vendredi 28 avril 2023

[Shriver, Lionel] A prendre ou à laisser

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : A prendre ou à laisser
           (Should We Stay Or Should We Go)

Auteur : Lionel SHRIVER

Traduction : Catherine GIBERT

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2021
                  en français en 2023 (Belfond)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Lionel Shriver met toute son ironie, son acuité et sa tendresse dans cette nouvelle bombe de provocation. Hilarante et touchante, une œuvre explosive doublée d’une réflexion mordante sur notre rapport à la vieillesse et sur l’art délicat de préparer sa sortie.
 
Pendant dix ans, Kay a assisté son père atteint de la maladie d’Alzheimer. À la mort de ce dernier, le soulagement l’emporte sur la tristesse et une question surgit : comment gérer sa propre fin de vie ?
Une discussion avec son mari Cyril, quelques verres de vin et les voici qui en viennent à nouer un pacte. Certes, ils n’ont que cinquante ans, sont en bonne santé et comptent bien profiter encore de leurs proches, mais pas question de faire peser sur ceux-ci et sur la société leur inéluctable déliquescence. C’est décidé, le jour de leurs quatre-vingts ans, Kay et Cyril partiront ensemble.
Le temps passe et voici qu’arrive la date fatidique.
Une date, douze possibilités et une conclusion : dans la vie, tout est à prendre ou à laisser…

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1957 en Caroline du Nord, Lionel Shriver a fait ses études à New York. Diplômée de Columbia, elle a été professeur avant de partir parcourir le monde. Elle a notamment vécu en Israël, à Bangkok, à Nairobi et à Belfast. Après Il faut qu’on parle de Kevin (Belfond, 2006 ; J’ai Lu, 2008), lauréat de l’Orange Prize en 2005, La Double Vie d’Irina (Belfond, 2009), Double faute (Belfond, 2010), Tout ça pour quoi ? (Belfond, 2012 ; J’ai Lu, 2014), Big Brother (Belfond, 2014 ; J’ai Lu, 2016) et Les Mandible, une famille (Belfond, 2017 ; Pocket, 2019), Propriétés privées est son septième roman traduit en français. Lionel Shriver vit entre Londres et New York avec son mari, jazzman renommé.

 

Avis :

Le soulagement l’emportant sur le chagrin lorsque son père succombe (enfin?) à dix terribles années de démence sénile, Kay se rallie à la résolution de Cyril, son mari. Hors de question de passer un jour à leur tour par une telle déchéance, d’encombrer leurs enfants et de peser sur le chancelant système de santé britannique : cette infirmière et ce médecin d’un hôpital public londonien se suicideront préventivement aux barbituriques dès que sonneront leurs 80 ans, dans trois décennies d’ici. Mais, quand survient la date fatidique, le passage de la théorie à la pratique s’avère bien plus compliqué que prévu…

On est alors en 2020 et le couple, toujours très actif et en parfaite santé, se déchire, à l’image de toute la société britannique, à propos du Brexit et du confinement. Est-ce bien le moment de partir ? En écho malicieux au titre original « Should I Stay Or Should I Go » emprunté aux Clash, et sur le ton au vitriol avec lequel, de livre en livre, elle s’attaque au prêt-à-penser de tout poil, l’auteur décline la réponse en douze versions cyniquement jubilatoires, entrelacées de scènes familiales et de tableaux de la classe moyenne anglaise aussi justes que féroces.

Vieillesse précaire ou épanouie, entourage prévenant ou maltraitant, hospice sordide ou établissement haut de gamme inabordable : le livre sonde tous les sujets sensibles avec une joyeuse absence de retenue, pointant les irrationalités nées de nos terreurs face à la mort, soulignant les égoïsmes générationnels et cette étrange conviction que la décrépitude n’arrive qu’aux autres, s’aventurant dans la dystopie et la science-fiction pour explorer un futur post-cryogénisation ou les conséquences qu’aurait sur le monde la découverte d’un élixir de jouvence.

Il en résulte un texte original et décapant, souvent drôle, tendre aussi, pour une conclusion paradoxale et pourtant évidente : c’est son inévitable échéance qui donne toute sa valeur à la vie. (4/5)

 

 

Citations :  

Chacun pense être une exception. Tout le monde voit ce qui arrive aux vieilles personnes et jure que ça ne lui arrivera jamais. Les gens disent qu’ils ne le toléreront pas, qu’ils ont des exigences et qu’ils mettent leur qualité de vie au-dessus de tout. Soi-disant ils trouveront le moyen de vieillir dans la dignité. Si d’aventure ils devaient mourir – même si la plupart sont persuadés qu’ils ne mourront jamais –, ils se montreront sages, chaleureux, drôles et lucides jusqu’à la dernière minute, entourés de leurs amis et d’une famille débordant de tendresse. Chacun pense avoir trop d’amour-propre pour laisser un inconnu faire sa toilette intime ou être emprisonné dans un hospice aseptisé et impersonnel ou dégoûtant et impersonnel, au choix. Puis il se trouve que, oh, surprise, les gens sont exactement comme tout le monde ! Ils tombent en décrépitude comme tout le monde et finissent tristement leur vie comme tout le monde : soit en compagnie d’une Bulgare hébergée dans la chambre d’amis – laquelle les déteste copieusement et boit leur whisky en douce –, soit dans une institution cynique qui fait des économies en leur servant des sandwichs de pain rassis au pâté à tous les repas. 
 

Aux infos, sur un sujet concernant notre « population vieillissante », fit-il remarquer un soir qu’ils partageaient une tourte au poulet, tout de suite après avoir dit que l’espérance de vie s’est encore accrue, le présentateur a ajouté : « Ce qui est une bonne chose, bien sûr ! » Il n’a pas pu s’en empêcher. Mais ce n’est pas une bonne chose ! On ne vit pas plus longtemps. On n’en finit pas de mourir !
 

J’ai mis un temps fou à me rendre compte que je ne comprends toujours pas à quoi rime tout ça, lança gaiement Kay. Je trouve difficile d’abandonner quelque chose quand on ignore encore ce que c’est. J’ai peut-être quatre-vingts ans, et je ne mérite peut-être pas de vivre plus longtemps, mais je n’arrive toujours pas à cerner ce que signifie être vivant et encore moins être mort. Je ne sais pas ce qu’est cet endroit, ou même s’il est réel, et encore moins ce qu’on est censés y faire et, si j’ai perdu mon temps, je ne peux toujours pas te dire ce que j’aurais dû faire à la place. Je ne sais pas plus qu’à cinq ans ce qui est important.
 

En matière d’art, lui avait-elle dit, nos limites sont aussi nos forces. Ne pas être bon dans telle activité, ne pas envisager telle autre, même nos erreurs, tout contribue à définir notre style personnel. Ne pas avoir de contraintes vous rend informe, avait-elle ajouté, et atone. 
 

Je pense que liberté débridée et passivité reviennent au même. Avoir la possibilité de faire n’importe quoi équivaut à avoir la possibilité de ne rien faire. On persiste à découvrir un nouveau métier, un nouveau loisir ou un nouvel ami dont on se persuade qu’il sera différent de tous ceux dont on s’est lassé, mais on court sur place. Rien ne change.
 

À certains de mes patients parmi les plus intelligents, poursuivit Cyril, je suggère d’oublier le but – car vouloir atteindre un but, c’est courir contre le temps, ce qui est une des conséquences de la mortalité et aussi un comportement emprunté métaphoriquement à la biologie, comme la recherche de nourriture, du sommeil, le besoin de se reproduire pour perdurer. Mais l’univers est, simplement. Il n’a pas besoin de se justifier et, par analogie, nous n’avons pas non plus besoin de justifier notre existence en son sein.
 
 
— La bien mal nommée Jess Hope, renchérit Cyril avec tristesse. Elle a sauté du Tower Bridge avec six poids russes attachés autour du corps. On ne peut pas vraiment parler d’appel au secours dans son cas. Mais la plupart de mes « bien-portants angoissés » n’auront jamais recours à quelque chose d’aussi irrémédiable. Ils persistent à venir me voir pour se plaindre timidement de n’avoir aucun motif de se plaindre. Tu te rappelles quand tu m’as convaincu de ne pas prendre le Seconal le soir de ton quatre-vingtième anniversaire ? Tu avais très élégamment dressé la liste des « pour » et des « contre » : on avait beaucoup à gagner à rester en vie et rien à mourir. Tu m’as dit que la seule bonne raison de se suicider, c’était pour mettre un terme à des souffrances. Or mes patients ne souffrent pas, du moins, pas exactement.
— L’absence de souffrance est peut-être une forme de souffrance, proposa Kay.


Je me rends compte aujourd’hui que ce qui me chiffonnait dans la maison de retraite de ma mère, ce n’était pas tant l’architecture minable ou la nourriture infecte. Quelle que soit la façon dont on les habille, ces établissements ne sont que des entrepôts où on attend la mort. Qu’il y ait des barreaux ou des rideaux en chintz aux fenêtres, les résidents restent de la volaille en batterie élevée pour l’argent.


Placés face au néant, ces gestionnaires pointilleux qu’ils avaient toujours été avaient finalement compris que l’argent n’avait aucune valeur en lui-même, qu’il n’était qu’un moyen pour parvenir à une fin et n’avait donc de valeur que lorsqu’il était dépensé.


 

2 commentaires:

  1. J'hésite... la lecture de "Il faut qu'on parle de Kevin" avait été un choc, une des plus marquantes de ces dernières décennies... et j'ai par la suite été cruellement déçue par les autres romans de l'auteure que j'ai lus (j'en ai d'ailleurs oublié les titres).

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    1. Certes pas de choc avec ce livre, Ingannmic, mais un sujet essentiel et une manière aussi intéressante qu'originale de le traiter.

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