J'ai beaucoup aimé
Titre : Le roi et l'horloger
(Sigurverkið)
Auteur : Arnaldur INDRIDASON
Traduction : Eric BOURY
Parution : en islandais en 2021,
en français en 2023 (Métailié)
Pages : 320
Présentation de l'éditeur :
Au XVIIIe siècle, l’Islande est une colonie danoise, gérée par les représentants de la Couronne qui souvent usent de leur autorité pour s’approprier des biens, en profitant en particulier des lois qui condamnent les adultères à la peine de mort. Le roi Christian VII, considéré comme fou et écarté du pouvoir, traîne sa mélancolie à travers son palais jusqu’au jour où il rencontre un horloger islandais auquel a été confié un travail délicat. Une amitié insolite va naître entre les deux hommes. À travers la terrible histoire du père de l’horloger, le souverain va découvrir la réalité islandaise et se sentir remis en cause par la cruauté qui s’exerce en son nom.
Des ateliers du palais aux intrigues de la cour et aux bas-fonds des bordels de Copenhague, nous accompagnons ces héros dans leur recherche tragique et vitale.
Un grand roman captivant et violent qui émeut le lecteur et le trouble en un crescendo qui va le laisser ébloui et inquiet devant la complexité du monde des sentiments que nous révèle Arnaldur Indridason.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Douze de ses romans mettent en scène le personnage d’Erlendur Sveinsson, inspecteur de la police de Reykjavík. Plusieurs autres sont consacrés à des énigmes historiques ou des affaires d’espionnage. Dans la fascinante Trilogie des Ombres, il met en scène un nouveau couple d’enquêteurs, à l’époque de la « Situation », l’occupation américano-britannique de l’Islande à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Avis :
Connu pour le succès planétaire de ses romans policiers, Arnaldur Indridason, historien de formation, nous revient avec un roman historique plus que jamais marqué par son thème de prédilection : le passage du temps.A la fin du XVIIIe siècle, dans les réserves du palais royal de Christiansborg à Copenhague, le vieil horloger Jon Sivertsen travaille à la délicate réparation d’un chef d’oeuvre oublié d'Isaac Habrecht : une réplique, désormais en piteux état, de l'horloge de la cathédrale de Strasbourg. Un soir, guère plus vaillant que les vieux objets abandonnés aux bons soins des souris et de la poussière dans ce coin reculé du château, surgit tel un spectre, échevelé et aviné dans sa robe de chambre, le roi Christian VII que ce que tout le monde nomme sa folie tient enfermé dans ses appartements, loin du pouvoir désormais exercé par sa belle-mère et son beau-frère. Très seul, le monarque « remisé » cherche de la compagnie et prend bientôt l’habitude de ces visites impromptues à l’artisan.
Interrogé par le roi sur ses origines islandaises et sur la vie dans la colonie danoise perdue dans l’océan, si loin au nord, là où entre volcans, tremblements de terre et famines, il paraît que les gens – pauvres diables à l’odeur inhumaine – vivent dans des chaumières enfoncées dans la terre – un calvaire auquel le Danemark, par charité, a même un jour songé à mettre fin en transférant tous les habitants de l'île en métropole –, le vieux Jon surmonte peu à peu sa timidité pour lui confier, au fil de leurs entrevues, l'histoire de ses parents en Islande. Son récit est effectivement terrible, mais pour bien d'autres raisons que l'âpreté de cette terre inhospitalière, l'injuste et tragique sort de ces pauvres gens s'étant en vérité retrouvé scellé par l'application à l'emporte-pièce de lois coloniales en complet décalage avec les moeurs locales.
En évoquant la cruauté de l'administration danoise en Islande, jamais Jon n'aurait imaginé provoquer une telle confusion dans l'esprit déjà perturbé du souverain. Il faut dire que lui aussi ostracisé dans sa famille et dans son royaume pour sa folie supposément à l'origine de ses comportements immoraux et déviants - n'a-t-il pas endossé la paternité des deux enfants nés de l'infidélité de son épouse et, jusqu'à ce que son rival et proche conseiller, le médecin Johann Friedrich Struensee soit exécuté, conservé pour lui son estime et son amitié ? -, Christian VII a toutes les raisons de percevoir de fortes résonances entre son propre destin et celui des Sivertsen...
C’est ainsi que, les souvenirs de l’un libérant la mémoire de l’autre, aux automates cabossés réanimés par la délicate restauration de la complexe horloge, semblent se mêler deux sujets supplémentaires : deux hommes meurtris, parvenus à ce stade de l’existence où la boucle du temps se referme, ne laissant guère à l’avenir que la saveur douce-amère du passé. Une lecture mélancolique et poétique, au charme certain, qu’intrigué par ce roi dont on ignore toujours s’il fut réellement fou ou si ses adversaires usèrent de cet argument pour circonvenir ses réformes éclairées par les Lumières, l’on pourra agréablement prolonger avec l’excellent Le médecin personnel du roi d’Enquist Per Olov. (4/5)
Citations :
Il savait que jamais il ne se rendrait sur cette île éloignée. Il n’avait pas envie de supporter ce froid et cette humidité. On lui avait raconté des histoires incroyables de gens qui vivaient dans des chaumières enfoncées dans la terre, on disait que l’odeur qui émanait des Islandais n’était pas humaine.
Son maître d’apprentissage lui avait jadis parlé des théories d’Aristote et des interactions entre passé, présent et futur. Selon le philosophe grec, le temps n’avait ni début ni fin, il engendrait des changements et, en l’absence de ces changements ou transformations, il n’existait pas. Saint-Augustin, un des pères de l’Église, affirmait que Dieu avait créé le temps en façonnant le monde et qu’avant la Création le temps n’existait pas. La Genèse explique que le Tout-Puissant a d’abord fait le ciel et la terre et qu’il a poursuivi son œuvre les six jours suivants avant de se reposer le septième. C’est la première mesure temporelle. Mais que représentait une journée au royaume de Dieu ? Était-elle constituée de vingt-quatre malheureuses heures ? Et chacune de ces heures avait-elle une durée de soixante minutes ? Ou peut-être la plus petite fraction de seconde équivalait-elle à mille ans ? Et, par conséquent, une heure à une éternité extraite d’une autre éternité ? Le maître de Jon lui avait dit que le temps n’avait pas de réelle signification avant que l’être humain n’entreprenne de le mesurer, de le diviser en unités et de le cerner par l’usage du calendrier. Ces unités de mesure avaient toujours été des créations humaines et ce, dès le moment où les Chinois avaient mis au point le cadran solaire, mais serait-on un jour capable de définir la nature exacte, l’essence du phénomène ?
– Qu’est donc le temps ? demanda-t-il pour la deuxième fois, les yeux fixés sur l’horloge.
Jon jugea qu’il était plus sûr de garder le silence.
– Est-ce autre chose qu’une accumulation de souvenirs ? poursuivit tristement Christian VII en regardant les pièces du chef-d’œuvre éparpillées devant lui. Comme tous ces morceaux qui sont à l’intérieur de cette horloge ? Un passé que nous ne retrouverons jamais ? Maudit temps qui nous projette tous dans l’oubli ! (…)
– Toute chose périt et s’enfuit… (…)
– Y a-t-il des moments où il ne nous échappe pas ? demanda le monarque. Il passe, nous en saisissons quelques fragments épars avant qu’il ne sombre dans le passé puis ne disparaisse avec nous sans épargner rien ni personne. Absolument rien. Tout cela ne sert à rien.
(…) chaque pas que nous faisons en avant en engendre un second qui nous ramène vers le passé…
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