dimanche 19 décembre 2021

[Guénard, Marion] Au printemps on coupe les ailes des oiseaux

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Au printemps on coupe
           les ailes des oiseaux

Auteur : Marion GUENARD

Parution : 2022 (L'Aube)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Kaouthar et Mariam sont deux femmes qui n’ont pas vocation à se croiser. Pourtant, elles ont en commun une lucidité et une soif de liberté rares. Kaouthar est égyptienne. Elle avait vingt ans lorsque la révolution a éclaté au Caire. Dix ans plus tard, sa vie est un rêve brisé. Mariam vit à Paris. Fille de parents égyptiens immigrés en France, elle a tout réussi. La révolution égyptienne réveille en elle des souvenirs enfouis, le sentiment obscur mais tenace d’être passée à côté de sa vie. Un matin, elle disparaît brutalement. Une enquête policière est ouverte. Antoine apprend que sa femme a fui en Égypte. Bouleversé, il se lance à sa recherche. Au Caire, il rencontre une bande de révolutionnaires, encore debout malgré la férocité du pouvoir...
Marion Guénard nous livre le récit d'une jeunesse sacrifiée, celle des révolutionnaires égyptiens qui ont ouvert une brèche de liberté au début des années 2010, avant le retour brutal de la dictature.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Marion Guénard a vécu plusieurs années au Caire. Journaliste, elle a couvert la révolution égyptienne pour de nombreux medias francophones. Au printemps on coupe les ailes des oiseaux est son premier roman.

 

 

Avis :

Fille d’Egyptiens immigrés en France, Mariam mène une existence confortable et sans histoire à Paris, entre son époux, ses deux filles, et sa carrière d’avocate. Mais, dix ans après la révolution égyptienne, elle a de plus en plus de mal à refouler les souvenirs et la sensation d’être passée à côté de l’essentiel. Du jour au lendemain, elle quitte tout sans prévenir. Parti à sa recherche au Caire, son mari Antoine est amené à rencontrer un petit groupe d’hommes et de femmes qui, malgré la terrible répression du régime en place, tentent dangereusement de maintenir en vie leur idéal de liberté.

Dix ans après, que reste-t-il de la révolution égyptienne de 2011 ? Au pouvoir depuis son coup d’état militaire en 2013 contre le gouvernement des Frères Musulmans, le maréchal al-Sissi a mis le pays en coupes réglées et mène une répression sans précédent. Opposants, militants, journalistes y sont traités en terroristes, prétexte commode à leur enlèvement et à leur torture. Des centaines de personnes ont ainsi fait l’objet de disparitions forcées, et tous les symboles de la révolution, en particulier ceux de la place Tahrir, restent soigneusement sous contrôle.

Ancienne journaliste spécialiste du Moyen-Orient, Marion Guénard a passé sept ans en Egypte, de 2007 à 2014. Elle coordonne aujourd’hui la communication au Moyen-Orient et en Afrique du Nord de la fondation Terres des hommes. Ce premier roman reflète sa parfaite connaissance de la situation égyptienne et ses préoccupations humanitaires. Son récit nous emporte dans une restitution fidèle de la vie de tous les jours au Caire, et, tandis que l’on parcourt ses rues et que l’on pénètre chez ses habitants comme si l’on y était, l’on est vite convaincu d’y rencontrer des personnages en tout point conformes à la réalité. Depuis l’anéantissement du rêve démocratique, pris en sandwich dans l’affrontement entre l’armée et les Frères, la vie en Egypte est devenue un cauchemar pour ses habitants maintenus sous la pression d’une terreur qui n’épargne personne : un état de fait qui ne fait guère de vagues en Occident, les droits de l’homme pesant diplomatiquement moins que la stabilité d’un pouvoir qui semble un rempart contre le terrorisme.

Aussi passionnant sur le plan documentaire que nécessaire sur la question humanitaire, ce livre m’a paru néanmoins un peu moins abouti côté romanesque. La narration n’abordant qu’assez allusivement les déchirements biculturels de Mariam, ce personnage reste difficile à saisir et suscite dans l’ensemble assez peu d’empathie. Sa disparition finit par sembler avant tout un prétexte à l’instauration d’un certain suspense, en réalité superflu puisque la force et l’intérêt du récit sont ailleurs. Et comme le style de son écriture s’apprécie essentiellement pour son efficacité journalistique, l’on en vient à se dire que ce roman aurait peut-être gagné en impact à rester centré sur sa partie purement égyptienne.

Construit sur la base d’une connaissance fine de la situation en Egypte, ce livre a le grand mérite de mettre en lumière un drame humanitaire méconnu de l’opinion publique internationale. C’est aussi un fervent hommage à toutes celles et ceux, qui, malgré la répression qui ensanglante le pays, continuent à s’y accrocher à ce qu’il reste de leur rêve de liberté. (3/5)

 

 

Citations :

Je te parle d’une logique d’effacement à l’oeuvre. A-t-elle été planifiée depuis le début ? Je n’en sais rien. Mais regarde derrière toi. D’abord on monte une bonne partie du peuple contre un ennemi commun. On tire dans le tas. Ca élimine quelques indésirables, assouvit les désirs de vengeance et calme la rage populaire. Ca restaure l’ordre et la peur. On est respecté et craint. En même temps, on emprisonne tous ceux qui ne sont pas d’accord. Le premier cercle d’abord, les frères ennemis, puis leurs relais, les journalistes et, enfin, tous ceux qui crient au loup au nom du respect des droits humains, de la liberté, de la démocratie : en d’autres termes, nous. Voilà : en quelques mois, on a muselé tout le monde et on tient le pays. Ceux qui le peuvent partent. C’est souvent le cas des plus riches, ou du moins des plus éduqués – ceux qui, souvent, racontent l’histoire en cours : les intellos, les artistes, les journalistes. Voilà : en un an ou deux, tu n’as plus personne. Tu as décimé une génération d’opposants, de parasites, de terroristes, nomme-les comme tu veux. Tu es content de toi mais tu t’inquiètes encore un peu. Alors tu fais disparaître ceux qui ont encore la force de déranger, ceux qui font chier – les révolutionnaires, défenseurs des droits de mes couilles, rien de bon tout ça, des pédés que personne ne viendra réclamer, pas même leurs parents. Au passage, tu rafles les sans-voix, les gueux, ceux qui ne savent même pas qu’au-delà de la vie, il y a des droits pour la régler et la protéger. Ca ne sert pas à grand-chose mais ça ne peut pas faire de mal. Et puis, ça nourrit les ambitions des médiocres, des flicaillons, des petits gradés qui ne sont là que pour permettre aux chefs de se croire importants : « Faites du chiffre »… la prime est au bout du bâton. Attrape, tape, et les biftons tomberont du ciel. En général, ils ne touchent rien mais ils ont l’illusion d’avoir du pouvoir. Ca les défoule. Ca leur fait du bien. C’est comme ça que ça marche. Personne n’est à l’abri. Qui pourrait les empêcher ? Les gens disparaissent en pleine rue, à la sortie de leur travail, derrière le portail des écoles, dans leur salon. Ils laissent derrière eux un geste, une parole en suspens, une porte qui grince, une clope qui se consume sur le rebord d’un cendrier, un livre ouvert au milieu d’un chapitre, un mari, une femme, des amis, des enfants. Certains sont des militants politiques, mais pas tous. Ils sont boucher, étudiant, pharmacien. Hier, une mère m’appelait pour me raconter que son fils a été attrapé à l’hôpital alors qu’il passait une radio des poumons. Elle n’a retrouvé de lui qu’une gourmette métallique, ses chaussures et le cliché de son thorax. Elle ne reverra sûrement jamais sa gueule mais au moins elle peut suspendre ses poumons dans le salon. Tu vois, Kaouthar, c’est ça la logique d’effacement. Au début, c’est une immense vague, on a cru que l’on pourrait reconstruire. Mais non : elle revient sous la forme d’un clapotis insidieux. Elle érode en silence ce qui nous appartient, nous sépare de ceux que nous aimons. Elle nous prend tout sans qu’on s’en aperçoive. Que reste-t-il de nous ? Les traces ont été effacées des espaces publics, les figures des martyrs de la révolution recouvertes par la gueule du Maréchal. La mémoire collective est tous les jours remaniée en profondeur. Qui sait encore que nous sommes venus au monde un 25 janvier ? Qui se souvient de ces dix jours de lutte ? Qui évoque notre glorieuse victoire à table ou dans les soirées ? Personne. Et ceux qui se souviennent, tu le sais comme moi, voudraient ne plus se souvenir. Ils pleurent chaque jour leurs camarades perdus et leurs rêves évanouis. Leur vie leur est devenue, nous est devenue, insupportable.
 
Ils ne sont pas capables de s’arrêter. Ils ne connaissent que cela. Maintenir les têtes sous l’eau, glacer les consciences et les mémoires, faire en sorte que chacun d’entre nous n’ait d’autre réflexe que celui du chien aveuglé par les phares d’une voiture, rester pétrifié et se laisser docilement écrasé sans un cri. L’enfer, avec les disparitions, c’est que la vie continue mais dans l’ombre des choses. Plus rien n’est tangible. On est aux prises avec l’inexpliqué, béant, qui offre un lot infini de scénarios. C’est ici que se loge l’espoir des gens maintenant, dans la possibilité toujours ouverte d’un retour miraculeux. C’est comme ça que le régime tempère les frustrations. Personne ne croit plus en une vie meilleure en Egypte. On espère juste rester en vie.


 

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