dimanche 16 juin 2024

[Wright, Richard] L'homme qui vivait sous terre

 

 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'homme qui vivait sous terre
            (The Man Who Lived Underground)

Auteur : Richard WRIGHT

Traduction : Nathalie AZOULAI

Parution : 1941 en anglais (Etats-Unis),
                  2024 pour la version intégrale
                  en français (Christian Bourgois)

Pages : 240

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Fred Daniels, un jeune homme noir, se fait arrêter par la police à la fin d’une journée de travail, alors qu’il s’apprêtait à retrouver sa femme sur le point d’accoucher. Un double meurtre a été commis dans le voisinage, et la police a besoin d’un coupable : ce sera Fred Daniels. Mais il parvient à s’échapper presque miraculeusement. Une plaque d’égout qui se soulève lui donne envie de s’y glisser. Il découvre la ville par en dessous, grâce à des connexions insoupçonnées entre le système des égouts, les caves et les souterrains de la ville. Il parvient ainsi à survivre, à se nourrir, et même à entendre le chant des églises. Puis, il décide de remonter à la lumière…

La version originelle d’un texte de Richard Wright enfin publiée : L’Homme qui vivait sous terre est connu dans sa forme courte, en tant que nouvelle. Restauré comme roman, dans une langue évocatrice, on découvre un grand livre sur le racisme, aux accents kafkaïens.

Écrit dans les années 1940 – juste avant le succès de Black Boy – ce roman se lit comme une dénonciation de la violence de l’Amérique raciste du milieu du XXe siècle. À l’époque du mouvement Black Lives Matter, il résonne puissamment.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Richard Wright est né en 1908 à Natchez. Son premier roman, Un enfant du pays (1940), lui confère une renommée immédiate qui fait de lui le premier grand romancier noir américain. À partir de 1946, il vit à Paris où il est accueilli par Jean-Paul Sartre et le groupe des Temps modernes. Il est mort en 1960.

 

Avis :  

Ecrit dans la foulée du succès d’édition Native Song qui fait alors de Richard Wright « l’auteur noir le plus en vue d’Amérique », L’homme qui vivait sous terre est d’abord refusé par son éditeur, effrayé par sa dénonciation sans fard du racisme dans l’Amérique de ces années 1940. Le livre finit quand même par paraître, mais réduit par la censure au format de nouvelle. Avec quelque quatre-vingts ans de retard, il nous est enfin proposé dans sa version d’origine. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a rien perdu de sa force d’impact !

Un jeune Américain, Fred Daniels, s’apprête à rentrer chez lui après sa journée de travail, lorsqu’il est arrêté par la police. Un double meurtre vient d’avoir lieu dans le quartier et lui qui passait par là avec sa peau noire fait un coupable fort opportun. Malgré son évidente innocence, ses aveux soutirés au terme d’un passage à tabac suffiront aisément à clore l’affaire. C’est tout ce qui compte pour des autorités jugées sur leur apparente efficacité. De toute façon, que pèse ce pauvre gars seul au monde face aux préjugés, mis à part une fragile épouse enceinte et un employeur particulier en l’occurrence absent pour plusieurs semaines ?

Son sort semble donc scellé, quand l’énergie du désespoir lui donne la force de s’échapper. Aux abois, il se glisse par une bouche d’égout entrouverte et se retrouve en un instant « hors du monde ». Là, sous terre, il survit de rapines en perçant les murs de caves et de sous-sols qui, comme autant de périscopes pointant sur le monde, lui ouvrent par la même occasion de subreptices échappées sur la vie privée des hommes. Viendra pour lui le moment de regagner la surface, impatient de partager sa nouvelle compréhension des égarements humains. Sauf qu’entre-temps, les vrais coupables du meurtre auront été identifiés et que ce fou intempestivement ressurgi pour débattre de sa culpabilité deviendra cette fois, toujours pour son malheur, un chien dans un jeu de quilles…

Le récit présente clairement deux faces. Il y a d’abord, côté pile, le réalisme à couper le souffle d’une peinture du racisme et des violences policières qui n’a rien perdu de son actualité, preuve en est l’affaire George Floyd en 2020. Puis, côté face, en même temps que le protagoniste se retrouve à errer dans un envers du monde en jouant les passe-murailles, l’allégorie prend le dessus. Dans ce qui se manifeste comme une folie croissante, en réalité une aliénation causée par la totale incommunicabilité entre Fred Daniels et le monde et par le sentiment de culpabilité en résultant, s’incarne le malaise d’une population noire américaine obligée de faire son chemin, comme elle peut et non sans dommages, dans une société qui ne la reconnaît pas et où elle ne peut donc non plus se reconnaître.

L’auteur s’en explique dans le complément à cette édition, intitulé Souvenirs de ma grand-mère. Il y revient sur l’extrême religiosité de cette dernière, façon pour elle de rendre vivable un monde qui ne l’était pas en s’en extrayant par la création d’une bulle artificielle. Elle aussi vivait attachée au monde, mais hors du monde, dans une dimension parallèle devenue nécessaire à sa santé mentale, puisque, Noire, les codes dominants des Blancs la renvoyait à une étrangeté troublante et dépersonnalisante. Dans ce roman, Richard Wright indique avoir voulu « mettre un homme hors de la vie tout en le maintenant dans la vie, exactement comme [s]a grand-mère. » Brodant alors librement autour de ce thème constitutif, comme la musique de jazz inventée par les Afro-Américains enroule ses improvisations autour de son rythme central, il conclut avoir écrit, avec ce livre, « un morceau de jazz en prose. »

Rares sont les romans d'une telle intensité narrative. Ce cri de révolte aura mis plus de huit décennies avant de pouvoir enfin retentir intact et, force est de le constater, toujours terriblement d’actualité. C’est aussi une œuvre d’une grande qualité littéraire et artistique, dont la genèse expliquée par l’auteur permet d'en comprendre l’importance toute personnelle. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Car c’est ainsi que lui apparaissait désormais le monde d’en haut, comme une forêt sauvage où rôdaient la mort et des bêtes aveugles.
 

Dès lors que quelqu’un prend pour acquis de s’exprimer sur son sort misérable et d’improviser à partir de cette tonalité de base, l’intensité est garantie. Et c’est cette sorte d’intensité que j’ai essayé d’obtenir dans L’Homme qui vivait sous terre. 
 

Tout ça m’amène à parler d’un autre aspect de l’écriture qui pourrait découler ou relever de cette forme fondamentalement noire qu’est le jazz. Dès mes débuts, j’ai découvert que j’aspirais à atteindre un certain point dans mon histoire. Je veux dire par là que je commence à raconter une histoire mais que je sais quand cette histoire commence réellement : quand mon personnage rompt. Que veut dire rompre dans ce sens ? Eh bien, dans toute bonne histoire, il me semble qu’on arrive à un point où le personnage devient fluide, où, à travers un faisceau d’événements, il atteint un point de tension où l’auteur peut faire de lui ce qu’il veut, où tout peut coller. C’est comme un train à grande vitesse qui avance de plus en plus vite jusqu’à aspirer et soulever sur son passage tous les matériaux qui flottent mollement le long de la voie ferrée. C’est ce point dans une histoire qu’atteint un personnage rudement mis à l’épreuve lorsqu’il oublie ses habitudes, ses origines, son autocensure, son déterminisme et que, se sentant libre, il agit avec une latitude que le cadre étroit de sa vie quotidienne ne lui donnait pas. Il me semble que c’est ce qui arrive dans une chanson de jazz : quand le rythme s’impose suffisamment, on peut introduire toutes sortes de variations surprenantes. À dire vrai même, on les attend quand on écoute la musique ou qu’on lit l’histoire, sans bien sûr savoir ce qui va arriver. C’est cette incertitude même quant à la suite qui crée la tension dramatique…
 

Pour le personnage, cette rupture représente à mes yeux ce moment dans la vie où le passé se retire et où il doit, s’il veut continuer à vivre, se lancer dans l’inconnu pour créer un monde, un monde nouveau, où revivre. Selon moi, à tort ou à raison, la marque de la bonne littérature réside précisément dans cette capacité à créer du nouveau, dans la liberté, la nécessité et la volonté de créer ce nouveau.
 

Mais j’avais beau le remarquer, je voyais bien que l’idée d’un homme qui se retire du monde ressemblait étonnamment à la vie de ma grand-mère : elle s’était, dans sa vie religieuse, retirée du monde aussi loin qu’on puisse le faire, avait vécu dans le monde autant qu’on puisse y vivre sans avoir rien à voir avec lui. Et voilà que je donnais une expression à tout ça d’une manière que j’espérais artistique.
 

Pendant que j’écrivais L’Homme qui vivait sous terre, toutes ces idées tournaient dans ma tête : ma grand-mère et la culpabilité qu’elle avait à l’égard de l’existence, sa façon d’être dans le monde et en dehors. Toutes les images et tous les symboles du livre ne sont que des improvisations autour d’une basse continue et sous-jacente, comme un musicien de jazz qui improvise à la trompette. Je ne savais jamais quelle image ou quel symbole allait se présenter mais j’allais d’une phrase à l’autre en me laissant guider par l’émotion. On peut dire que, d’une certaine façon, L’Homme qui vivait sous terre est un morceau de jazz en prose, enfin, si, comme moi, vous n’avez pas peur du mot « jazz ».


 

2 commentaires:

  1. Je voulais être le premier à vous féliciter, Nadine. Je me suis dit que j'allais m'inviter sur votre blog. Et quelle merveille, ce millésime ! Un livre dont le thème peut être perçu de bien des façons : l'exclusion, la vie en marge, l'incompréhension... Toutes formes de xénophobie dont le racisme n'est qu'une des manifestations. Vous en parlez avec sévérité - méritée ! - pour les uns, tendresse pour les autres. Un thème qui vous tient à coeur, celui de l'exclu qui crie justice. Merci, Nadine, pour cette chronique, et pour les 999 autres, qui font partager vos joies, vos coups de coeurs, vos petites déceptions - toujours bienveillantes ! Nul doute que vous continuerez à enrichir vos amis d'une tendresse, d'une bonté et d'une sagesse qui nous tiennent à coeur. Amitiés, Denis3.

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    1. Merci Denis pour votre fidélité et votre gentillesse. Votre intérêt et votre appréciation me touchent. Tant d'autres lectures nous attendent, qui, j'en suis sûre, entretiendront la petite flamme de nos discussions et de notre amitié. A bientôt.

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