jeudi 23 mai 2024

[Schmitt, Eric-Emmanuel] La traversée des temps 4 - La lumière du bonheur

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La traversée des temps 4 -
           La lumière du bonheur

Auteur : Eric-Emmanuel SCHMITT

Parution : 2024 (Albin Michel)

Pages : 608

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Comment guérir des violences du monde et de l’amour ? Faut-il choisir la solitude ou risquer de se brûler à la lumière du bonheur ?

Une prophétie de la pythie de Delphes, la rencontre d’une ravissante Athénienne… et voilà scellé le sort de Noam, qui débarque en Grèce au Ve siècle avant Jésus-Christ.

Saura-t-il conquérir sa place dans cette ville de tous les possibles sensuels et amoureux, où sont en train de naître la démocratie, le théâtre et la philosophie ? Comment lui, ce métèque, cet étranger, pourra-il obtenir la citoyenneté athénienne pour pleinement participer à la vie de la cité, aux festivités, aux concours d’éloquence, voire aux Jeux olympiques qui commencent quelques mois plus tard ?

À l’ombre de l’Acropole et des statues des dieux, dans les pas d’Aristophane et de Socrate, à la rencontre du médecin Hippocrate, du grand stratège Périclès ou de la troublante Aspasie, ce fascinant roman d’Éric-Emmanuel Schmitt nous transporte avec une érudition infiniment joyeuse aux sources mêmes de notre civilisation.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Dramaturge, romancier, nouvelliste, essayiste, cinéaste, traduit en 45 langues et joué dans plus de 50 pays, Éric-Emmanuel Schmitt est l’un des auteurs les plus lus et les plus représentés dans le monde. Le Cycle de l’invisible s’est vendu à plus de 10 millions d’exemplaires dans le monde. Il a été élu en janvier 2016 à l’unanimité par ses pairs comme membre de l’Académie Goncourt.

 

Avis :

Après le Déluge, la construction de la Tour de Babel et l’Egypte pharaonique, Eric-Emmanuel Schmitt poursuit sa Traversée des Temps avec le quatrième des huit tomes prévus pour raconter l’histoire de l’humanité à travers Noam, un homme devenu immortel qui, confronté dans un futur proche aux menaces qui pèsent sur le monde, se remémore le long et prodigieux chemin parcouru au cours des siècles pour en arriver là. Avec cette fois la Grèce antique, ce sont les fondements de la civilisation contemporaine, avec l’émergence de la philosophie, de la démocratie, du théâtre et des jeux olympiques, que le narrateur raconte dans un étonnement émerveillé.

Alternant entre longues immersions dans le passé et brefs intermèdes modernes servant surtout à mettre l’ensemble en perspective, le récit de Noam, empêtré entre sa pesante longévité et ses amours désespérément mortelles, rend non seulement particulièrement vivante son expérience hellénique qui lui fait côtoyer, descendus de leur piédestal pour retrouver leur épaisseur humaine, des figures comme Sappho la poète, Périclès le stratège, Hippocrate le médecin ou Socrate le philosophe, mais s’assortit, au gré de notes de bas de page qui démultiplient l’intérêt du livre en établissant des passerelles avec le présent, de commentaires intelligents et érudits sur la condition féminine et sur l’homosexualité, sur le rapport à la force et sur la conception du pouvoir, sur la démocratie versus la démagogie, sur les totalitarismes nés parfois d’une conception trop binaire du bien et du mal, sur l’évolution artistique et ce qu’elle dit de la relation de l’homme au monde, sur le sport d’hier et celui d’aujourd’hui, et sur tant d'autres sujets donnant matière à passionnante réflexion.

Contrat rempli pour ce nouvel opus d’un fantastique voyage au travers des temps, qui, par le biais vivant et ludique du conte, nous fait revisiter des pans majeurs de l’histoire humaine pour, en nous ramenant à ce qui a porté les civilisations successives et permis l’évolution des idées, nous faire toucher du doigt ce que le monde d’aujourd’hui doit à son histoire et à ses racines. Et puis, comme chaque étape de cette évolution appelée « progrès » apporte ses bénéfices comme ses travers, rien de tel que cette formidable mise en perspective des modes de pensée pour nous éclairer dans le défrichage du présent et de l’avenir. Il n'y a de saines constructions qui se désolidarisent de leurs fondations….

Parvenu à mi-parcours de son ambitieuse saga, Eric-Emmanuel Schmitt passionne toujours autant qu’il divertit, et c’est bien volontiers jusqu'à la fin des temps que l'on se retrouve prêt à le suivre, suspendu à ses talents de conteur captivant et érudit. Soulignons au passage son extraordinaire à-propos avec la sortie de ce livre en pleine année olympique parisienne. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Mais l’exil de Sappho se situait à un autre niveau. Elle éprouvait au plus haut point le sentiment de la fugacité. « Mourir est un mal, sinon les dieux ne seraient pas immortels. » Elle savait l’existence fragile, éphémère, continuellement guettée par le trépas. « Celui qui est beau ne le reste que le temps d’un regard. »


Sappho ne se serait jamais présentée comme lesbienne – ou alors pour se déclarer native de Lesbos. Car les concepts d’homosexualité, d’hétérosexualité, de bisexualité, forgés au XIXe siècle – les deux premiers par le Hongrois Karl-Maria Kertbeny, le troisième par l’Autrichien Sigmund Freud – n’avaient aucune pertinence dans la Grèce d’alors. À cette époque, la sexualité ne constituait pas une base de l’identité. On pouvait entretenir des relations avec l’un ou l’autre sexe, voire les deux, sans être catégorisé, encore moins essentialisé, surtout pas ramené à une nature d’hétérosexuel, d’homosexuel ou de bisexuel. (…)
Pour les Grecs, l’amour était une intervention des dieux ; ils percevaient la sexualité comme une fatalité. (…)
L’individu amoureux n’avait pas à se justifier de ses inclinations. Le désir et la sensualité ne s’opposaient pas à la norme. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des problèmes qui n’existaient pas alors, car la spiritualité qui soutenait le monde grec ne considérait pas certains comportements comme problématiques. (…)
Je viens là de parler des hommes, car les femmes, hélas, n’étaient guère censées avoir une sexualité autre que procréatrice, ou alors au service des hommes à travers la courtisanerie et la prostitution. Sappho fut l’exception qui confirmait la règle.


Il sait aussi que son éloignement n’apportera pas la solution. La fuite tire sur les liens, les distend, les allonge, mais ne les supprime pas.


(…) les Grecs formaient une entité hétérogène. Seule une ville désirait ardemment la convergence panhellénique, même si ses détracteurs affirmaient qu’elle l’organisait à son profit : il s’agissait d’Athènes.  D’après les on-dit, un régime politique aussi neuf qu’étrange y avait été instauré. Au cours de mon expérience multiséculaire, j’avais rencontré diverses sortes de régimes : les uns mettaient le pouvoir entre les mains d’un homme unique – chef, despote, tyran – ou dans celles d’une élite – aristocrates, prêtres, familles fortunées. La concentration du pouvoir constituait la norme, au point que cela me paraissait la caractéristique essentielle d’une gouvernance. Or Athènes avait innové en établissant un partage scrupuleux et minutieux du pouvoir entre des milliers d’habitants. On appelait ceux-ci les citoyens et ce régime la démocratie.


Dans le changement, ce n’est pas la nouveauté qui surprend, mais le naturel avec lequel on la reçoit.


Venu d’un monde quasi sauvage où les chasseurs-cueilleurs circulaient en nomades, j’avais assisté à la création des premiers villages, des huttes qui s’agglutinaient prudemment près des points d’eau. Par la suite, la Mésopotamie puis l’Égypte m’avaient confronté à des villes formidablement puissantes ; celles du Tigre et de l’Euphrate, cerclées de remparts, de canaux, arboraient la démesure du despote qui les dirigeait, témoignage d’un pouvoir absolu ; celles du Nil, fort étendues, soulignaient plutôt la démesure des dieux, rappelant par leurs pyramides, leurs séries de statues gigantesques, leurs sanctuaires aux alignements monumentaux que nous nous réduisions à des asticots face au mystère. Ici, l’outrance disparaissait : Athènes affichait une mesure humaine. Rues, places, bâtiments y accueillaient le citadin selon une architecture qui, au lieu de l’intimider, l’incluait. Même la colline qui trônait au centre, la blanche Acropole agrémentée de temples bigarrés, n’écrasait pas les quartiers construits autour ; elle s’offrait comme un repère pour chacun. L’effroi était banni, l’harmonie l’emportait sur le faste, Athènes respirait le bonheur.
 
 
Quel écart avec les colosses égyptiens ! À Memphis ou à Thèbes, les artistes mettaient à égalité la pierre et l’idée. Impossible devant un pharaon monumental d’oublier le bloc qui le constituait, son poids, sa densité granitique. La silhouette se tenait droite, frontale, tendue, hiératique, d’une seule pièce, les bras le long du buste, les pieds parallèles, sauf quand le genou gauche avançait un peu. La matière et le concept s’unissaient sans que l’un ou l’autre prévalût.  
Les Grecs, eux, ne se contentaient pas de gonfler ou de creuser les volumes, ils rompaient avec la raideur, affranchissaient le sujet de son support, détachaient les membres du bloc. Ici un bras se relevait pour que la main caresse la nuque. Là une jambe se tendait pendant que la seconde s’amollissait. Les déhanchements, qui imprimaient un mouvement au dos ou aux épaules, rendaient vivantes les effigies de marbre. Leur équilibre dépendait de leurs proportions, pas du morceau livré par la carrière. Ces Apollons et ces Aphrodites montraient une consistance organique qui ne devait plus rien à la masse dans laquelle le burin les avait découpés.


La plupart des sept cents magistrats délégués du peuple recevaient une parcelle d’autorité pendant un an. Tous les citoyens sains de corps et d’esprit, bons pratiquants et d’un comportement correct en famille accédaient au pouvoir, sans distinction de fortune. De l’égalité civique, Athènes avait inféré une égalité des compétences. Le tirage au sort illustrait donc cet égalitarisme. Du moment que l’on était citoyen, on était à même de s’occuper de la cité.  
Seules exceptions prévues par les législateurs : quelques charges financières, militaires, religieuses, ainsi que des charges très techniques, tels le fonctionnement du port et la gestion des eaux. Dans ces cas-là, les magistrats n’étaient plus tirés au sort, mais élus.


– Ça ne te gêne pas que je sois un métèque ?
Elle réfléchit et me répondit :
– Ça ne te gêne pas que je sois une femme ?
J’éclatai de rire.
– Quel rapport, Daphné ?
– Les femmes et les métèques sont exclus de la citoyenneté.


La remarque de mon Athénienne sur le statut inférieur des femmes m’avait plongé dans la perplexité. Je venais de mondes révolus où les femmes importaient davantage, nullement réduites aux soins du foyer. La Mésopotamie, l’Égypte les avaient parfois placées aux commandes des affaires. Ici, rien que l’idée en devenait risible. 


L’après-midi, je flânai dans Athènes. Depuis mon premier contact avec la cité, je remarquai deux propriétés que, deux mille cinq cents ans plus tard, je lui reconnais encore : elle inventait le présent et rendait barbare le reste du monde.
Athènes inventait le présent, car, au rebours de la Mésopotamie ou de l’Égypte, elle ne prenait pas le passé pour référence. Aux yeux des despotes mésopotamiens ou des pharaons, gouverner correctement consistait à rejoindre la source, à remonter au temps des dieux. Il fallait reproduire le passé, voire le réinstaurer au cas, fâcheux, où l’on s’en serait éloigné. On marchait avec l’avenir dans son dos. Une nostalgie de l’origine attribuait au présent les couleurs d’un passé dévalué. Au contraire, les Grecs pensaient qu’au départ sévissaient le chaos, le désordre, les combats ; Cronos, fils de l’Ouranos primordial, avait tranché le sexe de son père d’un coup de faux ; il avait ensuite mangé ses enfants, sauf Zeus qui lui avait fait recracher de force ses frères et sœurs puis s’était emparé du pouvoir, ce Zeus qui, lui aussi, s’était d’abord livré à d’immondes exactions, mais s’était assagi peu à peu. En fait, les dieux se polissaient, ils finissaient par devenir des dieux à hauteur de dieu. L’ordre s’imposait au fur et à mesure. Aujourd’hui valait donc mieux qu’hier, aujourd’hui résolvait les crises d’hier. Le présent triomphait du passé. Personne n’avait jamais conçu cela ! Pour les hommes de jadis, l’Histoire égrenait une décadence ; pour les Hellènes, l’Histoire accomplissait un progrès.
Oui, Athènes rendait barbare le reste du monde. Son goût de la mesure accusait chaque excès. Si la cité d’Athènes goûtait la gloire et la munificence, elle les différenciait de la pompe et de l’ostentation. En la parcourant, en m’y délassant, j’apercevais a posteriori la grossièreté brutale des Mésopotamiens, la prétention suprême des Égyptiens, l’abus conquérant des Perses. La juste mesure, voilà le coup de poignard qu’Athènes infligeait à tout ce qui n’était pas elle : pour toujours, elle raillait la grandiloquence, dégonflait les boursouflures, moquait la mégalomanie, dénonçait l’étalage du luxe, ridiculisait la parade immodeste. S’il existait diverses civilisations, il n’y avait qu’une civilisation civilisée : Athènes.


La démocratie athénienne ne rêvait pas d’égalité des droits comme la démocratie actuelle et n’a en aucun cas incarné l’égalité entre les humains. Elle désignait ce qu’un groupe de mâles blancs avait construit en se réunissant, en rassemblant des bourgades et en décidant de se passer d’un roi. (…)
Le regard d’aujourd’hui reproche à Athènes de n’avoir pas été une démocratie exemplaire. Car le corps électoral, distinct de la population, n’incluait ni femmes, ni métèques, ni esclaves, faisant des citoyens une minorité, certes puissante, mais inférieure en nombre aux habitants. S’il n’y avait dans aucune cité un corps civique aussi important qu’à Athènes, il restait pourtant minime en comparaison avec les démocraties contemporaines.  
Aucune philosophie de l’égalité initiale ou des droits de la personne ne régissait ce système. Aujourd’hui, on part d’une population et l’on se demande comment l’organiser pour autant de citoyens ; à Athènes, tout au contraire, on ne se posait pas la question ; pour être citoyen de plein droit, il fallait être fils de citoyens, et, dans des conditions exceptionnelles, il arrivait qu’on accordât la citoyenneté à quelqu’un qui ne correspondait pas à ces exigences. Les Athéniens ambitionnaient de bien composer une société, pas de reconnaître les exigences de tout un chacun. Les droits constituaient une faveur, un cadeau. Ils n’étaient en rien quelque chose qui préexistait et qu’il eût fallu respecter. Au contraire, on craignait toujours d’en accorder trop.  
L’universalisme ne régissait pas cette conception de la démocratie. De ce point de vue, Athènes et le monde d’aujourd’hui se situent aux antipodes : les contemporains vont de l’universalité à l’institution, tandis que les Athéniens partaient de l’institution.


Si l’on m’enregistrait comme métèque à Athènes, je conserverais irrévocablement une situation inférieure, condamné à louer mon logement, à régler chaque année afin de maintenir mon fragile statut une taxe de douze drachmes, additionnée aux multiples impôts auxquels je serais soumis ; le citoyen qui tue un métèque n’est poursuivi que pour homicide involontaire ; lors d’un interrogatoire, le citoyen échappe à la torture, pas le métèque ; lors d’une comparution à un procès, je devrais me trouver le concours d’un garant ; en cas de guerre, je demeurerais hoplite ou marin, sans espoir de promotion et de responsabilités, juste de la chair offerte aux flèches ennemies ; en premier lieu, je serais exclu de la politique, l’activité la plus importante, la plus passionnante d’Athènes.


Les Jeux olympiques ont perduré pendant douze siècles, une longévité exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité. En 394 apr. J.-C., l’empereur chrétien Théodose les a interdits par le biais d’un décret visant à éliminer les célébrations liées aux cultes païens. La christianisation, souvent hostile envers le corps et la chair, a mis fin à cette tradition sportive millénaire. Il a fallu attendre un affaiblissement de l’influence chrétienne pour que, en 1896, le Français Pierre de Coubertin rétablisse les Jeux olympiques à Athènes.


Noam évalue la différence entre le sport d’hier et le sport d’aujourd’hui. Autrefois on aimait la victoire ; maintenant on chérit la performance. Les courses étant mesurées au dixième de seconde, même quand un athlète gagne et monte sur le podium, son exploit est minoré par les commentaires qui comparent son résultat avec le record olympique ou le record mondial. Depuis que le temps objectif triomphe, les sportifs, quand ils ne perdent pas, ne l’emportent plus vraiment.


Né dans un monde où seule la force comptait, d’abord entre les animaux, ensuite entre les humains, je concevais le pouvoir d’une façon simple : la puissance provenait de la puissance, de rien d’autre, et elle régnait tant qu’elle ne rencontrait pas plus puissant qu’elle. De l’homme sauvage jusqu’aux pharaons en passant par les rois et les reines de Mésopotamie, j’avais été confronté à un pouvoir de fait, même lorsque, tel l’égyptien, il entreprenait de se légitimer en s’attribuant une origine divine. Cette évidence, Athènes l’avait balayée. À la place, elle avait proposé un pouvoir partagé entre des milliers d’individus, lesquels se réunissaient, discutaient, écrivaient les lois, se confiaient des magistratures, soit distribuées au hasard, soit obtenues par l’élection. Athènes avait triomphé de la force pure et pulvérisé les dynasties. Tout citoyen en valait un autre.


Si le démocrate et le démagogue sont deux personnages créés par la démocratie, le démocrate la sert alors que le démagogue s’en sert – pis même, le démagogue la dessert à force de s’en servir, puisqu’il transforme les citoyens en clients, les groupes en communautés, et qu’il orchestre des prévalences plutôt que de l’égalité, se souciant de quelques-uns au lieu de s’occuper de tous.


La démocratie, ce régime sans dirigeant, avait besoin d’un modèle, d’un homme soucieux du bien commun et de l’équilibre général, qui ne la laisserait pas s’étioler, qui la vivifierait. Il fallait veiller à la santé de la démocratie, et le grand démocrate apparaissait comme son médecin davantage que comme son chef.


Les Athéniens avaient inventé un système politique inédit qui rejetait la loi naturelle, le droit du plus fort, pourtant ils n’avaient pas pu supprimer la violence. Tant qu’il y aurait des hommes, y aurait-il toujours la guerre ?  
Le visage froissé, Socrate s’approcha de moi en se frottant le front.
– Il importe que nous gagnions, Argos, car Sparte est une oligarchie. La démocratie doit faire montre de sa fermeté face aux régimes autoritaires, lesquels sont persuadés qu’elle reste fragile, efféminée, corrompue par la mollesse, le confort, le luxe, les divertissements, la joie de vivre.


Un idéal agitait les esprits, une aspiration venue des temps archaïques, transmise par l’Iliade et l’Odyssée, que revivifiaient en permanence les poèmes, les récits, les pièces de théâtre : il y a de la grandeur à se battre, encore plus à périr au combat. Grâce au trépas au champ d’honneur, un homme normal devenait supérieur. « Si d’aventure tu t’illustres ainsi, on se souviendra éternellement de toi, on te célébrera, tu habiteras les mémoires à jamais. » L’immortalité s’obtenait par la mort. Elle nécessitait une fin héroïque. Perdre la vie ne signifiait pas perdre sa dignité, au contraire : on grandissait d’être abattu. Chez les jeunes gens bercés dans cette conception depuis le sein maternel, l’appétit d’action et de gloire bannissait la prudence comme l’hédonisme.


Aucun sentiment n’avance plus masqué que la jalousie : elle se présente d’abord comme une composante de l’amour, puis comme une crainte de la trahison, alors qu’elle se réduit à un défaut de confiance en soi. La jalousie ment également d’une deuxième façon : celui qui la ressent attribue sa cause à l’autre tandis qu’elle réside en lui.


Temps de guerre ou temps de paix ? Parfois, je me demande ce que les humains considèrent comme allant de soi…  
Mon tempérament pencherait pour la paix, la vie nous ménageant suffisamment de duretés, de violences, pour qu’on n’ait pas besoin d’en rajouter ; néanmoins, je soupçonne que je diverge du commun car, en plusieurs millénaires, j’ai parcouru davantage de périodes d’hostilités que de trêves. À croire que le conflit constituerait le fond sur quoi tout se dessine… Loin que les affrontements soient un événement hétérogène troublant la tranquillité, ils définiraient le cours ordinaire des choses, dont la cessation formerait l’exception. Au regard des siècles, la paix se réduit à un intervalle entre deux guerres.


Le drame est le genre du conflit réductible, la tragédie est le genre du conflit irréductible. La subtilité de la tragédie, à l’époque où je la découvris, livrait un enseignement des plus utiles : le réel est fait de conflits. Notre intelligence morale autant que politique doit consister à reconnaître ces conflits, à tenter de trouver un équilibre sans supprimer la tension, encore moins un pôle de cette tension. Contre ce sens aigu des équilibres, à toutes les époques surgissent des vendeurs de drame, qui prétendent apporter une solution simple à un problème complexe. Ce sont les équarrisseurs du réel. Ils prolifèrent en politique. Ainsi, au XXIe siècle, certains responsables désirent construire des murs pour en finir avec les migrants, des climato-sceptiques nient le réchauffement, des intégristes voudraient qu’un des deux États, Palestine ou Israël, détruise l’autre. Voilà le démagogue : celui qui refuse la complexité en brandissant une solution unique, celui qui refuse de regarder en face la tragédie et qui lui substitue la vision binaire du drame.  Même s’il nous déplaît ou nous fait peur, nous devons apprivoiser le tragique. Le reconnaître, le mesurer, tout en repoussant les menteurs qui l’oublient. Certes, il y a de l’inconfort à se montrer lucide, mais le confort ne constitue pas une solution. Notre horreur des tragédies ensanglante le monde plus que les tragédies elles-mêmes. Il nous faut cultiver le sens de la tragédie. Parfois, la sagesse consiste à reconnaître qu’il y a des problèmes sans fin.


La force de la tragédie vient du fait qu’elle simule le désastre et l’esthétise. Quoique ressentant la terreur et la pitié, je me pâme et je saisis. Le spectacle me rend le bruit et la fureur du monde compréhensibles et admirables. En m’offrant l’intelligibilité et la beauté, il me donne l’occasion de sublimer, de dominer la condition humaine, et donc instaure ou restaure un équilibre psychique. Aristote ajoutait qu’il y a plus de vérité dans la tragédie que dans l’Histoire. Car l’Histoire raconte ce qui a eu lieu, confinée dans le singulier et l’accidentel, tandis que la tragédie signale l’ordre du général et du nécessaire. De surcroît, le théâtre possède la vertu d’être accessible à tous, pas seulement aux gens instruits. La tragédie crée une écoute émotionnelle de problèmes très intellectuels.


En vous observant, je vois des poupées russes – vous connaissez, n’est-ce pas, ces ensembles où chaque poupée contient une poupée plus petite, et ainsi de suite jusqu’à la dernière ? En surface, vous apparaissez comme des démocrates ; en réalité, vous n’êtes que des démagogues, pas la voix du peuple, uniquement la voix de certains. Que dissimule la poupée du démagogue ? Un ambitieux, qui nourrit une envie indécente : le goût du pouvoir ; pas le pouvoir pour agir, mais le pouvoir pour le pouvoir. Et derrière la poupée de l’ambitieux ? Un narcisse, convaincu qu’il doit détenir le pouvoir parce qu’il se considère comme supérieur. Je me trouve ici au milieu d’individus souffrant de troubles de la personnalité et qui devraient consulter des spécialistes, plutôt que d’assumer des responsabilités. Vous usurpez la place des véritables cerveaux politiques, ceux qui visent haut et loin, qui sont obsédés non par la prochaine élection mais par l’avenir du pays, voire du globe.


La politique est-elle une fuite de l’intimité ? J’ai souvent eu le sentiment que la vie publique se nourrit d’une difficulté à affronter l’espace privé, et qu’un homme habite le monde quand il échoue à habiter sa propre maison.


Lorsqu’on est habile, on n’a pas besoin d’être honnête. Mais lorsqu’on est honnête, on n’a pas besoin d’être habile.


La liberté de parler n’est rien si l’on n’a pas la liberté d’être entendu.


Une maxime d’Alcibiade me revint en tête : « Si tu ne fais pas tout ce que tu veux, c’est que tu n’oses pas tout ce que tu peux. »


Face à une crise inévitablement préoccupante, deux attitudes émergent : l’éliminer ou reconnaître son caractère constitutif. (...)
Platon ressentait une profonde angoisse devant les crises qu’il avait observées. (...) Il aspirait ainsi à une cité qui transcenderait les crises, esquissant dans ses écrits une « république » où chacun occuperait sa place naturelle et exercerait son rôle biologiquement défini. Dès lors, s’inspirant du modèle de la ruche, sa philosophie instaurait un totalitarisme qui figeait la vie sociale et supprimait toute lutte antagoniste. 
Selon d’autres penseurs, la vie sociale porte en elle un conflit structurel, du fait de notre existence en société. La politique devient alors l’art de gérer les conflits plutôt que de les détruire. Les conflits ne sont pas évacués, plutôt intégrés. Non seulement la crise est considérée comme salutaire, mais l’agonistique, l’art du combat, doit être préservée.  
Pour les premiers, les platoniciens, les divisions créent des séparations, tandis que pour les seconds, la conflictualité unit. Alors que la démocratie assume le risque d’une remise en cause permanente, sans chercher à transformer l’homme ni à le dompter, ceux qui, à l’instar de Platon, tentent de dépasser la conflictualité sombrent dans le totalitarisme. Mieux vaut la gestion du mal que l’éradication utopique ou violente du mal. Il est des formes de paix auxquelles il s’avère dangereux de rêver…

 

 

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