lui, dans quelque recoin intime, attendant les mots qui allaient la libérer ? Ou a-t-elle pu être véritablement semée dans le sol vierge de votre caractère pas encore formé, y prendre racine et s’épanouir ? Ceux qui vous connaissaient ont été surpris de votre geste. Le meurtrier en vous n’avait pas encore montré son visage. Ce sol vierge a eu besoin de quatre années d’Imam Yutubi pour devenir ce qu’il est, ce que vous êtes devenu.


(…) l’art défie l’orthodoxie. Le rejeter ou le vilipender pour ce qu’il est c’est ne pas comprendre sa nature. L’art place la vision personnelle de l’artiste en opposition aux idées reçues de son temps. L’art sait que les idées reçues sont ses ennemis, comme l’a dit Flaubert dans Bouvard et Pécuchet. Les clichés sont des idées reçues et, à ce titre, des idéologies, que les unes et les autres dépendent de la sanction d’invisibles dieux célestes ou pas. Sans l’art, notre capacité à réfléchir, à avoir une vision neuve des choses, et à renouveler notre monde dépérirait et serait condamnée à mourir.  
L’art n’est pas un luxe. C’est l’essence même de notre humanité et il n’exige aucune protection particulière si ce n’est le droit d’exister.  
Il peut être mis en cause, critiqué et même rejeté. Il n’accepte pas la violence.  
Et en fin de compte, il survit à ceux qui l’oppriment. Le poète Ovide a été exilé par César Auguste mais la poésie d’Ovide a survécu à l’Empire romain. La vie du poète Mandelstam a été ruinée par Joseph Staline mais sa poésie a survécu à l’Union soviétique. Le poète Lorca a été assassiné par les brutes du général Franco mais son art a survécu au fascisme de la Phalange. 


Milan Kundera, qui est mort pendant que j’écrivais ce livre, pensait que la vie est un voyage à sens unique. Vous ne pouvez pas changer ce qui s’est produit. Pas de seconde ébauche. C’est ce qu’il entendait par « l’insupportable légèreté de l’être » qui, me dit-il un jour, aurait pu être le titre de chacun des livres qu’il avait écrits – ce qui pouvait aussi bien être libérateur qu’insupportable. J’ai toujours approuvé cette idée mais l’attaque du 12 août m’a fait changer d’avis. Tandis que je guérissais de mes blessures tant physiques que psychologiques, je ne savais pas si je sortirais plus fort de cette expérience. J’étais juste heureux d’en sortir vivant. Plus fort ou plus faible, il était trop tôt pour le dire. Ce dont j’étais convaincu, en revanche, c’était que, grâce à la conjonction de la chance, de l’habileté des chirurgiens et de soins attentionnés, on m’avait accordé une seconde chance. J’obtenais ce que Kundera pensait impossible, une vie de rattrapage. J’avais déjoué toutes les prévisions. Une question se posait à présent : quand on vous donne une deuxième chance, qu’est-ce que vous en faites ? Quel usage en faites-vous ? Qu’allez-vous faire de la même façon ? Qu’allez-vous faire différemment ? 


Traiter d’une attaque meurtrière est une chose que je ne sais pas faire. Transformer ceci en cela en fait une chose que je suis capable d’assumer. C’est du moins la théorie. Un livre sur une tentative d’assassinat devient pour le presque-assassiné le moyen de reprendre le contrôle sur l’événement.


Selon moi, la croyance privée de quelqu’un ne regarde personne d’autre que l’individu concerné. Je n’ai aucun problème avec la religion dès lors qu’elle occupe la sphère privée et ne cherche pas à imposer ses valeurs aux autres. Mais lorsque la religion devient politique, quand elle devient une arme, c’est l’affaire de tous en raison de son pouvoir de nuisance.


Je me suis toujours souvenu qu’en France, au siècle des Lumières, l’ennemi à combattre au nom de la liberté était moins l’État que l’Église. L’Église catholique avec son arsenal – le délit de blasphème, l’anathème, l’excommunication, mais aussi ses véritables instruments de torture entre les mains de l’Inquisition – s’ingéniait à imposer à la pensée des limites strictes : Jusque-là et pas plus loin. Écrivains et philosophes des Lumières s’employaient à défier cette autorité et à briser ces restrictions. De ce combat naquirent les idées que Thomas Paine apporta en Amérique et qui constituent la base de ses essais, Le sens commun et La crise américaine, qui ont inspiré le mouvement d’indépendance, les Pères fondateurs et le concept moderne des droits de l’homme.  
En Inde, à la suite du bain de sang provoqué par les massacres de la Partition qui se sont répandus dans tout le sous-continent au moment où le pays se libérait de la tutelle britannique et où les États de l’Inde et du Pakistan furent créés – des hindous massacrés par les musulmans, des musulmans par des hindous, entre un et deux millions de personnes assassinées –, un autre groupe de pères fondateurs, mené par Mahatma Gandhi et Jawaharlal Nehru, ont décidé que le seul moyen d’assurer la paix en Inde était d’écarter la religion de la sphère publique. La nouvelle Constitution de l’Inde fut donc totalement laïque dans sa formulation comme dans ses intentions et cela a duré jusqu’à présent, jusqu’à ce que le gouvernement actuel cherche à saper ces fondations séculaires, à discréditer ces fondateurs et à créer un État ouvertement confessionnel à majorité hindoue.


Quand les croyants estiment que leurs croyances doivent être imposées à ceux qui ne les partagent pas, ou quand ils pensent qu’il faudrait empêcher les non-croyants d’exprimer avec vigueur ou avec humour leur incroyance, il y a un problème. La transformation du christianisme en arme aux États-Unis a eu pour résultat l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade et la bataille incessante sur la question de l’avortement et du droit des femmes à disposer de leur corps. Comme je l’ai déjà dit, la transformation en arme d’une forme d’hindouisme radical par l’actuel gouvernement indien a provoqué de nombreux troubles sectaires et même des violences. Et la transformation de l’islam en arme un peu partout dans le monde a conduit au régime de terreur des talibans, aux ayatollahs, à la société oppressive de l’Arabie saoudite, à l’attaque au couteau contre Naguib Mahfouz et, pour prendre mon cas personnel, à celle dont j’ai été victime.


Voici ma vision personnelle de l’origine des religions. J’imagine qu’il y a très longtemps, avant que nos premiers ancêtres aient la moindre explication scientifique de l’univers, quand ils pensaient que nous vivions sous un couvercle et que la lumière des cieux passait par les trous de ce couvercle ou autres histoires semblables, ils ont cherché des réponses fabuleuses aux grandes questions existentielles. Comment sommes-nous arrivés ici ? Comment cet ici est-il né ? Et le concept d’un dieu céleste ou de plusieurs dieux, d’un dieu créateur ou d’un panthéon de dieux est apparu. Puis lorsque ces ancêtres se sont efforcés de codifier les notions de bien et de mal, de bons et de mauvais comportements, lorsqu’ils ont posé l’autre grande question – maintenant que nous sommes ici, comment devons-nous vivre ? –, les dieux célestes, ceux du Valhalla ou ceux du Kailash, sont devenus en plus des arbitres moraux. (Même si dans les religions panthéistes, le vaste éventail de divinités en contient certaines qui ne se conduisent pas particulièrement bien, donc on ne peut pas dire qu’ils soient des exemples reluisants de moralité.) J’ai souvent envisagé ce passé hypothétique comme une sorte d’enfance de l’humanité où ces parents éloignés avaient besoin de dieux à la manière dont les enfants ont besoin de parents qui leur expliquent leur propre existence, leur donnent des règles et des frontières au sein desquelles ils pourront grandir. Mais vient le temps où nous devons grandir, ou devrions, parce que, pour bien des gens, ce temps n’est pas encore arrivé. Si je peux me permettre de citer la première Épître de saint Paul aux Corinthiens, 13, 11 : « Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; lorsque je suis devenu un homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant. »
Nous n’avons plus besoin de figure(s) de l’autorité parentale, d’un Créateur ou de plusieurs Créateurs pour expliquer l’univers ou notre propre évolution. Et nous n’avons pas besoin, disons plus modestement, je n’ai pas besoin de commandements de papes, ou de serviteurs de dieu d’aucune sorte pour me communiquer des principes moraux. J’ai mon propre sens de l’éthique, merci bien. Dieu ne nous a pas transmis la morale. Nous avons créé Dieu pour incarner nos instincts moraux.

 

Du même auteur sur ce blog : 

 

La cité de la victoire


 

 
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire