samedi 11 juin 2022

[Lapierre, Alexandra] Belle Greene

 

 

 

 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Belle Greene

Auteur : Alexandra LAPIERRE

Parution : 2021 (Flammarion)

Pages : 544

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

New York, dans les années 1900. Une jeune fille, que passionnent les livres rares, se joue du destin et gravit tous les échelons. Elle devient la directrice de la fabuleuse bibliothèque du magnat J.P. Morgan et la coqueluche de l’aristocratie internationale, sous le faux nom de Belle da Costa Greene. Belle Greene pour les intimes. En vérité, elle triche sur tout. Car la flamboyante collectionneuse qui fait tourner les têtes et règne sur le monde des bibliophiles cache un terrible secret, dans une Amérique violemment raciste. Bien qu’elle paraisse blanche, elle est en réalité afro-américaine. Et, de surcroît, fille d’un célèbre activiste noir qui voit sa volonté de cacher ses origines comme une trahison.
C’est ce drame d’un être écartelé entre son histoire et son choix d’appartenir à la société qui opprime son peuple que raconte Alexandra Lapierre. Fruit de trois années d’enquête, ce roman retrace les victoires et les déchirements d’une femme pleine de vie, aussi libre que déterminée, dont les stupéfiantes audaces font écho aux combats d’aujourd’hui.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Alexandra Lapierre s’attache à mettre en lumière les destins inouïs de femmes oubliées par l’Histoire. Elle est notamment l’auteur de Fanny Stevenson, Grand Prix des Lectrices de Elle ; d’Artemisia, Prix XVIIe siècle et « Book of the Week » de la BBC ; de Je te vois reine des quatre parties du monde, Prix Historia du meilleur roman historique ; et de Moura, Grand Prix de l’Héroïne Madame Figaro. Ses livres sont traduits dans une vingtaine de pays.

 

 

Avis :

Belle et les siens ont beau avoir la peau blanche, ils descendent d’une famille afro-américaine et sont censés se soumettre aux lois ségrégationnistes américaines. Pour y échapper, la mère de la jeune fille décide de changer d’identité à sa séparation d’avec son mari, célèbre activiste noir, et adopte en 1903 le faux nom de da Costa Greene. Désormais officiellement blanche, Belle Greene s’investit dans sa passion pour les livres rares et devient la directrice de l’extraordinaire bibliothèque du richissime et puissant J.P. Morgan, qu’elle compte bien rendre la plus importante au monde. Son habileté et les millions de dollars de son employeur lui permettent d’enrichir considérablement la collection, la plaçant, elle, au centre du commerce international de l’art et lui permettant d’occuper une position très en vue au sein de la haute société américaine et européenne. Rien n’est simple pourtant : la moindre indiscrétion sur ses véritables origines pourrait lui coûter très cher….

Alexandra Lapierre a mené l’enquête pendant trois ans, rassemblant une impressionnante documentation, pour nous raconter, avec le plus grand souci de la vérité, l’incroyable parcours de cette femme. Fascinante entre toutes, la réalité de Belle Greene dépasse largement la fiction et ne cesse d’ébahir le lecteur tout au long d’une narration fluide et vivante, qui transforme cette biographie, exacte en tout point, en un passionnant et très agréable roman. Dire que cette histoire aurait pu disparaître à jamais, Belle emportant son secret dans la tombe, si une vieille malle abandonnée dans un grenier n’avait, plus d’un demi-siècle plus tard, permis d’établir, une fois pour toutes, la vérité. Une vérité que d’aucuns auront parfois soupçonné sans preuve, faisant trembler Belle et les siens, et causant au final un drame d’une cruauté effarante. C’est par cette catastrophe que s’ouvre le récit, avant de retracer par le début une histoire qui aurait pu largement passer pour rocambolesque, si elle n’était totalement avérée.

Huit générations d’esclaves communément abusées par leurs maîtres ont donné naissance à de nombreux métis, dont certains sans trace visible de sang noir. Pour ceux-là, que leur métissage renvoyait pourtant officiellement à une identité noire et exposait aux lois ségrégationnistes américaines qui prévalurent jusqu’en 1964, la tentation existait de ne pas se déclarer comme personnes de couleur, et de basculer dans une clandestinité qui pouvait leur coûter la vie si elle venait à être découverte. C’est ce choix impensable qui a permis à Belle, non seulement d’échapper à la ségrégation raciale, mais aussi de se lancer dans une carrière impressionnante, qui devait faire d’elle l’une des femmes d’affaires les plus puissantes au monde.

Aussi brillantes soient-elle, cette réussite et cette formidable revanche – même si secrète - sur le racisme de l’époque ont coûté à Belle le douloureux reniement d’une part d’elle-même et son ralliement au camp de ceux qui opprimaient ses semblables. Cette trahison la coupait notamment définitivement de son père, premier Afro-Américain à sortir diplômé d’Harvard et militant actif de la cause noire. Elle lui faisait repousser le risque de mettre au monde un bébé noir. Elle la condamnait à la peur et au déchirement d’une irrémédiable imposture, et fabriquait pour sa famille une bombe à retardement aux effets particulièrement tragiques et bouleversants.

Si Alexandra Lapierre a coutume de nous faire découvrir d’exceptionnelles figures de femmes, pourtant méconnues, Belle Green est à mes yeux la plus fascinante et la plus émouvante. Ce livre où tout est véridique et parfaitement documenté se dévore avec autant d’étonnement que d’émotion, au fil d’une lecture aussi agréable qu’intéressante. A ne pas manquer. (5/5)

 

 

Citations :

Le lecteur n’est pas sans savoir que pendant les deux siècles et demi que dura l’esclavage aux États-Unis, les maîtres abusèrent couramment de leurs esclaves, donnant naissance à des enfants métis, qui restèrent esclaves. Ces métissages, qui se poursuivirent sur plus de huit générations, donnèrent naissance à toute une population d’esclaves aux traits « caucasiens », aux cheveux lisses et à la peau claire. Lors de l’abolition de l’esclavage en 1865, rien dans leur apparence physique – ou presque rien – ne les distinguait de leurs propriétaires blancs. À la fin de la guerre de Sécession, toujours en 1865, la loi américaine accorda le droit de vote et l’égalité civique aux anciens esclaves. Mais douze ans plus tard – et jusqu’en 1964, lors de la signature des Civil Rights Acts –, la loi revint sur ces droits et divisa la population en deux groupes dans tous les recensements : white or colored. Elle obligea les métis à se déclarer comme noirs, selon la « règle de l’unique goutte de sang », qui stipulait qu’un seul ancêtre africain suffisait pour faire une lignée de « gens de couleur ». En cette période du XXe siècle où la ségrégation et les persécutions contre les Noirs sévissaient plus violemment que jamais, les métis qui pouvaient être pris pour des Blancs se trouvèrent confrontés à la tentation de transgresser la loi, de basculer dans la clandestinité, et de franchir au péril de leur vie la barrière de couleur.  Se faire passer pour blanc quand on était légalement noir portait un nom qui n’a besoin d’aucune explication outre-Atlantique : The Passing.
 

En dépit de ses cheveux blonds, de ses yeux bleus et de sa peau claire, Robert M. Leveridge est noir. Et sur ce point, les États-Unis ne plaisantent pas. D’après la loi, un seul ancêtre africain – qu’il remonte à de lointaines générations ou à une parentèle récente –, un seul suffit pour donner naissance à une lignée de gens de couleur qui doivent se déclarer comme tels. Une goutte de sang noir, une seule goutte de sang noir dans les veines, fabrique à jamais des « nègres ». C’est l’implacable One-Drop Rule, la « règle de la goutte unique », avec son cortège de ségrégations, de discriminations et de persécutions raciales.
 

Si loin, ces douze années après la fin de la guerre de Sécession, où les Blancs avaient « tenté l’expérience » de l’intégration, et concédé aux hommes de couleur le droit de vote et l’égalité civique. Douze années entre cette époque pleine d’espoirs, cette période dite de la « Reconstruction », et les abominables lois Jim Crow de 1877, avec leurs cortèges d’atrocités.  Interdiction aux Noirs de monter dans les mêmes trains que les Blancs, de boire aux mêmes fontaines, d’utiliser les mêmes toilettes, de fréquenter les mêmes lieux publics, les mêmes restaurants, les mêmes théâtres et, bien sûr, les mêmes universités.  
La reprise en main des États du Sud par les Conservateurs avait entériné ce retour en enfer. Et le Nord n’avait pas bougé, arguant que l’unité du pays et la réconciliation nationale étaient à ce prix. L’amendement à la Constitution des États-Unis, qui en 1870 avait garanti le droit de vote à tous les citoyens mâles, sans distinction de race, avait été abrogé purement et simplement par la Cour suprême quelque temps plus tard. Au même moment, à Washington, le Congrès refusait de voter des lois contre le lynchage. Et pour cause ! Les élections de 1877, qui s’étaient déroulées dans la violence et la corruption, avaient donné le pouvoir aux réactionnaires sudistes.
 
 
— À ce stade, la seule voie de salut est de franchir la ligne qui nous sépare des Blancs !  
— C’est un abominable péché que de voguer sous de fausses couleurs et de travestir son âme… Un abominable péché pour un homme de couleur que de se faire passer pour blanc. 
— Mais de se faire passer pour un Noir quand on est blanc ? ironisa Geneviève.  
— De quoi parles-tu, ma fille ?  
— Du fait que je ne me sens pas et que je ne me suis jamais sentie noire !  
— Comment, jamais sentie noire ?  
— En tant que femme de couleur, je suis obligée de me considérer comme une Noire et d’accepter de ne pas être traitée comme un être humain… Or, physiquement, je suis blanche. Je ne vois donc pas pourquoi je devrais vivre et mourir comme un chien.  
— En abandonnant ton peuple, tu te perds toi-même !  
— Je suis la seule personne, absolument la seule, capable de déterminer ma place en ce monde. J’exige qu’on m’accepte sur cette base. Et je refuse que quiconque me dicte qui je suis, ou qui je devrais être.  
— Ma petite, beaucoup plus qu’une histoire de couleur, être noire, c’est partager les mêmes expériences, les mêmes souvenirs, les mêmes plaisanteries, les mêmes histoires, les mêmes chansons. J’en ai connu, moi, des jeunes qui ont voulu passer de l’autre côté de la ligne, comme tu dis. Ils n’ont eu ensuite qu’un désir : revenir en arrière, retourner chez eux.  Seulement c’était impossible. Comme eux, tu connaîtras la nostalgie, tu connaîtras la solitude, tu connaîtras le regret.  
— Le regret d’être constamment humiliée ? Le regret d’être rejetée ? Le regret d’être persécutée ? Le regret d’être brûlée vive ou lynchée ? Tu ne te rends pas compte de ce qui se passe en dehors du quartier ! Si Russell devait entrer comme Noir dans une école d’ingénieurs, ses camarades lui réserveraient le même sort qu’à l’étudiant de Rick. Souviens-toi : c’était un garçon brillant qu’il avait fait accepter à West Point. Ses condisciples l’ont attaché à son lit, lui ont tailladé le visage et coupé les oreilles. Et ses professeurs, qu’ont-ils dit ? Ils l’ont accusé de s’être mutilé lui-même, pour ne pas passer ses examens et risquer de les rater. Qu’ont-ils fait ? Ils l’ont jugé devant une Cour martiale, dégradé et expulsé. Voilà ce qui attend mes enfants.


— Nos racines sont plus fortes que toutes les persécutions. Et plus fortes que toutes les prétendues réussites de ceux qui tentent de passer du côté des bourreaux.  
— Quelles racines ? Nous descendons autant des Blancs que des Noirs !  Pourquoi une seule goutte de sang noir l’emporterait-elle sur le reste ?  
— C’est la loi.  
— Quand une loi est inique, on la transgresse !  
— Tu ne m’as pas comprise, riposta Hermione d’une voix vibrante. Ce qui l’emporte sur le reste, c’est la fidélité à la mémoire de tes aïeux, ce qui l’emporte sur le reste, c’est le respect de ton histoire. Seule la fierté du passé garantit l’honneur de l’avenir…
 
 
Ici, à New York, la ségrégation pouvait bien ne pas être légalement déclarée, elle s’exerçait partout. Et si quiconque, dans une cafétéria, avait eu l’idée de demander à Russell et à Belle leurs papiers, où figurait l’estampille colored, ils n’auraient pas été servis. Ou avec tant de mauvaise grâce qu’ils auraient été contraints d’en sortir.  Jusqu’à présent, ni Geneviève ni aucun de ses enfants ne s’étaient officiellement déclarés blancs. Depuis leur arrivée à New York – dix ans plus tôt –, ils se contentaient de se taire. Keep your damned mouth shut, dans le vocabulaire argotique de Belle. Ne rien dire. Mentir par omission.  
Mais tous ici savaient que, s’ils voulaient continuer à ne pas patauger dans le caniveau quand les Blancs marchaient sur les trottoirs, continuer à essayer des bottines dans les magasins et non dans les arrière-boutiques, à éviter les coups de coude et les crachats dans les queues du tram, le silence sur leurs ancêtres ne suffirait pas longtemps à tromper leur monde. Et tous rêvaient de sauter le pas en falsifiant leurs actes de naissance et en s’inventant une fausse identité.


— Je n’ai pas encore évoqué le plus important. Ce qui va compter dans l’avenir… Les enfants, justement. Si nous sommes blancs, nous épouserons des Blancs et nous aurons des bébés blancs. Mais…
— Mais, coupa sa mère, vous pourriez aussi avoir des bébés noirs. Tu le sais très bien. Cela peut sauter une génération, tout comme se produire au sein d’une même fratrie. Regardez votre oncle Mozart et votre oncle Bellini. L’un a l’air blanc. L’autre est noir. Que se passerait-il si l’un d’entre vous donnait naissance à un bébé de couleur ?
— Il trahirait tous les autres.  
— C’est la raison pour laquelle nous avons fait le serment de n’avoir jamais d’enfants, appuya Ethel.


Franchir la barrière de couleur lui semblait soudain si facile. À la portée de n’importe qui ! Sa mère avait certes suivi ses instructions, et bien fait les choses. Belle n’aurait cependant jamais imaginé qu’elles pourraient accomplir le grand saut avec autant de souplesse. Pourquoi les gens de couleur ne l’osaient-ils pas davantage, quand ils étaient assez blancs pour le tenter ? Au fond, Dieu seul savait s’ils n’étaient pas plus nombreux qu’on ne le supposait. La pratique était connue. Un mot la résumait, sans besoin d’autre précision : le Passing. Ce délit, ce crime du Passing, pouvait conduire à la potence, une menace qui en freinait plus d’un. Belle avait entendu parler de ces lynchages atroces où l’on aspergeait d’essence une femme noire avant de la brûler vive, l’accusant de s’être fait passer pour une Blanche et d’avoir épousé un Blanc. Quant au traitement qui attendait son frère Russell s’il était démasqué après avoir couché avec une Blanche…


« Le danger, ce ne sont pas les Blancs et leurs préjugés imbéciles. Ni les Noirs, et leur condamnation implicite. Le danger, c’est ma peur. L’ignoble peur qui engendre mes erreurs de jugement et ma lâcheté ! » (…)
« Un homme est de peu de poids tant qu’il n’a pas tout osé » : l’adage de Robert Louis Stevenson la hantait. Elle se jura, ici et maintenant, que cette nuit était la dernière où elle gâchait sa chance et se privait d’un plaisir. La dernière où la peur la forçait au renoncement. 
Dorénavant, elle prendrait tous les risques, sans se soucier des conséquences.
 
 
If you dream, dream big.


En cette fin d’année 1910, les millionnaires américains avaient compris que se constituer une bibliothèque était aussi nécessaire à leur statut social qu’amonceler des œuvres d’art dans leurs palais de marbre, à Newport ou sur la Cinquième Avenue ; que posséder des manuscrits, des incunables, et des éditions rares était un signe de richesse plus subtil que des tableaux de maîtres ; que les livres pouvaient devenir des placements aussi prestigieux, aussi lucratifs – qu’une peinture. Après les marquises de Boucher et les commodes Louis XV, la bibliophilie devenait le terrain de chasse des magnats du charbon, de l’acier, du sucre et des chemins de fer.


— Je reconnais que tu as obtenu ce que peu de personnes sans naissance et sans fortune peuvent acquérir, dit-il d’un ton las. Et de surcroît, tu l’as obtenu en étant une femme… Je salue ta force. Je la vénère, même, car elle devrait te permettre de supporter ce que ton peuple endure chaque jour. En clamant tes origines, tu démontrerais au monde de quoi une femme noire est capable. Alors, tu incarnerais la lutte pour la liberté. Tu participerais à cette œuvre glorieuse. Tu ferais l’Histoire… Il revint lentement s’asseoir à son bureau… J’ai peut-être raté ma vie, comme tu le dis, soupira-t-il, mais j’ai choisi la meilleure part. Toi, tu as opté pour le petit côté de la lorgnette : une réussite individuelle. Moi, j’estime que le vrai combat, le vrai progrès, consiste à s’élever en tant que personne de couleur. Cette personne-là construit non seulement l’histoire du peuple noir, mais celle de l’humanité.  
— En un mot, résuma-t-elle avec aigreur, tu appartiens à la catégorie des hommes qui changent le monde, et moi à celle de ceux qui réussissent.  
— C’est toi qui l’as dit. Changer le monde. Car sinon, comme Ésaü qui perd son âme en vendant son droit d’aînesse contre un plat de lentilles, on choisit la part la moins digne. Si tu parviens à t’en contenter, tant mieux… Oui, si tu réussis de cette façon à vaincre la peur, si tu te sens libre, enfin libre : tant mieux.


 

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