lundi 24 avril 2023

[Lindon, Mathieu] Une archive

 





J'ai aimé

 

Titre : Une archive

Auteur : Mathieu LINDON

Parution :  2023 (P.O.L.)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Je suis une archive à moi tout seul », déclare ici Mathieu Lindon avec ironie. Il se raconte donc comme archive vivante témoignant de son père, Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit de 1948 jusqu’à sa mort en 2001, de sa famille et de la « famille des auteurs », dont Sam (Samuel Beckett), Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Jean Echenoz, et beaucoup d’autres. C’est un livre qui parle de passion, d’amour et de famille, de pouvoir, de succession et de transmission, de génie, de bonté, d’héroïsme, de ruse et de méchanceté. L’archive en question, c’est la vie d’un petit garçon qui n’a connu que les livres, l’édition, l’écriture. Et qui lui-même devient écrivain. Avec une sincérité sans concession, souvent drôle, parfois féroce, Mathieu Lindon livre un formidable portrait de son père, et de sa relation avec Samuel Beckett notamment, de la vie littéraire et de la vie politique de ces années-là. Il restitue les souvenirs des uns et des autres, pendant l’Occupation, à la Libération, puis l’engagement pendant la guerre d’Algérie. Mais il offre surtout un récit personnel sur l’amour des écrivains et de la littérature, tout en dressant un portrait familial intime qui atteint alors une vérité collective.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Mathieu Lindon est né en 1955. Il est chroniqueur à Libération.


 

Avis :

L’auteur qui a toujours refusé d’écrire une biographie de son père – l’éditeur Jérôme Lindon, mort en 2001 après un demi-siècle à la tête des Editions de Minuit –, se lance dans un récit qui, piochant dans ses souvenirs intimes et personnels – n’est-il pas une archive à lui tout seul, lui le témoin depuis l’enfance des relations paternelles avec les auteurs, à la maison comme à la Maison ? –, dessine un portrait tendre du grand homme.

« C’est ça, être fils quand ça tourne bien, c’est être le valet de chambre du grand homme avec un amour tel qu’il fait que le grand homme reste grand homme même lesté de vérité. » Cet exercice d’équilibriste, Mathieu Lindon le réussit avec une émotion contenue, nuançant juste ce qu’il faut le portrait de ce père légendaire pour faire revivre l’homme du quotidien jusque dans ses ambiguïtés parfois.

Il faut dire qu’il est impressionnant cet homme de passion et de combat qui influença tant les Lettres françaises. Promoteur du Nouveau Roman, découvreur de plusieurs générations de futures immenses figures de la littérature, dont rien moins que deux prix Nobel, il paya de poursuites judiciaires, de l’incendie de ses bureaux et du plasticage de son appartement, la publication d’ouvrages contre la torture pendant la Guerre d’Algérie et continua sa vie durant à se battre pour la défense du livre et de la librairie indépendante, au travers notamment de la législation sur le livre à prix unique.

On le découvre aussi pas toujours facile à vivre, intransigeant, perfectionniste, pingre parfois, manipulateur souvent, mari pas toujours fidèle, père que ses enfants n’appelèrent jamais Papa, effondré de ne pas connaître son petit-fils, qu’en raison d’une brouille, son autre fils André lui interdit de voir, lui écrivant alors d’inlassables lettres qu’il lirait peut-être un jour : enfin, un homme avec ses vulnérabilités, à rebours de son imposante légende.

Ecrit dans un style déconcertant parfois, certaines phrases à la syntaxe très libre restant incompréhensibles après plusieurs lectures, ce texte ne s’en lit pas moins avec le plus grand intérêt, tant il est peu ordinaire de se retrouver, comme l’auteur, une sorte d’archive vivante, le témoin récipiendaire de l’inestimable mémoire d’un véritable génie littéraire. (3,5/5)

 

 

Citations :

Quelques semaines après sa mort, en 2001, je fus contacté par une éditrice qui me proposa d’écrire la biographie de mon père, Jérôme Lindon. J’acceptai immédiatement.       
Je n’avais pas l’intention d’en rédiger une ligne. Mais ça me semblait une manière de régler la question : puisque j’avais dit oui, on ne demanderait à personne d’autre et je pouvais être sûr que rien ne se ferait.       
Il avait opéré ainsi des années plus tôt, quand était parue en américain la première biographie de Samuel Beckett. Afin de protéger Sam, il lui avait proposé que les éditions de Minuit achètent les droits français pour ne pas sortir le livre, croyant lui faire plaisir. « Sam a été atterré », m’avait-il raconté en riant. Bien sûr, on n’est pas écrivain ou éditeur pour empêcher que des livres soient publiés et cette biographie parut en français.       
Mon acceptation n’avait pas dû être convaincante car je ne fus jamais recontacté. Il y a quelques années, quand Benoît, familier de la biographie, voulut l’entreprendre, je trouvai ça une bonne idée. Mais ma sœur lui refusa l’accès aux archives des éditions comprenant les correspondances avec les divers auteurs. « Dans ces conditions, ça n’a pas de sens », me dit-il, et je fus d’accord.       
Mais moi ? Moi, je m’en fiche, des archives. Je suis une archive à moi tout seul.
 

Didier m’a raconté que Pierre Bourdieu lui a dit un jour, quand il s’est fâché avec mon père : « J’ai reçu ce matin une lettre de Jérôme Lindon. Mais cette lettre ne m’est pas destinée, elle est destinée à ses archives. » Et ces phrases m’ont paru convaincantes parce que j’ai expérimenté l’usage qu’il pouvait faire d’une lettre, reçue ou envoyée. Héritage de son propre père magistrat, il a toujours dû être persuadé qu’il n’y a pas loin d’archive à pièce à conviction.
 

(…) selon un processus courant, si l’erreur est bien là, ce n’est pas sur celui qui l’a commise mais sur celui au profit de qui elle l’a été que retombe la faute.
 

On pourrait voir une contradiction entre ce prétendu abandon du passé et ce goût pour l’archive. Mais non, puisque l’archive est un jalon pour le présent ou pour l’avenir. L’archive n’est en rien liée au passé, si ce n’est qu’elle le représente, en témoigne – son intérêt est de pouvoir être utilisée et donc détachée de cette temporalité. L’archive est vivante, le passé comme une arme toujours sous la main qu’il s’agit de rendre présente au moment opportun puisque c’est le plus souvent un fusil à un coup. Quand j’étais impatient de me fixer professionnellement car j’imaginais ne jamais y parvenir du fait d’une sorte d’inadaptation foncière, il me dit de ne pas me presser en utilisant la comparaison de l’ascenseur en train de monter et dont il est donc préférable, tant que ce mouvement se poursuit, de sortir le plus tard possible. Il rappelait aux intéressés qu’il avait tel ou tel document pour que ceux-ci en tirent les conséquences adéquates dans leurs rapports et que ces archives puissent rester archives, dans l’ascenseur, puisqu’il aurait eu honte de se considérer comme un maître chanteur ou de l’être en explicitant les choses, même si la simple menace est l’arme du maître chanteur.
 
 
Wallas, le nom du personnage des Gommes, le premier roman d’Alain Robbe-Grillet publié, devint le signataire des lettres qu’envoyaient les éditions aux auteurs de manuscrits refusés, puisqu’il est bon qu’il y ait quelqu’un contre qui exercer une rancœur et préférable pour les vrais responsables que cette personne n’existe pas. À l’inverse, Jean Paulhan évoque les auteurs publiés avec qui les choses ne sont pas toujours faciles non plus : « La tâche du critique est ingrate : quand il s’est trompé, il paraît avoir eu l’esprit faux et le goût mauvais. Quand il tombe juste, on admet assez vite que la gloire des auteurs qu’il a imposés venait de leur seul mérite ; l’auteur lui-même est de cet avis, il ne le cache pas. » Il en est de même pour l’éditeur, ce qu’était aussi Jean Paulhan. Les éditeurs trouvent normal qu’on leur sache gré des succès dans lesquels leur rôle serait prépondérant, et tout autant qu’on ne leur fasse pas grief des pannes, comme si, sauf cas extraordinaire, les livres étaient destinés à n’entrer qu’à leurs dépens dans un circuit commercial – en tout cas ceux de qualité, à ce que j’assimilais de ce que j’entendais enfant et adolescent et dont je ne me suis pas entièrement dépris.


Suis-je une archive de l’enfant que j’ai été ?


J’ai parfois le sentiment que j’aurais été incapable de rencontrer des amoureux sans cet intermédiaire de l’écriture. Et les relations nées de ces rencontres durent, comme si elles sont fondées sur une réalité, que mes livres donnent de moi une image exacte et c’est de ce point de vue une chance de ne pas en vendre trop au point de présenter un intérêt social attirant des lecteurs moins intéressés par les textes que par leur diffusion. J’ai toujours retenu ça, des ventes difficultueuses d’auteurs Minuit à certains moments : vendre trois cents exemplaires, d’un certain côté, c’est nul, mais, d’un autre, c’est une personne qui n’a a priori aucune raison d’acheter ce livre qui trouve bon de l’acheter, plus une autre, plus une autre, et ainsi de suite, trois cents fois. Être champion de la vente à l’exemplaire m’a toujours semblé un mobile de respect.


Quand j’étais adolescent, cette journaliste avait publié un livre sur la jalousie et ma mère, à qui je venais parler le soir quand elle était déjà au lit avant d’y aller moi-même, me dit que pourquoi être jaloux de quelqu’un avec qui un être qu’on aime couche, c’est de quelqu’un que l’être qu’on aime aimerait qu’on pourrait l’être. 


Mais c’est ça, être fils quand ça tourne bien, c’est être le valet de chambre du grand homme avec un amour tel qu’il fait que le grand homme reste grand homme même lesté de vérité.


Le snobisme familial ne passait ni par l’aristocratie ni par l’argent : c’était un élitisme culturel qu’on se créait soi-même. 


Il a repris une maison en faillite où il n’y avait guère d’écrivains qu’il admirait, lui que la guerre avait empêché de faire des études, qui ignorait d’autant plus si l’édition était une carrière pour lui que c’est par son aspect matériel, la fabrication, qu’il l’avait abordée. Et puis, miraculeusement, un écrivain est venu vers lui parce que miraculeusement personne d’autre n’en voulait et miraculeusement il a immédiatement identifié Samuel Beckett comme Samuel Beckett et a su se démener, on ne peut plus aidé par l’œuvre évidemment, pour que cette reconnaissance s’étende sur toute la planète.       
Et sont arrivés les autres, Alain-Robbe-Grillet, Claude Simon, Robert Pinget, Marguerite Duras, et puis la guerre d’Algérie et les Palestiniens, et puis Gilles Deleuze et Pierre Bourdieu, et puis les générations suivantes. Mais l’important était que le jeune homme qu’il était a su tous les identifier, ces auteurs, ces situations politiques, et faire ce qu’il fallait pour rester fidèle au destin qui lui tombait dessus, pour exprimer la plus grande loyauté envers les possibilités dont il n’aurait jamais rêvé qu’elles lui soient offertes puisque, de même qu’on ne remarque pas l’absence d’un inconnu, comment aurait-il pu imaginer un homme et un écrivain de la valeur de Samuel Beckett dans sa vie affective et professionnelle à lui et dans l’histoire littéraire, puisque c’est aussi parce qu’il était si inimaginable qu’il était si remarquable ?


La phrase de Proust qui ouvre une édition de Contre Sainte-Beuve : « Chaque jour j’accorde moins de prix à l’intelligence », prend son sens de ne pas être écrite par un imbécile patenté et ça me frappe de voir cette remarque faite dans une nouvelle édition des Essais de Proust parce que je me rends compte de quelque chose se référant autant à mon intelligence qu’à mon imbécillité et de mon rapport aux livres tel qu’il m’a été inculqué : quand je lis dans un livre quelque chose que j’ai déjà pensé, aussitôt je trouve que ça le dévalue, comme si quelque chose que j’avais déjà pensé n’avait pas sa place dans un lieu aussi sacré. Je dis ça à mon amie Nathalie, spécialiste de Proust, qui me répond que Proust a écrit quelque chose comme ça et, surtout, évoque Groucho Marx assurant qu’il ne restera pas une minute de plus dans un club où on accepte des gens tels que lui.


 

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