vendredi 23 juillet 2021

[Schmitt, Eric-Emmanuel] La traversée des temps 1 - Paradis perdus

 



 

Au-delà du coup de coeur

 

Titre : Paradis perdus
           (La traversée des temps 1)

Auteur : Eric-Emmanuel SCHMITT

Parution : 2021 (Albin Michel)

Pages : 576

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Cette Traversée des temps affronte un prodigieux  défi : raconter l’histoire de l’humanité sous la forme d’un roman. Faire défiler les siècles, en embrasser les âges, en sentir les bouleversements, comme si Yuval Noah Harari avait croisé Alexandre Dumas. Depuis plus de trente ans, ce projet titanesque occupe Eric-Emmanuel Schmitt. Accumulant connaissances scientifiques, médicales, religieuses, philosophiques, créant des personnages forts, touchants, vivants, il lui donne aujourd’hui naissance et nous propulse d’un monde à l’autre, de la préhistoire à nos jours, d’évolutions en révolutions, tandis que le passé éclaire le présent.
Paradis perdus lance cette aventure unique. Noam en est le héros. Né il y a 8000 ans dans un village lacustre, au cœur d’une nature paradisiaque, il a affronté les drames de son clan le jour où il a rencontré Noura, une femme imprévisible et fascinante, qui le révèle à lui-même. Il s’est mesuré à une calamité célèbre : le Déluge. Non seulement le Déluge fit entrer Noam-Noé dans l’Histoire mais il détermina son destin. Serait-il le seul à parcourir les époques ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Dramaturge, romancier, nouvelliste, essayiste, cinéaste, traduit en 45 langues et joué dans plus de 50 pays, Éric-Emmanuel Schmitt est l’un des auteurs les plus lus et les plus représentés dans le monde. Le Cycle de l’invisible s’est vendu à plus de 10 millions d’exemplaires dans le monde. Il a été élu en janvier 2016 à l’unanimité par ses pairs comme membre de l’Académie Goncourt.

 

 

Avis :

Avec ce premier tome d’une série de huit, Eric-Emmanuel Schmitt entreprend la narration de l’histoire du monde au travers des yeux d’un immortel. Noam est né il y a 8000 ans, en cette période néolithique, à la fin de l’ère glaciaire, où, de plus en plus sédentarisés en groupes organisés, les hommes commencent à développer élevage, agriculture et techniques. Partagé entre l’ancienne liberté du chasseur-cueilleur dans une nature intacte, et le nouveau confort assortis d’obligations sociales au sein de son village, le jeune homme s’éprend de la belle Noura et finit par endosser le rôle de chef de sa petite communauté, lorsque le Déluge les emporte, lui et les siens, dans une migration de la dernière chance. Cet événement, qui deviendra bientôt mythique, scelle par ailleurs le destin de Noam qui, privé de son statut de mortel, se retrouve à traverser les époques…

Eric-Emmanuel Schmitt est d’abord un excellent conteur, et c’est avec grand plaisir qu’on se laisse emporter par le souffle romanesque du récit et par ses rebondissements sans temps morts, servis par une plume parfaitement maîtrisée. Là n’est toutefois pas l’intérêt premier du roman, les aventures de Noam n’étant qu’habile prétexte à un questionnement de notre modernité au travers d’une relecture de l’histoire du monde et de nos récits fondateurs. Fort de ses connaissances historiques, philosophiques et littéraires, l’écrivain se lance ainsi dans une composition aussi éblouissante qu’amusante, où se croisent en permanence, de la manière la plus vivante qui soit, les références aux grands courants de pensée de tous les temps, des grands mythes aux religions, des philosophes antiques aux modernes. Le résultat réjouit autant qu’il impressionne par la pertinence et la clarté de ses réflexions qui font mouche à tout coup. S’y dévoile une vision de l’humanité pleine d’intelligence et de vérité qui ne cesse d’interpeller le lecteur, admiratif tant de la justesse du propos que de la divertissante manière dont il est amené.

Bien plus qu’une très plaisante saga romanesque, Paradis perdus entame une fascinante mise en perspective de la situation du monde contemporain, au travers d’une relecture de l’histoire et des textes fondateurs de l’humanité. C’est avec la plus apparente simplicité que la plume exercée de l’auteur conjugue l’excellence du fond et de la forme, nous offrant une lecture éblouissante qui a toutes les chances de devenir incontournable. Au-delà du coup de coeur. (6/5)

 

Citations : 

Le soleil cogne. Les cigales stridulent et craquètent avec une telle ferveur qu’elles donnent l’impression que le panorama s’effrite.

« Misanthrope »… le terme ne l’effraye plus. Ne hait les hommes que celui qui les aime. Ne fustige ses semblables que celui qui en attend le meilleur.

Un proverbe allemand dit : « Sitôt qu’un enfant naît, il est assez vieux pour mourir. » Je précise : sitôt qu’une conscience s’éveille, elle appréhende sa disparition. Dès le début, elle ne tolère pas sa caractéristique fondamentale, la connaissance de sa mortalité. Conclusion ? Frustré par nature, inconsolable par essence, l’être humain est voué au malheur.
 
L’hérédité rebrousse à l’infini. Détermine-t-on la seconde où les gènes entament leur trajet de gènes ? Faut-il remonter au premier homme et à la première femme ? On ne découvrira ni homme initial ni femme primordiale… En nous, des millions d’éléments existent, qui nous font exister, qui existaient antérieurement. Aucune vie ne débute, elle résulte. Avant ce qui est, toujours quelque chose a été.

Accuser de crétinerie ceux qu’on ne comprend pas revient à déclarer la sienne.

La Nature nécessite la mort afin de perpétuer la vie. Regarde autour de toi. Cette forêt existe depuis toujours et se nourrit d’elle-même. Examine ! Aucun débris. Rien d’inutile. Ni les excréments, ni les cadavres, ni les pourritures. Des ramures sont tombées, qui ont enrichi la terre. Des arbres sont tombés, dont la moisissure a engraissé les plantes, les champignons, les vers. Des animaux sont tombés et leurs chairs, leurs pelages, leurs os ont restauré leurs congénères. Lorsque tu marches au milieu des broussailles, des bruyères et des surgeons entrelacés, tes pieds foulent les mille forêts précédentes. Les feuilles mortes forment des feuilles vivantes, la jeune tige jaillit d’une décomposition. Chaque chute produit une pousse, chaque disparition grossit l’être. Il n’y a pas de défaites. La Nature ne connaît ni arrêt ni fin puisqu’elle recycle en enchaînant les formes nouvelles. La mort, c’est ce par quoi la vie renaît, persévère et se développe.

Pannoam appartient à ces orgueilleux que la jalousie ne touche pas. Il s’apprécie beaucoup et n’aspire pas à devenir un autre. En revanche, il abomine quiconque lui fait de l’ombre.

Quand tu aimes, tu ne cesses jamais d’aimer. L’amour se transforme, il ne part pas.
 
Souviens-toi de tes journées là-bas : elles n’étaient composées que de tâches. Tu devais besogner pour que tes congénères besognent. Ça fonctionne ainsi : on divise le travail afin de l’alléger, tandis que cette division l’aggrave. Chacun finit prisonnier de sa corvée, chacun contraint ses voisins à un égal enfermement. On vit pour travailler, au lieu de travailler pour vivre !

À mesure que nous vagabondions, je m’avisais que Barak ne mentait pas. Il ne prévoyait pas où ses pas l’emmenaient, il avançait par goût, goût de la pure dépense physique, goût de la découverte.
– Dès qu’on se rend à un point, on ne voit plus rien. Le trajet devient fastidieux.
Il m’invitait à me laisser surprendre, à accueillir ce que notre errance amenait.
– Là réside l’essentiel : savourer. Quand tu sais où tu te rends, tu te contentes de passer.
Vivre l’instant. Mettre le but à l’arrière-plan.


– Ce qu’on fuit, on ne le quitte pas. On s’en éloigne. Pas davantage.

Produire, entasser, conserver, surveiller, distribuer, planifier, voilà le chemin de l’asservissement. Ils se persuadent de posséder les choses alors que les choses les possèdent.

Entêté, Barak opposait le monde d’hier au monde d’aujourd’hui. Celui de jadis lui paraissait naturel, celui de maintenant dénaturé, les hommes y ayant pris trop d’importance. Au lieu de se délivrer de contraintes physiques finalement faciles à satisfaire, ils s’étaient créé des contraintes supplémentaires, sociales, morales, spirituelles, contraintes nombreuses et pesantes qui les enfermaient dans le village comme dans une prison.

Le destin nous présente trois possibilités, mon garçon : riche, pauvre, heureux. Le riche possède au-delà de ses besoins, le pauvre en deçà, l’heureux à la hauteur de ses besoins. 

Le cœur pur de mon oncle me bouleversait.
– Tu aimes Pannoam envers et contre tout, Barak ?
– Évidemment.
– Il ne le mérite pas.
– Ça ne change rien. Enfant, j’avais l’amour aveugle ; adulte, j’ai l’amour lucide ; ça demeure de l’amour.      
– Ce n’est pas juste.                    
– L’amour n’a rien à voir avec la justice, Noam.

Il y a pire que de ne rien savoir, c’est imaginer…

Les anciens veulent sauvegarder le monde non tel qu’il est, mais tel qu’il fut. À leurs yeux, le présent, déjà perverti, provoque l’indignation. Sans hésiter, ils désignent le bon modèle dans un passé qu’ils n’ont pas connu. Mon oncle Barak, en plein néolithique, brandissait un avant  merveilleux, un âge d’or perdu, celui où les hommes ne vivaient pas en société. Nostalgique, il essayait, à lui seul, de ressusciter ce temps mythique. Utopie mélancolique.                                       
Les modernes, valorisant l’innovation, s’estiment rationnels, pragmatiques, alors qu’ils jouent avec le feu et virent aux incendiaires. Non seulement ils détruisent ce qui existe, mais ils installent des éléments dont ils ne subodorent ni l’avenir ni les nuisances. Mon père Pannoam introduisait chez nous l’agriculture en y voyant un progrès. Il n’imaginait pas que, pour l’humanité, une vie entièrement concentrée sur le sol conduisait à travailler davantage, à s’ancrer définitivement, à brûler des forêts, à supprimer la diversité de la flore et de la faune, à affronter des famines, à appauvrir l’alimentation, à créer des razzias et des guerres, voire à surpeupler la Terre. Le progrès n’est pas que l’histoire de la connaissance, il se révèle tout autant l’histoire de l’ignorance : il pratique l’aveuglement quant aux conséquences. Utopie prospective.                                       
À première vue, dans ce duel, tout tourne autour du savoir : l’ancien s’en tient au savoir antérieur, le moderne invente un savoir neuf. Or, en réalité, l’ancien fantasme sur ce qu’il croit savoir pendant que le moderne fantasme sur ce qu’il saura. J’ai donc peur que tout tourne autour de l’ignorance.

Que les sentiments nous déconcertent… Ils mènent une vie à part de nos vies, comme s’ils possédaient une existence déliée de tout contexte. Délaissant le présent, j’avais soudain sept ans, douze ans, vingt ans, je n’étais plus le Noam dur et désillusionné qui avait appris la malhonnêteté tortueuse de son père, j’étais l’enfant éternel, le fils indéfectible, dévoué, affectueux, celui du premier jour.

(…) c’est une sagesse qui a été égarée, celle qui plaçait l’homme dans la Nature comme un de ses éléments. Barak se pensait plus costaud que la bête vaincue, cependant pas supérieur, encore moins d’une essence distincte. Il respectait l’animal qu’il chassait. Fraternel, non seulement il n’aurait jamais écroué des êtres sauvages dans la cellule d’un élevage, mais il aurait refusé de manger des prisonniers, le lapin poussé en batterie, le poulet qui ne court pas, le saumon qui n’a pas rencontré les algues, tous ces animaux dénaturés. « Maître et possesseur de la nature » ? Cette pensée de Descartes définissant l’homme moderne, extirpé de la nature, comme celui qui la domine, la contraint, l’exploite, oui, cette outrecuidance aurait fait rire Barak par sa sotte démesure.

Or un trait a transformé ce vétuste scepticisme qui prophétisait la violence : ce n’est plus le Tout-Puissant qui punit les hommes, ce sont les hommes qui exterminent la Nature. Dorénavant, Dieu est exclu de l’Apocalypse. L’homme y suffit. Il se débrouille seul.                                        
Par son génie, l’humanité a fragilisé de façon dramatique son destin : la prolifération des armes nucléaires, le règne de machines qui parviendraient à supprimer leurs créateurs, l’épuisement des ressources énergétiques, la pollution altérant le climat, toutes les menaces s’accroissent. Les facteurs de la débâcle s’accumulent. Aux yeux de Noam, il y a davantage de rationalité dans l’effroi qu’éprouve le survivaliste James que chez les religieux, les dévots, les sectaires qu’il a croisés au fil des siècles.

Notre cohorte ne ressemblait pas aux groupes qui traversaient la Nature. Lorsque des Chasseurs, après avoir épuisé les ressources d’un territoire, changeaient de lieu, ils manifestaient une allégresse conquérante ; vifs, déterminés, aspirés par la destination nouvelle, ils fonçaient vers le mieux. Ils n’abandonnaient pas, ils rejoignaient.                                       
Autour de moi, au contraire, je ne discernais que grimaces et nostalgie. Aucun de ces villageois n’avait appelé de ses vœux un ailleurs ; tous bougeaient contraints. Le migrant, c’est celui qui ne veut pas partir.

Des colonnes de migrants, j’en ai croisé pendant des siècles. Non seulement elles n’ont jamais cessé, mais elles ont crû avec le temps. Leur fréquence a augmenté, ainsi que le nombre de marcheurs qui les composent, passant de cette trentaine d’individus à plusieurs centaines, plusieurs milliers, plusieurs millions. À ceux qui doutent  que l’humanité s’améliore, je signale ce progrès indiscutable ! Aujourd’hui, sur les écrans, j’aperçois des familles hagardes qui échappent aux coups d’une tyrannie ou aux bouleversements du climat ; lorsque j’arpente Beyrouth, je rencontre des Syriens cherchant à s’éloigner des terroristes qui les asservissaient, des bombardements qui détruisaient leur ville, de la famine, de la pauvreté, de l’injustice, du chaos. L’exode relève de la condition humaine.
Pourtant, ceux qui ne fuient pas refusent cette réalité. Provisoirement à l’abri, campés sur leur terrain ainsi qu’un chêne dans le sol, prenant leurs pieds pour des racines, ils estiment que l’espace leur appartient et considèrent le migrant comme un être inférieur doublé d’une nuisance. Quelle bêtise aveugle ! J’aimerais tant que l’esprit de leurs aïeux circule en eux pour leur rappeler les kilomètres parcourus, les transhumances sans fin, la peur au ventre, l’incertitude, la faim. Pourquoi, au fond de leur chair, ne subsistent pas les souvenirs de leurs anciens qui survécurent au danger, à l’hostilité, à la misère, aux guerres ? La mémoire de ces courages ou de ces sacrifices auxquels ils doivent leur vie les rendrait moins sots. S’ils connaissaient et reconnaissaient leur histoire, leur fragilité constitutive, la volatilité de leur identité, ils perdraient l’illusion de leur supériorité. Il n’existe pas d’humain plus légitime à habiter ici que là. Le migrant, ce n’est pas l’autre ; le migrant, c’est moi hier ou moi demain. Par ses ancêtres ou par ses descendants, chacun de nous porte mille migrants en lui.

Généralement, la violence reste passagère. Elle relève de la crise. Dès qu’elle persévère, la mort l’abrège. En abolissant tout, le trépas apporte un terme sinon à la violence, du moins à la souffrance qui en résulte. Au fond, la mort appartient à la panoplie du bonheur, la survie à celle de la torture.

L’inconnu est le père de l’épouvante. Les hommes fuient l’ignorance. Quand ils n’aménagent pas le vide avec un savoir acquis, ils le comblent par l’imagination.

Demandez à Derek. Il n’existe aucune question pour laquelle il manque de réponse. On reconnaît les gens qui ne savent rien à cela : ils savent tout !

Quel que soit l’âge auquel on apprend la mort de ses parents, ce jour-là tue l’enfant. Devenir orphelin, c’est devenir veuf de son enfance.

Le bonheur, ça se décrète avant de se vivre.

Les hommes rapportent tout à eux. Les événements n’arrivent pas, ils leur arrivent. Mieux : ils ne leur arrivent pas, ils leur sont destinés. Une calamité, aussi durement qu’ils la subissent, s’avère un message à leur intention. Peu importe que les bêtes meurent, que les plantes crèvent, que des déserts stérilisent champs et forêts, elle leur est adressée, à eux, à eux seuls. Qui leur parle à travers typhons et cataclysmes ? Les Dieux quand ils pullulaient, Dieu depuis qu’il est devenu célibataire, la Nature maintenant que Dieu s’est absenté. Toujours, une entité intelligente leur administre une leçon. Les Dieux, Dieu, la Nature se vengent de leur arrogance et les incitent à la modestie. Quel paradoxe ! Des êtres présomptueux affirment que la Puissance les encourage à l’humilité, mais, ce faisant, en manquent puisqu’ils s’érigent en centre et en finalité de la création !

Noam cultive des sentiments ambigus envers les survivalistes qu’il a rejoints. Il leur donne autant tort que raison. Il ne les confond pas avec les prophètes apocalyptiques qu’il a croisés durant des siècles, lesquels appartenaient à des civilisations qui, faute de savoir, croyaient. De nos jours la situation s’est inversée : les hommes savent, mais ne croient pas. Pire : ils ne croient pas à ce qu’ils savent. Quoique le réchauffement de l’atmosphère et ses conséquences relèvent de la science, ils n’y accordent ni crédit ni attention. Seuls les écologistes et les survivalistes, aux yeux de Noam, ont le mérite de croire à ce qu’ils savent.

 

 

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