samedi 25 mai 2024

[Howard, Elizabeth Jane] La longue-vue

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : La longue-vue (The Long-View)          

Auteur : Elizabeth Jane HOWARD

Traduction : Leïla COLOMBIER

Parution : en anglais en 1956,
                  en français en
2024
                  (La Table Ronde)

Pages : 464

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Londres, 1950. Antonia et Conrad Fleming donnent un dîner pour les fiançailles de leur fils Julian, chez eux, dans le quartier chic de Campden Hill Square. Derrière les apparences policées d’une soirée mondaine, Antonia mesure, à quarante-trois ans, l’échec de son propre mariage.
Londres, 1942. Mrs Fleming retrouve son époux pendant une permission.
Saint-Tropez, 1937. Écourtant ses vacances en famille, Conrad s’échappe pour retrouver sa maîtresse.
Paris, 1927. Antonia, dès sa lune de miel, commence à deviner l’emprise étouffante et sarcastique qu’exercera sur elle son mari.
Sussex, 1926. À dix-neuf ans, Antonia, pour échapper à la jalousie de sa mère et à la passivité de son père, n’a qu’une hâte : se marier…

La Longue-vue, si singulier par sa facture, possède le charme de ces œuvres où l’on voit une vie entière se déployer. On retrouve toute la virtuosité d’Elizabeth Jane Howard dans ce qui n’est que son deuxième roman, sur les illusions perdues d’une femme observant à la longue-vue sa vie écoulée.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1923, Elizabeth Jane Howard est l’auteur de quinze romans. Les Cazalet ChroniclesThe Light Years, Marking Time, Confusion et Casting Off – sont devenus des classiques modernes au Royaume-Uni et ont été adaptés en série pour la BBC et pour BBC Radio 4. Elle a également écrit son autobiographie, Slipstream. Elle est morte en janvier 2014, après la parution du 5e volume des Cazalet Chronicles, All Change.

 

 

Avis :

Après la version française de la fameuse Saga des Cazalet, les éditions de la Table Ronde proposent cette fois une traduction révisée, préfacée par Hilary Mantel, du deuxième roman de l’auteur britannique Elizabeth Jane Howard. Ecrit en 1956. il raconte à rebours la vie d’une femme, aux prises avec les faux-semblants du mariage dans une famille bourgeoise.

Le récit s’ouvre en 1950, lorsque le dîner de fiançailles de son fils renvoie Antonia à l’échec de sa propre union avec Conrad Fleming. Sa future bru sait-elle seulement ce qui l’attend auprès d’un homme qui ne manquera sans doute pas de reproduire les attitudes de son père ? Et elle, comment a-t-elle bien pu en arriver là ? Emportée par ses réflexions dans un long zoom arrière rembobinant sa vie, là voilà qui remonte le temps, de ses désillusions d’aujourd’hui jusqu’à sa candeur de très jeune fille. De 1950 à 1926, cinq étages de son existence se déconstruisent ainsi en cinq parties chronologiquement inversées, et derrière la sèche quadragénaire engoncée dans son décorum et son opulence, transparaît peu à peu une femme meurtrie, coincée dans les rôles auxquels, mère, épouse et fille, elle se sera efforcée de se conformer en y perdant progressivement son coeur et son âme.

A mesure qu’Antonia rajeunit et que défilent les décors, soigneusement restitués, à Londres et dans la campagne anglaise, à Paris et sur la Côte d’Azur, qui ont accompagné son long apprentissage de femme, en réalité un formatage implicite, répondant à d’invisibles codes sociaux et la plaçant insensiblement toute sa vie sous emprise masculine, l’on découvre, le tout ciselé avec une finesse psychologique remarquable, sa personnalité profonde, ses primes aspirations et leur lente décomposition au contact de son milieu. 
 
Des propres malheurs conjugaux de sa mère, elle mettra longtemps à réaliser, cachées sous une frivolité manipulatrice et égoïste lui faisant d’abord prendre la défense de son père, les tentatives désespérées d’exister, au moins, dans le regard d’amants de passage. Incapable d’autant se mentir pour sa part, Antonia fait avec la maturité l’accablant décompte des malentendus sexistes venus empoisonner sa vie. Créature perverse et méprisable par nature – « Rien de tout cela ne te fait donc honte, ne serait-ce qu’un peu ? Ou bien es-tu à tel point une femme désormais que ce mot n’a plus de sens pour toi ? » lui crache son père retranché dans sa misogynie pour justifier le naufrage de son couple –, objet de plaisir, voire de passion, pour des hommes parfois sincères qui ne quitteront pour autant jamais leur épouse, ou encore bien d’investissement comme un autre – « C’est ma maison et tu es ma femme » lui assène son mari pour bien marquer son autorité – : les représentations que chacun dans cette histoire se fait du rôle des femmes n’asservissent pas seulement ces dernières, mais font aussi le malheur des hommes, derrière le masque des apparences et des conventions.

Soigné dans ses décors comme dans ses caractères, tout en nuances et finesse d’observation, ce roman dont la construction à rebours épouse à merveille aussi bien les interrogations du lecteur que le désarroi de son héroïne – mais comment en arrive-t-on là ? – parle d’illusions, de mensonges, mais aussi de vérités que l’on se cache et, ce faisant, du mal que l’on se fait et que l’on inflige : une formidable comédie humaine, qu’en petites touches savamment assemblées, l’auteur colore d’un féminisme aussi imparable que posé, et qui mérite largement d’étendre son statut de classique contemporain au-delà du Royaume-Uni. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Mais à ce moment les messieurs firent leur entrée, ayant terminé leurs mystérieux conciliabules techniques sur l’argent, le sexe, les instincts meurtriers des Nord-Coréens – terminé de discuter de problèmes fondamentaux de manière aussi superficielle que, dans le salon, les dames avaient traité de manière fondamentale de questions superficielles. Les deux parties s’efforcèrent maladroitement de se mêler l’une à l’autre, et au bout d’une demi-heure la soirée s’acheva.
 

Après une telle journée, elle pouvait méditer sur le sort de toutes les mères et leurs filles : June et sa mère, elle-même et Deirdre. Elle était abasourdie par le vide effrayant de la scène dont elle avait été témoin en prenant le thé chez Mrs Stoker et sa fille. Elle avait vu deux femmes ligotées l’une à l’autre, qui n’avaient rien en commun sur le plan personnel, et tout en commun par ailleurs ; qui, si elles n’avaient été parentes, n’auraient pas voulu passer cinq minutes ensemble mais qui, puisqu’elles l’étaient, avaient passé dix-neuf années à s’agacer, s’influencer, se dénigrer mutuellement, à se mêler des affaires de l’autre et à dépendre l’une de l’autre. 
 

On lui avait appris, se figura-t-elle, à diviser la vie en quatre étapes. On stockait sa prime jeunesse pour la dépenser tout entière pendant la vingtaine ; et l’on plaçait les années du milieu de sa vie pour bénéficier de ses intérêts pendant la vieillesse. En fait, la période pendant laquelle il nous était permis de papillonner – gaspillant jeunesse, beauté et plaisirs – était plus courte, sur la durée de notre vie, que celle accordée à un papillon sur la durée de sa métamorphose d’œuf en chenille puis en chrysalide.
 

(…) sans tenir compte de ses larmes, [il] l’avait quittée sur l’accablante affirmation qu’il y avait deux sortes de gens : ceux qui vivaient plusieurs vies avec le même partenaire et ceux qui vivaient la même vie avec plusieurs partenaires.
 

ll n’y a rien qu’on fasse par devoir tant qu’on n’a pas eu à choisir.
 
 
IIs flânèrent des jours entiers, à l’aventure ; en apparence, ils exploraient Paris, mais comme il le fit remarquer à un moment où ils se demandaient quelle rue prendre, « notre seul but est de se trouver l’un l’autre », et lorsqu’elle avait demandé : « N’y sommes-nous pas arrivés ? », il avait aussitôt répondu : « Oh, nous voyagerons toute la vie : il n’y a pas d’arrivée. »
 

Il faut morceler sa vie, de sorte que l’on passe plus de temps à vivre qu’à mourir : voilà la clef. 
 

Au cours des minutes qui suivirent, elle découvrit que les mots ne brisent que la surface d’un silence, et que les silences gênés sont chargés de mots qu’on ne dit pas.
 

Il lui fallait déballer tous ces vêtements qu’il lui avait offerts – pourtant elle restait là à fixer les malles sans y toucher. Elles ne contenaient rien, se dit-elle alors, qui lui ait appartenu avant son mariage. Elle se sentit soudain dépourvue de tout refuge, comme un enfant qu’on a envoyé chez des gens et qui n’a même pas son billet de train retour. Il était en colère contre elle, et elle ne savait pas pourquoi – elle ne savait même pas pourquoi sa colère lui faisait si peur –, toujours est-il qu’elle ne pouvait y échapper ni refuser de la voir.
 
 
— Si tu veux mettre un tableau ici, je t’en trouverai un.
— J’en ai déjà un. Je n’ai pas besoin que tu m’offres un tableau – je veux le Blake. »
Il fit pivoter le tabouret pour lui faire face. Puis il dit posément : « Je me suis débarrassé de ce tableau. Je ne veux pas le voir accroché chez moi. Je te l’ai dit, je le déteste.
— Je croyais que c’était aussi chez moi !
— Ne crois-tu pas qu’on devrait se mettre d’accord, sur une question aussi importante ?
— D’accord avec toi, tu veux dire. Je vois, maintenant : cette maison est destinée à être la tienne, je ne suis censée qu’y habiter, je… »
Il l’interrompit d’une voix égale : « C’est ma maison et tu es ma femme. » 


L’hiver n’avait plus ce côté énergique du givre et de la lumière claire et vive, des craquements secs et des branches acérées. À présent, certains jours se levaient dans un silence froid et laiteux, et le soleil, énorme et mat, suspendu dans le ciel comme un fruit en conserve, recouvrait toutes choses d’un vernis trouble : les oiseaux étaient miteux – le ciel huileux. À présent, la brume venue de la mer déferlait parfois jusqu’à eux, blanche dans le lointain, mais une fois sur vous elle n’était plus qu’une humidité glaciale et écrasante : arbres, buissons et chevelures s’incrustaient de gouttelettes glacées – les journaux aux pages ramollies se lisaient sans bruit, et les routes devenaient glissantes. Et puis, d’autres jours, il pleuvait toute la journée – une pluie drue ou silencieuse, triste ou rageuse, à grosses gouttes martelant le sol et rebondissant partout, ou bien en un crachin venteux qui virait à la neige fondue – et le ciel était lourd et chiffonné, semblable à des draps défraîchis.

 
Je ne suis pas aveugle. Tu te trompes d’interlocuteur en venant me raconter cette histoire qui ne réussit à me convaincre que d’une chose, que tu es bien une femme. Toutes ces excuses, ces justifications, ces déformations, en elles-mêmes si typiquement féminines – sans cesse accabler les hommes, pauvres d’eux, dissimuler ton but réel, quel qu’il soit, parce que tu sais très bien à quel point il est sordide : rien de tout cela ne te fait donc honte, ne serait-ce qu’un peu ? Ou bien es-tu à tel point une femme désormais que ce mot n’a plus de sens pour toi ?


 

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