mercredi 15 décembre 2021

[Thùy, Kim] Em

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Em

Auteur : Kim THUY

Parution : 2020 (Québec)
                   2021 (Liana Levi)

Pages : 160

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

La vérité de cette histoire est morcelée, incomplète, inachevée dans le temps et dans l’espace. Elle passe par les colons implantés en Indochine pour y exploiter les terres et les forêts. Par les hévéas transplantés et incisés afin de produire l’indispensable caoutchouc. Par le sang et les larmes versés par les coolies qui saignaient les troncs. Par la guerre appelée «du Vietnam» par les uns et «américaine» par les autres. Par les enfants métis arrachés à Saigon par un aigle volant avant d’être adoptés sur un autre continent. C’est une histoire d’amour qui débute entre deux êtres que tout sépare et se termine entre deux êtres que tout réunit ; une histoire de solidarité aussi, qui voit des enfants abandonnés dormir dans des cartons et des salons de manucure fleurir dans le monde entier, tenus par d’anciens boat people.
Avec ce livre, Kim Thúy nous découvre, au-delà des déchirements, l’inoubliable pays en forme de S qu’elle a quitté en 1975 sur un bateau.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Kim Thúy est née en 1968 à Saigon en pleine guerre du Vietnam. À l’âge de dix ans, elle fait partie des centaines de milliers de boat people fuyant le régime communiste. Installée à Montréal, elle exerce différents métiers – couturière, interprète, avocate ou encore restauratrice – avant de se consacrer à l’écriture. En 2010, Ru devient un best-seller en France et au Québec. Traduit dans plus de vingt pays, il obtient le Prix du Gouverneur général et le Grand Prix RTL-Lire. Avec Mãn (2013), Vi (2016) et Em (mars 2021), Kim Thúy poursuit l’exploration de son identité double, liant avec force et légèreté le passé et le présent, la mémoire et l’intime. Elle a reçu plusieurs prix, dont le Prix littéraire du Gouverneur général 2010, et a été l’une des quatre finalistes du Nobel alternatif en 2018.

 

 

Avis :

En 1973, le photographe Chick Harrity émut l’Amérique avec une image prise pendant la guerre du Viêt Nam : une toute petite fille endormie dans une boîte en carton, donnant la main à son frère couché à ses côtés dans une rue de Saigon. Ces deux orphelins ont inspiré à Kim Thuy les personnages de cette histoire : Em Hong, bébé abandonné recueilli par Louis, lui aussi enfant des rues de Saigon, évacués de la capitale au cours de l’opération Babylift qui, en 1975, envoya aux Etats-Unis trois mille enfants vietnamiens, orphelins de guerre ou nés de GI‘s.

L’histoire d’Em et de Louis, adoptés puis devenus adultes en Amérique, est l’occasion de nous plonger dans la guerre du Viêt Nam, en une série de flashes où resurgissent tour à tour l’exploitation des coolies dans les plantations d’hévéas de l’Indochine française, le massacre de My Lai jugé plus tard comme « l'épisode le plus choquant de la guerre du Viêt Nam », les épandages d’agent orange - ce défoliant qui empoisonna durablement les populations locales -, et enfin le sauve-qui-peut et l’évacuation d’enfants lors de la prise de Saigon par les communistes.

Chaque scène est marquante et comporte son lot d’émotions. Les mots de Kim Thùy alignent une série d’images fortes qui n’ont rien à envier à la photographie à l'origine de ce livre. Pourtant, le ton est calme, presque apaisé, sans rancune ni colère. Car ce qui l’emporte dans ces pages est au final l’affection tendre contenue dans le mot em : « petit frère » ou « petite sœur », homonyme du mot « aime ». Du carton de la photographie à la boîte pleine de fils de la couverture illustrée par l’artiste canadien Louis Boudreault, l'accent est mis sur les liens d’amour entre deux enfants qui, par delà la guerre et les continents, tissent peu à peu la toile de leur résilience.

Cette lecture m’a ramené à l’esprit la vaste fresque quasi documentaire Sud lointain d’Erwan Bergot, mais aussi le terrifiant Avant la longue flamme rouge de Guillaume Sire, qui débouche sur l’infinie culpabilité de faire partie des survivants. Kim Thùy a, elle, choisi de s’attacher à la part d’humanité sauvée de l’enfer, dans une narration éclair, ciselée jusqu’à l’épure, d’une rare et bouleversante intensité. (4/5)

 

Citations :

COOLIE  
Ce mot était utilisé dans de nombreux pays sur les cinq continents depuis le siècle précédent. Il désigne d’abord et avant tout les ouvriers en provenance de Chine et d’Inde, transportés dans les mêmes bateaux, par les mêmes capitaines qu’au temps des esclaves.  
Une fois arrivés à destination, les coolies travaillaient aussi fort que des bêtes dans les plantations de canne à sucre, à l’intérieur des mines, à la construction des chemins de fer, et mouraient souvent avant la fin de leur contrat de cinq ans sans avoir touché le salaire promis et rêvé. Les compagnies qui en faisaient la traite acceptaient d’avance que vingt, trente ou quarante pour cent des «lots» périssent pendant le voyage en mer. Les Indiens et les Chinois qui ont survécu au-delà de leur contrat dans les colonies britanniques, françaises et néerlandaises se sont établis aux Seychelles, à Trinité-et-Tobago, aux îles Fidji, à la Barbade, à la Guadeloupe, à la Martinique, au Canada, en Australie, aux États-Unis... Avant la révolution cubaine, le plus grand quartier chinois d’Amérique latine se trouvait à La Havane.  
Contrairement aux coolies indiens, qui comptaient dans leurs rangs des femmes ayant fui des maris abusifs ou des situations extrêmes, les coolies chinois étaient sans femmes : les Chinoises ne mordaient pas à l’hameçon. Les Chinois exilés dans ces colonies lointaines sans possibilité de retour au bercail se sont consolés dans les bras des femmes locales. Tous ceux qui ont résisté au suicide, à la malnutrition et aux abus se sont organisés pour publier des journaux, créer des clubs et ouvrir des restaurants. Grâce à la dispersion de ces hommes, le riz sauté, la sauce de soja et la soupe wonton sont devenus des célébrités planétaires.  
Quant aux coolies indiens, ils avaient une chance sur trois de courtiser une Indienne, partie elle aussi à l’aventure, ce qui a bouleversé le statut des femmes et la distinction entre les castes. Elles étaient en position de choisir et même de recevoir la dot au lieu de l’apporter. Ce nouveau pouvoir a entraîné la crainte des hommes de n’avoir pas de femme ou de la perdre. Ils étaient menacés par les voisins, les passants et les femmes elles-mêmes. Certains hommes ont enfermé leur épouse dans des maisons coffres-forts, d’autres les enlaçaient de cordes comme on passerait un ruban autour d’une boîte-cadeau. Du pouvoir des femmes confronté à la peur des hommes résulte la mort, le fatal.  
Les esclaves et les coolies chinois et indiens étaient déplacés de leur habitat naturel alors que les coolies vietnamiens sont restés chez eux dans des conditions comparables, imposées par des colons expatriés.

Les Américains parlent de «guerre du Vietnam», les Vietnamiens, de «guerre américaine». Dans cette différence se trouve peut-être la cause de cette guerre.
 
Un mois avant que les chars d’assaut de l’armée communiste du Vietnam du Nord ne roulent dans les rues de Saigon en arborant un nouveau drapeau, un mois avant le décollage du dernier hélicoptère du toit de l’ambassade américaine, un mois avant la victoire des uns et la défaite des autres, le président Gerald Ford débloque deux millions de dollars pour sortir du Vietnam les orphelins nés de soldats américains. C’est l’opération Babylift.
(…)
Au final, plus de trois mille enfants ont bénéficié d’un nouveau départ dans un nouveau pays avec de nouveaux parents. Les militaires et les bénévoles qui les avaient nourris à la bouteille ont remis les premiers enfants aux parents adoptifs qui les attendaient sur le tarmac à San Francisco.
Entouré de bénévoles, de militaires, de parents et de bébés, le président Ford berçant un nourrisson dans ses bras sourit généreusement aux caméras. Il sait que les yeux hagards de ces enfants habituellement ignorés l’aident à offrir une dernière image glorieuse des États-Unis avant leur retrait définitif du Vietnam. C’est pourquoi il a déroulé le tapis rouge pour accueillir ces «poussières de vie».

J’ai évité de vous attrister avec la bande sonore qui dévoile l’ordre du président Nixon de procéder au bombardement malgré l’hésitation du général qui vient de l’informer que le ciel est trop nuageux pour qu’il n’y ait pas de victimes civiles; et le document qui présente les raisons pour lesquelles il fallait continuer la guerre: 
1)10% pour soutenir la démocratie ; 
2)10% pour prêter main-forte au Vietnam du Sud ; 
3)80% pour éviter l’humiliation. 


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