dimanche 2 janvier 2022

[Raspail, Jean] Qui se souvient des hommes...

 

 

 

 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Qui se souvient des hommes...

Auteur : Jean RASPAIL

Parution : 1986 (Robert Laffont)

Pages : 290

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Ils s'appelaient eux-mêmes les Hommes.
Ils étaient parvenus à cette extrémité de la terre - qui devait, bien plus tard, être nommée Terre de Feu -, au terme d'une si longue migration qu'ils en avaient perdu la mémoire. Sans cesse poussés par de nouveaux envahisseurs, ils avaient traversé un continent et des millénaires dans l'ignorance et la peur. Ils s'étaient établis là où, semblait-il, nul ne pouvait les rejoindre, tant sont cruels le ciel, la terre et la mer dans cet enfer austral.
Ils furent peut-être un peuple ; ils ne furent plus que des clans, puis des familles. Un jour, et c'est demain, il n'y aura plus que Lafko - Lafko, fils de Lafko, fils de Lafko depuis le fond des âges -, le dernier des Hommes, celui que nous voyons, à la première et à la dernière page de ce livre, tenter de trouver dans la tempête la grève où il pourrait mourir, seul sous le regard de Dieu. Dans l'intervalle, depuis le rêve de Henri le Navigateur et l'apparition des vaisseaux de Magellan, les Hommes, ces " sauvages ", ont regardé passer l'Histoire et l'ont subie.
Demain, Lafko va se perdre dans la nuit. Qui se souvient des Hommes ? Jean Raspail, pour avoir rencontré l'un des derniers canots des Alakalufs (tel est leur nom moderne), ne les a pas oubliés. Dans ce livre - que, faute de mieux, il qualifie de " roman ", mais " épopée " ou " tragédie " seraient sans doute plus exacts -, il recrée le destin de ces êtres, nos frères, que les hommes qui les virent hésitèrent à reconnaître comme des hommes. C'est une immense et terrible histoire.
Et c'est un livre comme il n'en existe pas aujourd'hui, et dont on sort transformé.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean Raspail a reçu en 2003 le Grand Prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Aux Éditions Robert Laffont, il a publié, entre autres, La Hache des steppesLe Jeu du roiQui se souvient des hommes…Sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardéeLe Camp des saints

 

 

Avis :

L’ethnie des Kawésqars, soit des « Hommes », encore appelés Alakalufs, a aujourd’hui disparu. Installé sur la Terre de Feu depuis plus de six mille ans, ce peuple nomade de la mer vivait sur des canots le long du versant pacifique des Andes méridionales, dans un redoutable labyrinthe de chenaux et de fjords reliant une multitude d’îles et de presqu’îles inhospitalières, sous un climat instable et glacial, réputé pour la violence de ses tempêtes et la permanence de ses intempéries. Lorsque Magellan « découvre » cette région en 1520, le choc culturel est une déflagration pour ces Amérindiens restés à l’âge de pierre dans un complet isolement. La colonisation de leur territoire ne commence réellement qu’au cours de la seconde moitié du 19e siècle, mais entre les maladies, les persécutions et l’incompatibilité des deux mondes qui se rencontrent, leur population est quasiment anéantie en quelques décennies seulement. Elle finit par s’éteindre inexorablement au cours du 20e siècle.

Sensibilisé par ses voyages au sort de ces diverses populations que la modernité voue à la disparition, l’auteur n’a jamais pu oublier le canot kawésqar et ses misérables occupants, croisés en Terre de Feu en 1951. Ses explorations de témoignages historiques l’ayant choqué par leur manque total d’empathie envers ces êtres trop primitifs pour demeurer humains aux yeux de leurs observateurs, il entreprend ici de leur rendre hommage dans un récit romanesque, construit à partir des connaissances de l’ethnologue José Empéraire mais aussi de ses propres recherches et réflexions, et destiné à nous faire imaginer et ressentir le point de vue de ces hommes et de ces femmes, jetés directement du paléolithique à l’ère moderne.

Si la somme de leur ahurissement et des incompréhensions mutuelles prêtent parfois à rire, l’histoire de leur confrontation à nous, les hommes modernes, est une tragédie accablante qu’on ne peut lire qu’étreints d’un mélange d’effroi, de tristesse et de honte. Pourtant longtemps et dramatiquement éprouvés par l‘environnement naturel dantesque où les Kawésqars évoluaient à leur aise, les colons ont, là comme ailleurs, tiré parti sans vergogne du déséquilibre des forces en leur faveur. Mais, entre les indigènes et les Pektchévés – les étrangers -, c’est surtout l’irrémédiable incapacité à communiquer et à se comprendre que Jean Raspail met en évidence, au fil d’épisodes tous plus confondants les uns que les autres. Souvent cruelle comme lorsqu’elle transforme en bêtes de foire les individus qu’elle emmène en Europe sans se préoccuper de leur terreur si loin de leurs repères, ou encore stupide quand elle déplore leur sur-mortalité sans se sentir responsable des épidémies qu’elle leur inflige, naïve aussi dans ses tentatives d’évangélisation et d’éducation à l’emporte-pièce, la « civilisation évoluée » se montre incapable de sortir de ses référentiels, de faire preuve d’empathie, et tout simplement, d’humanité.

Aussi passionnante que consternante, cette étonnante confrontation entre deux mondes séparés par plusieurs millénaires d’évolution a de quoi faire réfléchir. Ferions-nous mieux aujourd’hui ? On peut en douter. Mieux vaut sans doute que notre route ne croise jamais celle d’éventuels extra-terrestres, à moins que ces derniers n’aient quelque avance sur nous en matière d’humanité et d’empathie… Coup de coeur. (5/5)
 

 

Citations :

Depuis une mince poignée de siècles, l’île s’appelle Santa Inès. Elle est couverte de glaciers qui se brisent et tombent à la mer dans un fracas de fin du monde. Des étendues spongieuses en défendent les abords. Ses contours sont incertains. Elle est traversée de chenaux qui se tordent entre les montagnes comme les tentacules d’une pieuvre. Ses forêts sont un univers liquide où les grands hêtres pourrissants forment une mousse monstrueuse qui a la couleur de la mort. Dieu le sait : il n’existe rien selon la vie sur cette île, mais tout selon la mort. L’homme au canot le sait aussi. Dans le langage de son peuple, depuis des milliers d’années, l’île porte un autre nom, le vrai. C’est Katwel, la Tueuse. Les étrangers ne s’y aventurent pas. Rapaces comme ils sont, qu’auraient-ils à y gagner ? Les dernières baleines passent au large et même les grands chiens de mer à fourrure évitent Katwel et ses rocs acérés qui sont des pièges mortels à travers les chenaux. Nul n’a jamais revu les navires des hommes blancs qui s’y étaient perdus. Katwel ne rend pas les naufragés et digère lentement leurs cadavres. Seulement, de loin en loin, a-t-elle accueilli d’autres canots et d’autres hommes qui se cachaient quand l’étranger portait malheur.
 

Kaweskars : les Hommes.
Avant le temps des étrangers, qui les appelèrent Alakalufs, ou bien encore Pêcherais, ils ne se connaissaient pas d’autre nom. Pendant des milliers d’années, seuls ils avaient vécu au sein de ce labyrinthe liquide, ne se concevant pas de semblables au-delà des îles et des chenaux multipliés à l’infini. Au levant, au couchant, au midi, trois océans furieux. Au-dessus de leurs têtes, un ciel toujours noir et bas et un réseau de vents cruels. Ils n’avaient pas d’autre conscience du monde. Au-delà d’une portée de fronde, la terre ferme ne leur était pas propice, gardée par des esprits malfaisants. La montagne les terrifiait. L’eau seule était leur élément. Ils allaient d’île en île, de grève en grève, se bornant religieusement aux limites étroites du rivage lorsque leurs pieds touchaient le sol. Un canot pour se déplacer, des braises pour conserver le feu, des peaux de phoque pour dresser la hutte, c’était tout.
 

Le bonheur est un mot qui n’existe pas dans la langue des Alakalufs, ni aucun vocable similaire. On a faim ou l’on est rassasié, on est malade ou bien portant, on a chaud ou on a froid, on se serre les uns contre les autres sous la peau de phoque, dans la hutte, et de cette chaleur animale de la chair naît une sorte d’apaisement de l’âme qu’on partage sans l’exprimer. Mais le bonheur ? On rit quelquefois, on chante, mais comme cela ne dure jamais et se paye ensuite chèrement, les Alakalufs ne l’ont pas défini par un mot. En revanche ils en ont cent pour exprimer l’angoisse. L’angoisse devant la faim, la nuit, la tempête, la maladie, les williwas, l’orage, la mort et la vie, la solitude, la conscience de se compter si peu et de voir d’année en année ce nombre encore diminuer…
 
 
Le visionnaire méthodique de notre globe rond et achevé, son concepteur illuminé, est un Juif allemand converti de Nuremberg, un rat de bibliothèque fulgurant d’intuition qui s’appelle Martin Behaïm. 
(…)
Le poids de la religion chrétienne freine la science encore balbutiante et terrorise les esprits les plus aérés de ce temps, cent ans avant la naissance de Galilée que le tribunal de l’Inquisition condamnera, dix ans avant celle de Copernic qui ne publiera ses théories que quelques jours avant sa mort par crainte des foudres pontificales et de menaces physiques sur sa personne. Mais Behaïm, juif converti, n’est plus juif et pas plus chrétien. Le poids des Écritures ne l’arrête plus. Il ne se connaît pas d’autre loi que la rigueur de son intelligence. Attitude inconcevable et dangereuse. C’est pourquoi il fait preuve d’une prudence immense, protège l’accès de sa maison par un invisible rempart d’épreuves initiatiques à franchir et ne se livre peu à peu et rarement qu’à proportion du degré de conception et de complicité scientifiques qu’il découvre chez eux qu’il a accepté de recevoir. 
(…)
Un pinceau fin à la main, Behaïm ajoute lui-même à petites touches précises, sur le premier de tous les globes terrestres qui ait jamais été conçu, la figuration dessinée de renseignements qu’il tient désormais pour certains. Le cap où finit cette terre où nul n’a encore débarqué, il ne lui donne pas de nom mais le trace de telle façon, haché de traits et de ronds évoquant la pluie et la neige, que Magellan ne s’y trompera pas. Puis il pense à la force agressive du courant qui lui a été décrite plusieurs fois, à la violence du flot au pied de ce cap qui ne s’explique véritablement que s’il faisait irruption d’un goulet, d’un détroit, d’un passage communiquant avec une autre masse d’eau libre pesant à l’ouest de tout son formidable poids. Alors il dessine une île, au sud et face au cap. Ce n’est plus tout à fait une vision, comme chez Enrique le Navigateur prophétisant la Terre de Feu, à peine encore une hypothèse. Cette terre, nul ne l’a jamais vue. Nul n’en a soupçonné la présence. On ne lui en a jamais parlé. Le cap, oui. Cette île, non. Mais c’est l’ultime pièce du puzzle et il sait qu’elle doit se placer là, comme un pilier de cathédrale, parce que l’architecture du globe ne peut se concevoir autrement. Il ne l’invente pas. Il lui suffit de fermer les yeux et de se plonger dans ses pensées pour que cette île, justement, saute aux yeux. Puis il calligraphie trente lettres en gothique environnées de traits pointus figurant des vagues écumantes et qui se perdent dans le pointillé de la Terra incognita : PASSAGE VERS LA GRANDE MER DE L’OUEST. Enfin, selon l’admirable romantisme de ce temps qui ne peut se passer d’images naïves, au milieu de queues de baleine surgissant de l’océan déchaîné, de phoques dressés sur des rochers comme des animaux héraldiques, il dessine à l’entrée du détroit un minuscule canot monté par des sauvages nus dont le chef ressemble à Lafko. 
(...)
Puis il se recule et juge son œuvre. C’est vraiment l’œuvre de sa vie. Dans le cabinet secret attenant à sa bibliothèque, éclairée par des chandeliers qui en projetant l’ombre sur les murs, trône la sphère fabuleuse, monuentale, représentation interdite de ce monde, le pôle Nord atteignant le plafond et l’équateur cerné d’une galerie où l’on accède par une échelle. Une merveille d’ébénisterie tendue de parchemin sur lequel il n’est pas un détail de la géographie du globe que Behaïm n’ait recoupé plusieurs fois, de la bouche de plusieurs capitaines, avant de l’y faire figurer lui-même à la pointe de son pinceau. Personne n’entre jamais dans cette pièce, à l’exception du maître des lieux et de ceux des plus grands capitaines qu’il juge dignes de la révélation. 
(…)
Lorsque Vasco de Gama, après Cam et Dias, dévale les degré de latitude le long de la côte d’Afrique jusqu’au cap de Bonne-Espérance qu’il se décide enfin à doubler pour cingler vers les Moluques en dépit des supplications de son équipage terrifié, il n’y montre que peu de mérite, seulement celui de l’endurance. Il savait. Sa route lui avait été tout entière tracée par Behaïm, à Nuremberg. Lorsque Christophe Colomb, affrontant la révolte de ses marins, leur jure qu’après un nombre de jours donné une terre surgira de l’horizon, cette terre, il l’avait déjà vue, à sa position presque exacte, sur le globe de Nuremberg. Quand enfin elle lui apparaîtra, il en sera soulagé, certes, mais étonné, non pas. Lui aussi savait.
Il n’y a pas eu de grands découvreurs, seulement des marins courageux, avisés. Ou plutôt il n’y en a eu qu’un : Behaïm. 


Car il faut bien comprendre ce qu’ils ressentent, l’ampleur de leur déséquilibre psychique face à ces apparitions d’outre-monde. Les Kaweskars ne se connaissent pas de dieux. Ayayema, Kawtcho, Mwono, les puissances de l’épouvante, créent la mort, et non la vie. La vie n’a pas été créée. Elle est. Il n’y a pas eu de Créateur. Celui-ci ne saurait donc s’incarner sous quelque forme vivante, ou humaine, que ce soit. L’au-delà ? Un désert, d’où rien ne peut surgir. Devant l’écrasante supériorité de ceux qui viennent et qui sont créatures humaines – en l’absence de tout recours divin –, devant l’ensemble de prodiges qui accompagnent la navigation de ces canots géants dans le détroit, ils mesurent d’un coup leur faiblesse. Leur inanité. Leur néant. Leur solitude. Leur tragique infériorité. Jusqu’à ce jour, ils n’en avaient pas conscience. Ils étaient leur unique référence. C’est aujourd’hui qu’ils les découvrent, dès l’instant où ils ne sont plus seuls sur cette terre. D’autres sont venus. En même temps, un infranchissable fossé s’est creusé, qui ira sans cesse s’élargissant. D’un côté ceux qui peuvent tout, qui sont mouvement, changement, jamais semblables, toujours nouveaux. De l’autre ceux qui ne sont rien, passé et avenir confondus dans la même immobilité, mais dévorés de curiosité, avec une volonté désespérée de comparer, une attirance irraisonnée mêlée de peur et d’envie, quelquefois jusqu’à l’affrontement. Ils ne se rejoindront jamais. Chaque fois que cela deviendra possible, ou sur le point de se réaliser, alors les Kaweskars fuiront. Pour oublier leur solitude en se retrouvant seuls. Laissant derrière eux des statues de sel, morts-vivants foudroyés de s’être retournés et d’avoir contemplé les autres…


Il faut plus que de la chance pour franchir le détroit de Magellan. Toutes les règles de la nature y sont violées en même temps. La marée monte et descend trois fois dans une matinée, libérant des courants violents qui s’opposent et engendrent des vagues énormes et courtes s’abattant sur le pont des navires comme des cognées de bûcheron. Des vents fous se précipitent à la rencontre les uns des autres, puis s’ordonnent en une ronde infernale creusant un entonnoir dans la mer où tout ce qui flotte encore est aspiré inexorablement au fond. D’autres dévalent des montagnes avec des grondements de fin du monde, oiseaux de proie démesurés lâchés sur les ponts dévastés dans un fracas de mâts brisés : ce sont les williwas, les maléfices redoutables de Mwono. La nuit tombe à midi, à deux heures, à trois heures. Les navires deviennent aveugles vingt fois en une journée, sous des nuages de grêle et de neige. Avec la pluie descend le brouillard, poisseux, glacé, déluge opaque qui se nourrit de toutes les décompositions des forêts. Des blocs énormes se détachent des glaciers, produisant des vagues monstrueuses qui s’avancent comme le mascaret. Et rien, rien d’autre autour de soi, durant des centaines de milles, que ce même paysage de forêts trempées, de rocs luisants, de montagnes inaccessibles et couvertes de neige.


Ciudad del rey Felipe, c’est son nom. La cité du roi Philippe… Recroquevillés à l’intérieur des cabanes, cinquante colons découragés qui ne quittent plus leurs grabats. Un fort fait de fascines avec trente soldats et six canons de fer pointés sur le détroit. Quelques chiens. Pour les naufragés de Nombre de Jesus, l’espérance… Lorsque tout est perdu, il n’y a plus de salut que dans le mouvement. Cela ne peut être pire ailleurs, puis l’on croit que cela peut être mieux, et l’imagination prend le relais. Toujours l’autre côté des choses…
C’est l’hiver. La longue nuit. Gouverneur du néant, vice-roi des confins inhumains, le nouveau capitaine général, Viedma, abandonne sa capitale et se met en route à pied vers la seconde de ses villes, par les grèves ou par la forêt coupée de précipices et de glaciers. Le suit qui peut, comme il peut. On ne relève pas ceux qui tombent. Les cadavres jalonnent la route. L’étendard or et rouge du roi changera cent fois de mains, transmis de celles d’un mort à celles d’un mourant. Dix survivants au terme de ce calvaire, accueillis par une garnison de fantômes. Une double espérance trahie : les uns croyaient voir arriver du secours, les autres croyaient en trouver. Le commandant de la ville n’a plus que la peau sur les os. Ses yeux luisent comme ceux d’un fou.
 

Dieu… L’ébauche de dictionnaire du révérend Watkin est ouverte à la lettre D. Son travail piétine. La page est blanche. Comment pourrait-il parler de Dieu aux sauvages, à ses futures brebis du détroit, s’il n’existe pas de nom pour cela ? Aucun mot pêcherais pour dire Dieu ! Pas plus que pour dire âme, d’ailleurs, ou encore le bien et le mal, le sacrifice, la charité, la bonté, le respect, l’esprit d’humilité, pas le moindre vocable religieux, rien qui exprimât quelque notion de morale. Une langue muette sur les sentiments. Et l’amour ? Elle ne comprenait pas ce mot-là. Il y était revenu plusieurs fois. Comment disait-on l’amour en pêcherais ? Un homme, une femme… Il avait dû préciser, à la limite de la décence permise à un pasteur de la Patagonian Missionary Society. « Ah oui, avait-elle répondu, on dit : Tsohak Tyako, ouvrir les cuisses », et il avait rougi jusqu’à la racine des cheveux, appelant au secours de cette enfant simple la miséricorde de Dieu…


Les Alakalufs, en ce dernier tiers du XIXe siècle, ne sont pas encore très différents de ceux qu’avait aperçus Magellan. Ils s’enduisent toujours le corps de graisse de phoque qui les protège mieux du froid que les défroques européennes qu’on leur jette et qu’ils n’enfilent que par coquetterie, pour ressembler aux étrangers. De toutes les langues qu’ils entendent, l’anglais et l’espagnol surtout, ils n’ont retenu aucun mot. Toujours fascinés par les miroirs, les boutons, les perles de verre, à présent les allumettes dont ils grattent des boîtes entières, comme des enfants, mais point du tout par la fumée qui sort de la cheminée du bateau, le bruit et les vibrations de la machine, l’éclairage au pétrole, les treuils à vapeur et bien d’autres perfectionnements qu’ils ne comprennent pas davantage que la propulsion à voile, naguère, et qui restent hors de leur entendement. Ce sont des hommes du paléolithique. L’aussière que du pont du navire on leur lance afin qu’ils y amarrent leur canot accomplit dans la seconde même une trajectoire de milliers d’années. De là sans doute l’émotion que finissent toujours par éprouver les voyageurs les plus endurcis.


L’accueil varie d’un navire à l’autre, mais il est rarement malfaisant. Tout en s’amusant d’eux, on reste compatissant. Pour les passagers des paquebots, une distraction et une bonne action. On reçoit les sauvages à la salle à manger et on leur sert des plats de viande, du pain. On se tord de rire à les voir assis sur des chaises, nus, s’empiffrer avec leurs doigts et préférer à l’eau le vin qu’ils avalent goulûment à la bouteille, mais on est ému à l’idée qu’au moins ils mangent à leur faim, ces malheureux ! Les dames écrasent une larme. La forte odeur de leurs invités rappelle un peu celle du cirque. Cela fait aussi partie du spectacle. Puis on les emmène au salon. Parmi les velours cramoisis, les banquettes capitonnées, au milieu de tous ces passagers élégants, on se dit : « Mon Dieu qu’ils sont laids ! » Quelqu’un se met au piano, car on le sait sur les paquebots de la ligne : « Music sooths the savage breast », ainsi que l’a écrit Shakespeare. À chaque occasion, cela ne rate pas, c’est le clou du numéro, l’un de ces sauvages plonge la tête dans l’instrument pour regarder s’il y a quelqu’un dedans et n’y trouvant personne prend un air si ahuri que cette fois c’est de rire qu’on pleure. Ensuite on les prend par la main et on les fait danser. La farandole avec les sauvages est une des spécialités de la Cunard South America line. Passagers et sauvages mélangés, un tout nu pour un habillé, tout le monde est d’une gaieté folle, mais bien évidemment chacun ignore que les Alakalufs miment la gaieté qu’ils n’expriment jamais de cette façon, et d’ailleurs ils ne sont pas gais. Pourquoi le seraient-ils ? Ce qu’ils éprouvent, nul ne le sait : une pause dans l’écrasant ennui inconscient d’une vie qui a perdu tout sens au contact des étrangers. Mais les passagers, de bonne foi, pensent qu’ils ont apporté un peu de joie dans l’existence de ces malheureux… À la fin, il faut les pousser dehors. Sur le pont on procède au troc. Tabac et alcool sont de fortes monnaies d’échange. Les sauvages n’y résistent pas, jusqu’aux colliers de boutons de leurs femelles qu’ils cèdent pour quatre paquets de tabac alors qu’ils les avaient acquis autrefois contre les peaux de loutre ou de ragondin qui étaient leurs seuls vêtements, ou contre leurs femmes elles-mêmes. On leur fait aussi des cadeaux, « alakaluf, alakaluf », des boîtes de conserve vides, quelques pains, une bouteille. Chacun va fouiller le fond de ses malles. Tandis qu’ils embarquent dans leur canot, vieux pantalons, gilets déchirés, chapeaux défoncés, robes hors d’usage pleuvent sur leurs têtes.
Vient l’instant de la séparation.
Le canot déborde lentement de la haute coque du navire. Chacun se penche à la lisse. Sa taille paraît dérisoire, écrasée par l’hostilité ambiante. On fait silence. On s’aperçoit qu’on a trop ri et qu’on n’aurait pas dû tellement rire. À grands coups d’aviron les sauvages regagnent le pays de la détresse. Des enfants se tiennent au fond du canot, accroupis devant un maigre feu de bois qui fume plus qu’il ne chauffe sous la neige. Les regards ont de la peine à se déprendre. Ceux des Indiens, à ce moment-là, expriment une mélancolie animale insoutenable. Puis le fil invisible se rompt. Cela ne fait aucun bruit, sinon au fond de l’âme de chacun où éclate silencieusement le tumulte que produit la fission du temps.


 

5 commentaires:

  1. ll y a longtemps que je n'ai rien lu de Jean Raspail... il faudra que j'y revienne.

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    1. Je ne connais pas le reste de son oeuvre, controversée pour une part, mais j'ai été totalement conquise par ce livre.

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    2. C'était un royaliste assumé, en effet - c'est assez marqué dans "Sire", un roman tout public aux ambiances chevaleresques... mais il y aussi chez lui ce beau tropisme de la Patagonie et des peuples qui y vivent.
      P.-S.: je viens d'ajouter votre blog à ma bloguerolle dynamique, et repasserai donc volontiers au gré de vos nouveaux billets, de vos nouvelles lectures. A bientôt donc!

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    3. Je viens de créer une bloguerolle, moi aussi. Vous y figurez en bonne place. A bientôt.

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    4. Merci beaucoup Cannetille, et à bientôt!
      Je vous souhaite un bon dimanche.

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