mercredi 15 mai 2024

[Besson, Philippe] Ceci n'est pas un fait divers

 





J'ai aimé

 

Titre : Ceci n'est pas un fait divers

Auteur : Philippe BESSON

Parution :  2023 (Julliard)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Ils sont frère et sœur. Quand l’histoire commence, ils ont dix-neuf et treize ans.
Cette histoire tient en quelques mots, ceux que la cadette, témoin malgré elle, prononce en tremblant : « Papa vient de tuer maman. » 
Passé la sidération, ces enfants brisés vont devoir se débrouiller avec le chagrin, la colère, la culpabilité. Et remonter le cours du temps pour tenter de comprendre la redoutable mécanique qui a conduit à cet acte.
Avec pudeur et sobriété, ce roman, inspiré de faits réels, raconte, au-delà d’un sujet de société, le long combat de deux victimes invisibles pour réapprendre à vivre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Auteur de premier plan, Philippe Besson a publié aux éditions Julliard une vingtaine de romans, dont Son frère, adapté au cinéma par Patrice Chéreau, L’Arrière-saison (Grand Prix RTL-Lire), « Arrête avec tes mensonges » (prix Maison de la Presse), Le Dernier Enfant et Paris-Briançon.

 

 

Avis :

Cela fait plusieurs années que le narrateur, dix-neuf ans, a quitté la Gironde et le domicile familial pour ses études à Paris, lorsqu’un coup de téléphone affolé de sa petite sœur Léa, treize ans, le foudroie en quelques mots soufflés d’une voix blanche : « Papa vient de tuer maman. » Alors qu’il accourt aussitôt sur place, l’atroce réalité lui explose au visage : dans la maison investie par les gendarmes, le corps sans vie de sa mère, lardé de dix-sept coups de couteau, gît sur le sol de la cuisine ; son père en fuite est recherché pour meurtre ; sa sœur, témoin de l’agression, s’est réfugiée dans un mutisme traumatisé.
 
Depuis le premier récit de Léa jusqu’à l’épreuve du procès, en passant par les obsèques, le calvaire des dépositions et la confrontation au père qu’ils culpabilisent de ne pas parvenir à haïr tout à fait, les deux adolescents ne sortent de la sidération que pour se retrouver perdus dans un enfer sans fond, les menant peu à peu, brisés, à l’effondrement psychique. Tout d’abord incapable de mesurer combien le traumatisme est en train de dévorer sa cadette repliée sur son silence et ses cauchemars, le jeune homme s’absorbe, entre mauvaise conscience et ressentiment, dans sa réminiscence des signes avant-coureurs de la tragédie, ceux que personne, et pas même lui, n’a su regarder en face.

Déni de l’entourage, omerta familiale, incurie policière – la victime s’était vue refuser un dépôt de plainte pour violence conjugale –, ont définitivement enfermé le couple dans une spirale mortifère, chaque velléité d’indépendance de l’épouse maltraitée accroissant la fureur et la violence d’un homme narcissique et dominateur, persuadé de son droit de possession. Même si longtemps considéré comme passionnel et bénéficiant de circonstances atténuantes, le féminicide est un « crime de propriétaire », qui dit beaucoup des mentalités patriarcales héritées d’une longue tradition de domination masculine.

Inspiré de faits réels, le récit coule avec sobriété, dans une concision simplement efficace qui n’évite pas les poncifs, mais adopte le point de vue inédit des enfants. Et même si l’on ne peut se défendre totalement d’un vague sentiment de creux, voire d’opportunisme sur un sujet à la mode, l’on ne reste pas indifférent à cette fratrie, expulsée de chez elle et soudain privée de tout repère, qui doit affronter, bientôt rattrapée par la culpabilité, le deuil d’une mère en même temps que la monstruosité d’un père. Un père qui n’a d’ailleurs pas perdu son autorité parentale...

Enfin, et peut-être surtout, ce fait divers qui n’en est pas un nous interpelle sur notre responsabilité collective, parfois de témoins trop volontiers sourds et muets, plus largement pour ce qui peut bien autoriser certains hommes à penser posséder un tel droit de propriété sur leurs femmes qu’il leur donne sur elles pouvoir de vie et de mort. « Nous ne devions pas juger seulement un fait divers, mais un fait social. Nous ne devions pas parler d’une dispute conjugale qui aurait mal tourné, mais bien de l’aboutissement d’un continuum de violence et de terreur. Nous ne devions pas parler d’un meurtre, mais de la volonté d’un homme d’affirmer son pouvoir, d’asseoir sa domination. Et de l’aveuglement de la société. Et de la peur de nommer. » (3,5/5)

 

 

Citations :

Ensuite, j’ai été dévasté, je crois. Oui, c’est un abattement qui s’est produit, juste après. Ma mère était morte. Ma mère, qui comptait tant, que j’aimais – le vilain mot, d’ailleurs je ne l’avais jamais prononcé, idiot que j’étais – et dont j’allais être privé pour toujours, alors que j’entrais tout juste dans l’âge adulte (cette nouvelle allait m’y précipiter, comme on jette une friture dans de l’huile bouillante – cette image déroutera sans doute, elle est cependant la plus juste). Le chagrin m’a envahi. Il n’a pas provoqué de sanglots, ni même de larmes – la stupeur, ça stoppe les épanchements – mais il s’agissait bien de chagrin. Il s’agissait bien d’affliction, de désolation, appelez ça comme vous voulez.


J’ai protesté : je voulais voir ma mère, c’était inhumain de me le refuser. Le commandant a conservé son sang-froid : on ne pouvait pas pénétrer sur le lieu d’un meurtre, pas risquer de l’endommager, une enquête était ouverte, elle emportait tout, la procédure devait être observée à la lettre, il était désolé mais c’était ainsi. Et pour que je m’entre bien dans le crâne que tout avait changé, il a précisé : « De surcroît, on posera des scellés sur la maison, vous allez devoir vous trouver un autre hébergement. »
Je l’ai dévisagé quelques instants, je n’étais plus en colère, la colère s’était subitement dissipée, je venais de comprendre que, oui, en effet, plus rien ne serait pareil, que notre vie appartenait désormais au fait divers, qu’elle relevait de la police, de la justice, que nous n’avions plus notre mot à dire.


« Léa, je dois encore te demander quelque chose… »  
La phrase a provoqué une nouvelle déflagration muette.  
« D’après ce que tu as entendu, puis vu, d’après ce que tu as perçu, ton père était-il rentré à la maison dans l’intention de tuer ta mère ou c’est la dispute qui a déclenché son acte ?  
— Quelle différence ça peut faire ?  
— C’est celle entre un assassin et un meurtrier. »


En écoutant Muriel raconter, je me suis rendu compte que presque tout ce qu’elle me disait m’était étranger. Pourtant, il n’y avait rien de confidentiel, de secret dans son récit. La réalité, c’est qu’on cherche rarement à savoir qui étaient nos parents avant qu’ils ne deviennent nos parents. On dispose d’informations, bien sûr. On connaît approximativement leur parcours, on sait ce que faisaient leurs propres parents puisqu’on les fréquente en général, on possède des repères, des balises, mais souvent on n’a pas cherché à en apprendre davantage, comme si ça ne nous regardait pas, comme si ça leur appartenait à eux seulement, ou comme si ça ne nous intéressait pas, le passé des autres c’est tellement ennuyeux quand soi-même on est dans l’âge tendre ou l’âge bête. 


Aussitôt après, je pense au hasard des rencontres, au destin qui lance ses dés. Si ce soir-là, elle n’était pas sortie… Si cette nuit-là, il en avait repéré une autre… C’est un exercice idiot. Mais comment s’en empêcher ?
 
 
Il n’a pas cillé. J’ai compris que ça ne l’intéressait pas tellement, ça remontait à trop loin, ça n’apportait rien à son enquête. Sur le moment, je ne lui en ai pas tenu rigueur. Depuis, j’ai appris qu’il faut plonger dans les profondeurs pour comprendre ce qui se passe à la surface. J’ai compris aussi que l’invisible est plus parlant que le visible. Et que des bribes ne deviennent des indices que si on les relie à quelque chose d’autre, ou entre elles.


Écrivant cela, je ne voudrais pas que vous alliez croire que je lui ai cherché des excuses. Il n’en avait aucune. Aucune. Disons que j’ai cherché des explications. C’est parfois l’unique moyen à notre disposition pour ne pas étouffer.


Un couple de touristes allemands dînaient non loin de notre table. Ils ignoraient tout du drame qui nous frappait. S’exclamaient parfois en mangeant. Je ne sais plus si leur insouciance nous a rassurés ou si, à l’inverse, elle nous a paru cruelle. La vie continuait, autour de nous. C’était formidable, c’était épouvantable.


« Je ne sais pas. En tout cas, ils n’ont rien dit, rien fait. »
Léa, sans le faire exprès et sans penser à mal, énonçait des réponses qui sonnaient comme des sentences. Elle voulait sans doute dire que s’ils n’avaient pas agi, c’est parce qu’ils étaient dans l’ignorance. Mais à la place, on entendait un reproche, une condamnation.
Et ces reproches n’auraient pas forcément été infondés. En effet, est-ce qu’on ne voit rien ou est-ce qu’on ne veut rien voir ? Est-ce qu’on n’est pas conscients ou est-ce qu’on s’arrange avec sa conscience ? Et quand elle vient nous titiller, notre conscience, est-ce qu’on ne se trouve pas des excuses ? « J’interprète… Je me fais des films… S’il y avait un problème, elle me le dirait… Je ne vais pas me mêler de leur intimité, je n’aimerais pas qu’ils se mêlent de la mienne… » Et quand, après coup, la vérité est dévoilée, cette vérité qui se trouvait sous nos yeux et qu’on n’a même pas aperçue, on peut encore se dire : « Ils cachaient bien leur jeu, enfin surtout lui, bien sûr… Il nous a manipulés… Et elle, de toute façon, elle a toujours répugné à se donner en spectacle… » On déniche même des formules définitives : « On ne pouvait pas imaginer l’inimaginable… »


« Votre père, bien que sa mise en examen et son incarcération ne fassent aucun doute, conserve tous ses droits de père. Même depuis sa cellule, il pourra continuer à prendre les décisions, notamment s’agissant de toi, Léa, car tu es mineure. Il aura la main sur ton orientation scolaire… ou sur tes opérations chirurgicales, par exemple, si tu es amenée à en subir, tes voyages. Il pourrait même exiger des visites au parloir. Tu devras dire si cette situation te convient ou si, à l’inverse, tu préfères qu’un autre que lui devienne ton responsable légal. Dans tous les cas, il faudra en parler avec lui rapidement. C’est pourquoi je vous encourage à vous rencontrer. Il peut être plus enclin à accepter vos requêtes aujourd’hui parce qu’il a beaucoup à se faire pardonner. Demain, ce sera peut-être une autre affaire. »  
J’étais abasourdi. Certes, il s’agissait d’une question dont j’ignorais qu’elle puisse même être posée (une de plus) mais, si on la posait, le simple bon sens aurait commandé que mon père soit, presque automatiquement, déchu de ses droits. Comment pouvait-on imaginer qu’un mari violent doublé d’un meurtrier ne soit pas un père dangereux, ou au moins inapte ? Concevoir qu’un type qui allait passer des tas d’années derrière les barreaux puisse décider à distance du destin de sa progéniture comme une télécommande actionne, je ne sais pas moi, une porte de garage ? Comment la justice pouvait-elle tolérer, voire favoriser, ce genre d’anomalie, de monstruosité ? Notre père devait être mis hors d’état de nuire, de nous nuire, au moins tenu éloigné de nous. Et découvrir qu’il faudrait en passer par une négociation me donnait envie de vomir. 


« Cette main courante reste très vague. Votre mère évoque des coups, mais sans entrer dans les détails. »  
Ainsi, c’est notre mère qui était coupable. Coupable de ne pas avoir été assez explicite, de ne pas avoir été couverte de bleus ou de plaies. Le gendarme, quant à lui, ne pouvait pas être coupable de ne pas l’avoir entendue, ni d’avoir retranscrit ses propos de façon liminaire, ni d’avoir manqué de la plus élémentaire psychologie.
« De toute façon, il est très difficile d’évaluer le danger, a balayé Verdier. D’autant que nos hommes – et croyez que je le déplore – ne sont guère formés à ce genre de… situation, vous ne l’ignorez pas. »  
Devant nos visages stupéfaits, défaits et notre colère rentrée, il a jugé utile de dégainer ce qu’il estimait être l’argument massue : « La police, comme la gendarmerie, manquent de moyens, je ne vous apprends rien. J’ai des effectifs insuffisants, moi. Je me bats pourtant mais, qu’est-ce que vous voulez, on n’est pas une banlieue à risques, nous. Du coup, on ne peut pas tout traiter, malheureusement. Et surtout tout traiter correctement. Il y a forcément des choses à côté desquelles on passe. »  
Le cri d’alarme de ma mère était donc une de ces choses à côté desquelles on passe. J’ai dit : « Une femme battue, c’est moins important qu’un chien perdu ou une voiture emboutie, c’est ça ? »


Sans trembler, elle a dressé de notre père le portrait d’un être narcissique, dominateur et terrifié à l’idée d’être abandonné : « Au fond, il n’aime que lui, et ne conçoit pas qu’on ne l’aime pas en retour. Il a une certaine idée de la virilité, que des millénaires lui ont enseignée, que son histoire personnelle et familiale a forgée. Pourtant, il a peur comme un enfant. Peur d’être oublié dans une fête foraine. »
La perspective d’une séparation lui est donc apparue comme une dépossession intolérable. « Ne vous méprenez pas, mesdames et messieurs les jurés, ceci est un crime de propriétaire. Cet homme estimait que sa femme lui appartenait, qu’elle était son bien, il la considérait comme sa chose. La mise à mort était pour lui la certitude de l’empêcher de reprendre sa liberté. »

 

 

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