samedi 27 avril 2024

[Mattern, Jean] Les eaux du Danube

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les eaux du Danube

Auteur : Jean MATTERN

Parution :  2024 (Sabine Wespieser)

Pages : 112

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Avant cette conversation avec le professeur de philosophie de son fils, les jours s’écoulaient selon un rythme immuable pour le narrateur de ce bref et saisissant roman d’un ébranlement : issu d’une bonne famille lyonnaise, marié depuis près de vingt ans à Madeleine avec qui il est venu s’installer à Sète, Clément Bontemps est un être d’habitude, bon mari et bon père, heureux d’ouvrir à horaires fixes son officine de pharmacien.

Il a pourtant suffi que le professeur Almassy évoque, avec une grande délicatesse, le désarroi dans lequel le mutisme du père plonge le fils, pour que la surface lisse de l’existence de Clément se craquèle. Seul dans la maison familiale en ce mois de juillet, celui qui ne s’est jamais posé de questions, bien trop soucieux de se prémunir contre toute émotion, se retrouve confronté aux silences de sa propre histoire. Il comprend qu’il lui faudra aborder enfin les non-dits avec lesquels il a vécu jusque-là : son mariage de convenance, les origines hongroises de sa mère…

Georges Almassy, dont le nom dit les racines hongroises elles aussi, lui sera d’une aide providentielle pour assembler les pièces d’un puzzle familial qui, des bords de la Méditerranée, vont le conduire, de manière totalement inattendue, vers les eaux du Danube juste après la deuxième guerre mondiale…

Dès lors, le rythme du récit va staccato, ouvrant les tiroirs secrets de ce qui devient une magnifique histoire de transmission et de filiation. Jean Mattern joue de manière vertigineuse dans ce livre de ses thèmes de prédilection, nous rappelant avec brio que la littérature s’écrit sur les vérités enfouies.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean Mattern est né en 1965 dans une famille originaire d’Europe centrale. Il suit des études de littérature comparée en France à la Sorbonne, avant d’être responsable des droits étrangers aux éditions Actes Sud, responsable des acquisitions de littérature étrangère aux éditions Gallimard, puis responsable du domaine étranger chez Grasset. Il est aujourd’hui directeur éditorial des éditions Christian Bourgois.

Dans chacun de ses livres, la question de la transmission occupe une place prépondérante : après Les Bains de Kiraly (2008), De lait et de miel (2010), Simon Weber (2012), Le Bleu du lac (2018), Une vue exceptionnelle (2019) et Suite en do mineur (2021), Les Eaux du Danube est son septième roman chez Sabine Wespieser éditeur. Aux éditions Gallimard il a également publié un roman, Septembre (2015), ainsi qu’un essai, De la perte et d’autres bonheurs (2016), dans la collection  « Connaissance de l’Inconscient ».

 

 

Avis :

Au travers du destin d’un homme sans histoire ni passion, Jean Mattern poursuit son délicat questionnement des apparences, dans une nouvelle exploration des non-dits autour des origines et de la filiation.

« J’ai passé ma vie à éviter les sensations fortes. Question d’éducation. Pas d’alcool, pas de sauts en parachute, pas de voitures de course. Pas d’aventures non plus. Même le sexe m’ennuie parfois. Tout m’ennuie d’ailleurs, je crois. J’attends que ça passe. » Ainsi fait-on, dès l’incipit, la connaissance de Clément Bontemps, anti-héros absolu issu de la bourgeoisie lyonnaise et menant à Sète une existence réglée comme du papier à musique, entre son épouse Madeleine, son fils Matias et sa pharmacie. Ayant décidé une fois pour toutes d’éviter les vagues et les drames, « gérant sa vie comme un financier ses actions », il traverse le temps comme sous anesthésie, les yeux soigneusement fermés sur tout ce qui pourrait briser la perfection des apparences. Comme la mélancolie de Marguerite lors de leurs épousailles, la naissance prématurée de Matias et leurs si grandes dissemblances, et, de temps à autre, les absences « vitales » de sa femme, « pour aller à l’Opéra de Paris ou ailleurs »...

Mais voilà qu’un coup de téléphone vient soudain égratigner la bulle ouatinée de sa sérénité. Georges Almassy, le professeur de philosophie de Matias, veut lui parler de son fils. « Il craint de vous faire certains… aveux. De vous dire certaines choses, si vous préférez. » En ces années 1980 où, tout juste dépénalisée, l’homosexualité est toujours perçue comme une maladie, l’enseignant multiplie les allusions sans que le père muré dans les convenances ne s’autorise à comprendre. Sa gêne, notre homme l’attribue plutôt à une coïncidence troublante : le nom Almassy le renvoie à ses origines hongroises par sa mère et au silence familial qui les a reléguées dans l’oubli, Mme Bontemps mère s’étant « fondue dans le décor comme une plante verte qui reprend le motif du papier peint sur le mur » pour ne plus jamais évoquer d’autrefois qu’un prénom, József, répété en boucle sur son lit de mort.

Alors, perturbé par le rappel de cette fêlure d’un passé qu’une fois veuf, son père a définitivement bouclé d’un « Chacun emporte sa part de mystère en quittant ce monde », ce n’est pas en songeant à son fils mais à sa mère que le narrateur recontacte l’enseignant. Lui qui aux eaux de la Méditerranée a toujours préféré la sécurité sans surprise de la piscine, va se retrouver plongé dans celles, ensanglantées par l’Histoire, du Danube. Découvrant alors les frappantes répétitions d’un destin familial qui l’aura influencé à son insu, trouvera-t-il la force de briser la carapace et d’enfin s’autoriser à vivre ? S’ouvrira-t-il enfin aux émotions de ses proches, son épouse qui laisse traîner les poèmes de Paul Valéry – « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre » –, et son fils qui se désespère de parvenir à lui parler de qui il est ?

Ciselant son texte en mille détails signifiants, Jean Mattern réussit encore une fois, en un roman aussi bref qu’intense, une brillante auscultation des thèmes qui lui sont chers : les pouvoirs dévastateurs du non-dit, la transmission, et enfin, l’acceptation de soi. Un livre délicat et délicieux. (4/5)

 

 

Citations :

Je n’appartiens à aucun lieu. Comment pourrais-je affirmer que je suis plus moi-même ici qu’ailleurs ? J’ignore le sens de ces mots. J’essaie de traverser les journées. C’est la seule définition que je trouve à tout ça. Il faut avancer. La vie, c’est cet écoulement du temps, rien d’autre. Il faut naviguer sur ce fleuve des heures, pourquoi imaginer autre chose ? Se contenter de rendre tout cela aussi agréable que possible, éviter les tempêtes, avancer. C’est ça, être soi-même.


Mais je n’ai pas l’habitude de ce genre de choses. Déranger les gens. M’imposer. Poser des questions. La discrétion était une vertu cardinale pour mon père, il ne cessait de nous le répéter. Et nous nous efforcions tous de mettre sa maxime en pratique. Tous. Même l’affection se devait d’être discrète. Pas d’effusion, pas de sentimentalité. Surtout pas. Madeleine se moquait parfois de moi, en me disant que c’était devenu ma seconde nature. Il m’est arrivé de m’interroger, j’avoue : quelle serait ma première nature – si cela existe – sans ce diktat paternel de la modération et de la mesure en toute chose ? Qui serais-je devenu alors ?


Madeleine me l’avait dit le jour de nos fiançailles : je suis un homme sans passions. Elle ajouta que cela lui convenait très bien. Mais j’aimerais tout de même comprendre comment la Fantaisie en fa mineur de Schubert parvient à remuer à ce point un jeune homme de dix-sept ans. Je n’ai jamais été ce garçon-là. J’aimerais connaître cette félicité – dont témoignaient son regard et la coloration de ses joues encore une heure plus tard – que même le sexe ne me procure pas. Suis-je condamné à la bonne mesure en toute chose ? Je n’ai pas le cœur sec pour autant. J’aime Madeleine avec une tendresse que je ne peux pas nier. Nous faisons encore l’amour de temps en temps. Cela me procure de la satisfaction et elle aussi semble trouver ça agréable – mais ce que nous partageons s’arrête là. Et être satisfait n’a pas grand-chose à voir avec être heureux. Contrairement à ce que l’on m’a appris. Dans ma famille, la passion pour Schubert, ou autre chose, n’avait aucune place dans nos journées. La pharmacie occupait celles de mon père et, si la musique faisait partie intégrante de la bonne éducation et de temps en temps de la vie sociale, lors d’une soirée au concert ou à l’opéra, elle n’a jamais joué un autre rôle, jamais empourpré les joues de qui que ce soit. On ne m’a pas donné accès à ce territoire étrange où Madeleine s’aventure à chaque fois qu’elle met un 33-tours sur notre platine, ou lorsqu’elle part assister à un spectacle quelque part. Il faut croire qu’elle a transmis la clef de son paradis à Matias. Il me reste la salle d’attente. Ou devrais-je dire le purgatoire ?


Elle avait connu une année de félicité, elle pouvait dire sans sourciller à un inconnu tel que moi qu’elle avait perdu le grand amour de sa vie. Je lui enviais ses certitudes et même sa douleur. Ma vie, réglée comme l’horloge au-dessus de la porte de la pharmacie, si petite à côté, si ordinaire ou médiocre, comparée à son chagrin immense. Comment pourrais-je lui parler de cette oppression qui enserrait ma poitrine depuis quelques semaines, sans pouvoir lui en donner la moindre raison ? Oserais-je admettre que le doute me rongeait ? Le sentiment que j’avais géré ma vie comme un financier gère ses actions, mais que je ne prenais aucun plaisir à récolter les fruits de ma sagesse ?


Hélène et Léopold Bontemps étaient des figures de la bonne société lyonnaise : mes parents. Pharmacien de père en fils pour l’un, et femme au foyer modèle pour l’autre. Une épouse qui s’était fondue dans le décor, comme une plante verte qui reprend le motif du papier peint sur le mur. (…) Maintenant, pendant ces heures où le sommeil ne vient plus, je me demande si je n’ai pas été anesthésié par la pièce de théâtre que mes parents répétaient jour après jour. Celle d’une famille ordinaire.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

jeudi 25 avril 2024

[Lazar, Liliana] Carpates

 





J'ai aimé

 

Titre : Carpates

Auteur : Liliana LAZAR

Parution :  2024 (Plon)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un voyage dans les Carpates ne s’improvise pas.
Piégés par la neige au cœur de la montagne roumaine, Jeanne et Boris, un couple de Français, trouvent refuge dans un étrange hameau – la Colonie – dirigée par des femmes.
Alors qu’ils se croient sauvés, débute une plongée vertigineuse dans le monde des vieux-croyants, une communauté aux lois archaïques, qui protège un impensable secret.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Née en Moldavie en 1972, Liliana Lazar vit en France depuis 1996 et écrit en français. Son roman Terre des Affranchis a reçu le Prix de la Romancière Francophone 2010.

 

 

Avis :

Si elle vit depuis près de trente ans en France, Liliana Lazar est à ce point habitée par la forêt de son enfance, en Moldavie roumaine où son père était garde-forestier, que l’on retrouve encore et toujours ce lieu « du sauvage, de l'animalité et de la force païenne » au coeur de ses romans. Elle nous transporte au plus touffu des épicéas de la montagne des Carpates, là où une étrange communauté religieuse vit discrètement au rythme de pratiques mystérieuses.

Nous sommes en 1992, pas si longtemps après la chute de Ceausescu. Deux Français, Boris et Jeanne, lui boxeur professionnel, elle anthropologue sachant parler roumain, se rendent à Rodna, une petite ville des Carpates, pour y recueillir des témoignages utiles à la thèse de la jeune femme. Déjà fragilisée – elle ne lui a pas annoncée qu’elle est enceinte, il lui cache le courrier rejetant sa candidature pour le poste universitaire qu’elle convoite –, l’entente au sein du couple résiste mal au climat déstabilisant qui accompagne leur périple. Après une nuit agitée dans l’atmosphère inquiétante d’une auberge isolée, voilà que leur Peugeot 504 tombe en panne en pleine montagne, sur une route peu fréquentée que la neige de plus en plus abondante est en passe de rendre impraticable.

Aventurés dans la forêt en quête de secours, les deux naufragés rejoignent une étrange communauté, totalement coupée du monde, composée de Lipovènes – vieux-croyants orthodoxes chassés de la Russie tsariste et réfugiés entre Ukraine, Roumanie et Moldavie – et de femmes diversement poussées à les rejoindre par la maltraitance des hommes. Tous vivent en autarcie, sous la houlette matriarcale et résolument misandre d’une certaine mama Otilia. Si, chez Jeanne, l’anthropologue trouve aussitôt de quoi s’accommoder de ce que les conditions météorologiques annoncent comme une longue réclusion, le bouillant Boris n’a qu’une hâte : regagner la civilisation. C’est sans compter les règles de cette microsociété, peu soucieuse de voir divulgué le secret de son existence...

S’inspirant très librement de la géographie de son enfance et d’ingrédients culturels originaux, tout droits venus de profondeurs historiques et religieuses d’un autre âge, la plume de cette auteur qui a si admirablement adopté la langue française excelle à épaissir une atmosphère mystérieuse et inquiétante, tendue autour de l’étrangeté de gens nous imposant bientôt leur oppressant huis clos. Fallait-il pour autant charger la mule jusqu’à l’invraisemblance ? Si l’intrigue en gagne en péripéties mouvementées jusqu’à un final des plus haletants que ne renierait pas le cinéma d’épouvante, l’on pourra sentir poindre le regret que, aussi récréatif et prenant que cela soit, l’ensemble finisse par gêner aux entournures d’un féminisme exacerbé jusqu’à la haine et la folie.

Un excellent roman d’atmosphère donc, pour une lecture pleine d’angoisse et d’étrangeté, mais un grand point d’interrogation quant à la forme outrancière qu’y revêt le féminisme, à la manière par exemple de Sophie Pointurier dans Femme portant un fusil. (3/5)

 

 

Citation :

Placée en exergue de la première page, une citation piquait la curiosité : « L’étranger ne voit que ce qu’il connaît déjà. » Dans l’introduction, Jeanne expliquait sa méthode, son « approche guidée par le pragmatisme et l’humilité. Partir à la découverte de l’Autre, dépasser les apparences, se faire discrète, dans l’espoir de percer les mystères d’un monde qui, pour une part, restera toujours inconnu ». Combien de fois ne s’était-elle comparée à ces passionnés qui peuvent passer des jours entiers à assembler un puzzle sans connaître le modèle à réaliser ? Car, pour comprendre les sociétés humaines, « on ne fait que rassembler des parcelles du réel ».


 

mardi 23 avril 2024

[Aguilar Zéleny, Sylvia] Poubelle

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Poubelle (Basura)          

Auteur : Sylvia AGUILAR ZELENY

Traduction : Julia CHARDAVOINE

Parution : en espagnol (Mexique) en 2018,
                  en français en
2023
                  (Le bruit du monde)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Ciudad Juárez, située à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, est connue pour être l’une des villes les plus dangereuses de la planète, en particulier pour les femmes. Il s’y trouve aussi une décharge qui abrite des centaines d’habitants et une économie parallèle. À travers trois voix de femmes qui s’élèvent de ce territoire, c’est tout un monde qui nous est raconté. Une adolescente née dans la décharge, une patronne de maison close qui ne rêve que de s’en extirper et une scientifique américaine qui vient étudier les effets de cet environnement sur ses habitants. Poubelle entrelace les destins de ces femmes que seule la solidarité pourra sauver.

Tantôt tendre et poétique, tantôt bouleversant, ce texte explore une réalité inconcevable, à hauteur d’êtres humains inoubliables.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sylvia Aguilar Zéleny est une romancière et une nouvelliste née à Hermosillo, Sonora, Mexique, en 1973. Elle a étudié la littérature hispanique à l’université de Sonora et a commencé sa carrière comme enseignante à l’Institut de technologie et d’études supérieures de Monterrey. Elle occupe actuellement un poste de professeure assistante au sein du master de creative writing de l’université du Texas à El Paso. Une partie de son œuvre a été publiée au Mexique, aux Etats-Unis, en Argentine et en Espagne. Poubelle est son premier livre traduit en France.

 

 

Avis :

De part et d’autre du Rio Bravo qui dessine la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, se font face la tristement célèbre Ciudad Juarez, capitale mondiale du meurtre et du féminicide, et la prospère El Paso, pour sa part l’une des agglomérations les plus sûres de l’Amérique. C’est dans cette zone frontalière de tous les contrastes que se croisent trois destins de femmes. Alicia, adolescente abandonnée et vagabonde, vit sur l’immense décharge à ciel ouvert qui, côté mexicain, permet à une foule de pauvres hères de subsister de la vente du moindre déchet récupérable. Griselda, médecin à El Paso, vient y mener un travail de recherche sur les « enjeux de santé publique et environnementaux ». Enfin, Reyna, chassée de son emploi et de sa vie américaine lorsqu’elle a décidé de quitter son identité d’homme pour s’assumer femme, s’efforce de tourner le dos au cloaque qui empuantit le quartier, tout en régentant la petite troupe de prostituées transsexuelles qu’elle a prise sous son aile.

Aux antipodes les unes des autres en raison de profondes inégalités – toutes deux adoptées, Alicia n’a connu que la misère au Mexique, tandis que Griselda, qui a grandi et étudié au Texas, a pu accéder à une vie confortable ; Reyna a, quant à elle, d’abord connu l’aisance sous ses traits d’homme à El Paso, avant de devoir se résoudre à rentrer au Mexique et à s’y prostituer pour subsister, cette fois en femme –, ces trois Mexicaines ne découvriront jamais, contrairement au lecteur, le lien invisible qui les unit pourtant. Mais, femmes au carrefour de diverses frontières poreuses et incertaines, entre sécurité et précarité, rôle de sujet ou d’objet, genre masculin et féminin, en tous les cas confrontées à l’éternelle loi du plus fort, elles ont en commun le courage et le sens de l’entraide, seuls capables de transmuer en opiniâtre résilience leurs incertitudes et leurs fragilités.

L’on se souvient du terrifiant 2666 où Roberto Bolaño s’inspirait de Ciudad Juarez pour peindre l’effroyable tableau d’une ville mexicaine frontalière ravagée par des assassinats de femmes. Ici aussi, les cadavres se mêlent à la marée des déchets quotidiennement déversés sur la décharge au coeur du récit. Ils sont simplement devenus la manifestation ordinaire – que, pour leur sécurité, les habitants ont pris l’habitude d’ignorer – de contingences avec lesquelles il faut bien composer pour survivre. Alors, pour autant toujours prégnants, violence et danger, qu’ils prennent la forme de meurtres ou d’agressions courantes – conjugales, familiales, ou même professionnelles pour les prostituées –, ne se manifestent qu’indirectement dans la narration, au travers de leur intégration dans le comportement quotidien des personnages. Sans se plaindre, chacune des trois femmes se défend comme elle peut : la plus jeune, avec la rage de survivre ; la plus favorisée, avec culpabilité ; et la plus lucide avec l’ironie du désespoir. Leurs regards et leurs voix se croisent en une alternance virtuose de trois styles d’expression, oral et lapidaire chez Alicia, plus nuancé et introspectif chez Griselda, plein d’une verve intarissable et délibérément irrévérencieuse chez Reyna.

Dans cette histoire, où non seulement les déliquescences familiales n’ont finalement rien à envier aux violences commises à grande échelle dans la ville de Ciudad Juarez, mais aussi où les personnages ne prendront de toute façon jamais conscience des secrètes filiations qui les unissent, ce sont en définitive d’autres formes de proximités que biologiques ou nationales, celles qui rassemblent par un vécu commun et une identité partagée, que reconstruisent les personnages pour se sortir de la poubelle, au propre comme au figuré, qu’est devenu leur environnement.

Un livre fort et parfaitement maîtrisé, sur un sujet que l’auteur, née à Sonora au Mexique et aujourd’hui enseignante à l’université d’El Paso, connaît de près, puisqu’elle a coordonné bénévolement des ateliers d'écriture pour les adolescents et les victimes de violence à El Paso et qu'elle y a fondé une résidence pour femmes et écrivains LGBTQ. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Tous les chiens qui sont arrivés après, je ne leur ai plus jamais donné de nom. Les chiens, maintenant, ils s’appellent juste les chiens. C’est plus facile quand ils n’ont pas de nom. S’il y a une chose que j’ai apprise, c’est que parfois il vaut mieux qu’ils n’aient pas de nom, parce que quand tu les appelles et qu’ils ne viennent pas, tu t’en fous. Les chiens, ils finissent toujours par revenir, mais je sais qu’un jour non, un jour ils ne reviendront pas, un jour je vais les trouver les tripes à l’air, écrasés par un pneu de camion ou tout gonflés après avoir bouffé un mauvais truc. Et tant pis, c’est comme ça, avec les chiens, ils vont et viennent. Y en a toujours un autre qui arrive et c’est comme si c’était le même chien. Si tu l’appelles « chien » et c’est tout, tu t’en fous que ce soit un autre et pas celui qui te suivait depuis des mois.
Les chiens sans nom sont ma seule famille.
 

Chela habitait dans un autre quartier, pas loin d’ici. Elle était femme au foyer. Son mari subvenait aux besoins de la famille, jusqu’à ce qu’un jour il ne revienne pas de la maquiladora, l’usine où il travaillait. Elle a d’abord signalé sa disparition, puis est allée interroger les gens de l’usine, mais elle a fini par comprendre qu’elle ne le retrouverait pas et qu’elle risquait plutôt de mettre en danger ses enfants, alors elle a arrêté de poser des questions. Elle a travaillé dans une boucherie, puis dans un supermarché, jusqu’à ce qu’elle rencontre Alicia, qui l’a emmenée à la décharge : « Pour moi, la poubelle, c’est comme de l’argent. Ca ne me dégoûte même plus, vous voyez, je viens même avec mes gosses quand ils n’ont pas école, parce qu’ensemble on ramasse plus de trucs. Tout ce que vous voyez, ce n’est pas de la poubelle, c’est de la nourriture, c’est une maison, c’est des vêtements, c’est des meubles, c’est la vie. La misère est galopante, mais ici on peut s’en sortir.
 

Ce jour-là, il y avait plus de brouillard que d’habitude. Le brouillard, c’est ce qu’il reste dans l’air quand les camions sont passés balancer leurs ordures et ont roulé sur la poubelle. Plus que du brouillard, d’ailleurs, c’est de la poussière, une couche de poussière que parfois on ne sent pas du tout et qui, d’autres fois, pique les yeux. Ce jour-là, le brouillard piquait un max, ça grattait et tout et tout . Les camions sont partis et je n’avais pas envie d’attendre les suivants. J’étais sur le point de rentrer à la baraque quand je l’ai aperçu. Il était par terre, enroulé dans une couverture, comme tous les corps qui apparaissent ici de bon matin. Au début, je ne pensais pas aller voir, s’il y a bien quelque chose qu’on sait dans la décharge, c’est qu’il vaut mieux laisser les morts là où ils sont. Mais j’ai entendu un autre camion arriver, il se rapprochait lentement et le corps a commencé à bouger. Il a secoué la couverture. Il s’est découvert. Il a fait un effort pour se lever. Je l’ai reconnu à cause des cheveux blancs, mêlés aux gris et aux noirs, accrochés en petite queue-de-cheval sur sa nuque. J’ai couru l’aider, je me suis dépêchée. Coup de bol, le camion a vidé sa putain de charge un peu plus loin, sinon, adios don Chepe, il serait mort de chez mort. C’est déjà arrivé à un gamin, à une femme, et à un mec de mon âge aussi. La vérité, c’est que ça arrive à tous les gens trop cons pour savoir se placer correctement quand le camion décharge sa cascade d’ordures.
Des novices, quoi.


 

dimanche 21 avril 2024

[Bordes, Gilbert] Docteur Mouche

 





J'ai aimé

 

Titre : Docteur Mouche

Auteur : Gilbert Bordes

Parution :  2024 (Presses de la Cité)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

À Saint-Martin-sur-Vézère, en Corrèze, personne n’a oublié Julie Lespiaud, dont le corps a été découvert sur un rocher de la rivière en 2010. Assassinée. Le médecin et maire, Gabriel Lerrainé, issu d’une famille de notables locale, a été jugé coupable. Sans preuve. Julie était sa maîtresse. Après des années de prison, radié de l’Ordre des médecins, celui que l’on appelle désormais « docteur Mouche », devenu le malaimé, a sombré. C’est un tourment pour les villageois. Ne fut-il pas bon pour eux ?
Louis, le jeune fils de la défunte, revient au pays. Entre deux leçons de pêche à la mouche – qui sont autant de leçons de vie – auprès de Lerrainé qu’il n’arrive pas à haïr, il tente de surmonter ses traumatismes.
Après treize ans de mystère, il est temps pour ces deux blessés de la vie de chercher le véritable assassin de Julie…

Une intrigue pleine d’humanité ancrée dans la vallée de la Vézère.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Romancier populaire excellant autant dans le roman populaire que dans le récit historique, Gilbert Bordes a une soixantaine de titres à son actif. Membre de la Nouvelle École de Brive, il a notamment publié Le Cri du goéland, Chante, rossignol, La Belle Main, Le Testament d’Adrien et Ceux d’en haut.

 

 

Avis :

Renouant avec sa Corrèze natale sur fond de nature, de pêche et de musique, Gilbert Bordes fait jouer toutes ses cordes sensibles dans une nouvelle histoire de terroir, tendue de vieux secrets autour d’un faux coupable et d’un vrai meurtrier.

Lorsqu’une douzaine d’années après la mort de sa mère, assassinée en bord de rivière, Louis revient à Saint-Martin-sur-Vézère où il est nommé instituteur, il n’est pas vraiment le bienvenu. C’est qu’au village, l’on a déjà bien assez de l’épave alcoolisée qu’est devenu l’ancien maire et médecin pour rappeler un drame que l’on préfèrerait oublier. Sa peine purgée après avoir été jugé coupable sans preuve véritable, le notable déchu pèse de toute sa présence titubante sur la conscience des villageois, assaillis malgré eux par le doute. Contre toute attente, le jeune homme et celui qui, entre ses cuites, a conservé sa passion pour la pêche au point de devenir pour tous « docteur Mouche », deviennent bientôt inséparables, bien décidés à faire enfin à eux deux toute la lumière sur l’affaire faussement élucidée.

Curieux du véritable coupable en même temps que sous le charme d’un cadre encore préservé – creuset de la nostalgie de l’auteur pour les valeurs simples, en harmonie avec la nature et transpirant une authentique humanité –, le lecteur parcourt fort agréablement cette histoire bon enfant, d’une grande fluidité, dont la jolie originalité de son idée maîtresse en fait volontiers oublier la relative improbabilité. En fin observateur, Gilbert Bordes croque comme à son habitude ses personnages d’un oeil sûr, et, cette fois encore, l’on n’a aucune peine à les imaginer s’animer sur l’écran d’un téléfilm grand public.

Un roman du terroir doublé d’une enquête policière qui ravira les amateurs du genre, pour un moment de divertissement en toute simplicité. (3/5)

 

 

Citation :

Louis observe la rivière, les courants qui contournent les rochers. L’eau lui parle, lui fait des signes. (…) Toute une vie est là, emplie de lumière dorée, une vie cachée, une vie sans histoire, réglée, immuable.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 

   

 


 

jeudi 18 avril 2024

[Courtès, Franck] A pied d'oeuvre

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : A pied d'oeuvre

Auteur : Franck COURTÈS

Parution : 2023 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Entre mon métier d’écrivain et celui de manœuvre, je ne suis socialement plus rien de précis. Je suis à la misère ce que cinq heures du soir en hiver sont à l’obscurité : il fait noir mais ce n’est pas encore la nuit. »

Voici l’histoire vraie d’un photographe à succès qui abandonne tout pour se consacrer à l’écriture, et découvre la pauvreté. Récit radical où se mêlent lucidité et autodérision, À pied d’œuvre est le livre d’un homme prêt à payer sa liberté au prix fort.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Franck Courtès fut photographe pendant vingt ans. Romancier et nouvelliste, il est notamment l’auteur aux Éditions Gallimard des Liens sacrés du mariage (2022).

 

Avis :  

Ecrivain serait-il une profession maudite ? Le même jour en cette dernière rentrée littéraire paraissaient deux ouvrages sur cette question, comme les deux faces d’une même médaille. Tandis que, dans Les petits farceurs, Louis-Henri de La Rochefoucault satirise fort ironiquement le monde de l’édition et les ficelles mercantiles dont les auteurs et leurs livres font les frais, Franck Courtès relate quant à lui son expérience d’écrivain crève-la-faim, contraint aux petits boulots ubérisés.

Photographe reconnu et prisé par les plus grands journaux et magazines, l’auteur dégoûté par les travers croissants de cette profession sinistrée décide en 2013, après le « petit succès » d’un premier livre, de désormais se consacrer à l’écriture. Commence pour lui un éprouvant et désespérant parcours du combattant. « Le métier d’écrivain consiste à entretenir un feu qui ne demande qu’à s’éteindre. Un feu dans la neige. » « Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n’augure aucune fortune. » Avec deux cent cinquante euros de droits d’auteur mensuels, même logé dans un studio par sa mère, on a beau être passé à La Grande Librairie et avoir été goncourisable, tout cela ne nourrit pas son homme. Cinquantenaire sans qualifications rejeté par le monde classique du travail, il se tourne vers « celui plus méconnu et sulfureux des applications de plateformes de travail. Elles sont à Uber, la plus connue, ce que les accordéonistes dans le métro sont aux concertistes d’opéra. » Le matin, il écrira et, le reste du temps, prendra tous les petits boulots qu’il trouvera.

« Le travail ne manque pas pour ceux qui ne savent rien faire. » Mais quel travail… : « environ quinze euros pour une matinée, parfois vingt avec le pourboire, parfois moins quand plusieurs manœuvres désirent la même mission et que le client fait baisser le tarif ». Et encore, seulement deux ou trois fois par semaine, tant la concurrence, par enchères inversées, s’avère acharnée. Ici, le droit du travail n’a plus cours, la seule loi est celle des algorithmes qui comptent avec indifférence vos étoiles d’appréciation, peu importe si vous laissez la moitié de votre peau dans des tâches souvent physiques, voire dangereuses, payées une misère sans la moindre protection sociale. Les malheureux aux abois ne manquent pas, à commencer par les Africains sans papiers, prêts à accepter des courses à trois euros,  « par tous les temps, sur des vélos mal entretenus ou des Vélib’ trafiqués. Leurs genoux ne tiennent pas deux ans le rythme. Qu’importe, le flux migratoire fournit de frais mollets. On aura à n’importe quelle heure son plateau de sushis ou sa pizza, quoi qu’il en coûte en ménisques africains. » Interchangeables, cloisonnés et rendus invisibles par la déshumanisation numérique, ces journaliers d’un nouveau genre viennent gonfler les rangs d’une pauvreté d’un nouveau type, celle, silencieuse, d’individus hétéroclites qui ne forment aucune classe sociale et n’ont aucune chance, ni de se rebeller, ni de se défendre. « Le système carcéral des usines d’antan s’est vu remplacé par le bracelet électronique des applications. Les murs ont disparu, pas le joug. »

S’il avait lu La Rochefoucault auparavant, se serait-il jeté dans l’arène littéraire avec la même candide confiance en les pouvoirs sonnants et trébuchants de son réel talent ? Alors que sans se plaindre il en paye le prix fort, Franck Courtès signe de son élégance digne et posée, non pas seulement la terrible chronique de son propre dévissage social, mais aussi, avec un sens de la formule qui en démultiplie l’impact, une radiographie brûlante des nouveaux confins de la pauvreté en Occident,  là où l’ubérisation et les plateformes numériques de travail recyclent pour leur profit, au mépris de toute loi sociale, les « rebuts » du marché du travail. (4/5)

 

Citations : 

Je gagne environ quinze euros pour une matinée de travail, parfois vingt avec le pourboire, parfois moins quand plusieurs manœuvres désirent la même mission et que le client fait baisser le tarif. Je n’obtiens du travail que deux ou trois fois par semaine. Certaines semaines, je postule en vain à des dizaines de travaux. Il faut jouer des coudes. Un euro de différence dans votre tarif suffit à vous faire perdre l’enchère. Quand je suis choisi, je redouble de zèle chez le client, allant jusqu’à passer l’aspirateur après mon travail, sourire et attendre dans l’entrée qu’on m’invite à entrer dans le salon, dans l’espoir d’augmenter mon pourboire. Elle me sera vite venue, la docilité du pauvre. C’est drôle ce que trois euros ont d’importance pour moi aujourd’hui. Je suis tout sourire, serviable au possible. Trois euros, je m’en décrocherais la mâchoire, cinq, c’est Noël. On comprend vite l’argent quand on n’en a plus.
 

La valeur de ce café sinistre tient au fait qu’il ne ment pas. La vérité éclate, crue. La vie se livre nue, avoue ses crimes, ne dissimule pas ses victimes. Dans un café lugubre, on ne nous la fait pas.
Aux heures de vie perdues entre ces quatre murs répond le temps gagné sur la mélancolie. Celle qui tombe sur la tête des pauvres gens, comme on dit, dès qu’ils mettent la clef dans la porte de chez eux. Ici, dans ce café miteux, le répit allège de quelque chose. Je croque dans mon sandwich et j’essaye de mâcher lentement. Je n’ai plus envie de partir. Plus besoin d’être poli avec le monde de dehors, le conducteur de bus ou la boulangère. Ici on ne vous regarde pas de travers, personne ne vous domine. Les yeux éteints des vieux clients ne sont pas signe d’indifférence, ce sont des yeux au repos. Dans cette niche nauséabonde, personne ne juge, aucun médecin ne condamne, la famille n’entre pas, la société n’entre pas, parfois la littérature, un peu.
 

En entrant chez les clients, je baisse les yeux vers leurs pieds. S’ils sont en chaussettes, je me déchausse à mon tour. Leur satisfaction se traduira en étoiles sur mon profil. Il faut augmenter leur nombre si l’on veut travailler davantage. En ce moment, je suis noté cinq étoiles, le maximum. À l’école, je n’avais pas d’aussi bonnes notes. Un bref texte accompagne chaque appréciation étoilée, « Franck est super, ponctuel et gentil », « super boulot, ok ». Une fois, je plais particulièrement à la cliente : « Franck est adorable. En plus de poser mes tringles et mes rideaux, le tout très rapidement, il s’est rendu compte que ma table était bancale et il l’a réparée sans frais supplémentaires. C’est une personne très agréable et de confiance. Je recommande sa compagnie et ses services. Merci Franck ! » Suivent deux ou trois smileys. Je n’irais pas jusqu’à souhaiter qu’on inscrive cette épitaphe sur ma tombe, mais l’amour-propre s’en voit restauré. Le soir, je relis toute cette pommade avant de m’endormir, sans me rendre compte encore de l’assujettissement auquel je me soumets peu à peu.
 
 
Peut-on qualifier la Plateforme d’entreprise ? J’ai eu l’occasion de visiter dans le cadre de mes reportages des établissements où dominait moins l’exploitation éhontée d’ouvriers que celle de la brillante idée d’un chef d’entreprise. Avec l’arrivée dans le monde du travail de la Plateforme et d’autres sociétés de la même eau, l’entreprise traditionnelle se trouve menacée de disparition, et avec elle ce que procure de protection et d’avenir aux travailleurs le contrat de travail que toute entreprise, vertueuse ou non, est contrainte d’offrir aux collaborateurs de celle-ci.
Avec l’explosion des statuts de travailleurs indépendants, on se dirige moins vers une société idéale d’ouvriers libres et indépendants que vers une société de serviteurs précarisés. Personne n’est plus à l’abri d’un revers de fortune, d’un licenciement, d’un burn-out, d’un échec.
Il ne s’agit pas pour la Plateforme d’offrir à des étudiants ou des petits retraités l’occasion de mettre du beurre dans les épinards, ainsi qu’ils le prétendent, mais bien de révolutionner le modèle du travail en le faisant sortir des protections du salariat traditionnel. Pour tous les prestataires, les services effectués constituent l’activité principale et non un complément marginal de revenus. Dans mon enfance, mes parents appelaient les pauvres des smicards. Aujourd’hui, le smicard avec son CDI fait presque figure de privilégié.


Les cadres anonymes de la Plateforme n’ont plus recours à l’autorité ou à la répression pour tenir leurs troupes. L’algorithme organise le travail à leur place. Ils peuvent dès lors se montrer joviaux dans les échanges, user du cher Franck, signer de leur seul prénom, cultiver leur culture du cool. Ce cool dans leur attitude démontre surtout qu’ils n’ont plus rien à craindre de leurs employés. À l’abri derrière un système numérique implacable, aussi inattaquable qu’un répondeur téléphonique, on peut se relâcher.
Ce nouveau génie patronal, exploitant non plus le travail mais l’accès au travail, ne se salit plus au contact rébarbatif des employés. Leurs troupes de prestataires, exclus du travail classique, sont déjà si abattus qu’il n’est pas nécessaire de les rabaisser davantage. Aucune grève n’est à craindre de ces gens-là, aucune réclamation. Admirable mécanique de récupération des déchets.


La Plateforme est la réalisation fourbe et géniale d’une logique industrielle : utiliser une masse ouvrière réduite au silence, dont on n’exploite plus le produit du travail mais le droit de travailler lui-même. Une révolution ne se fait pas devant des écrans et ne peut naître de gens qui peinent à survivre, chacun dans leur coin. Cet isolement, cette disparition d’une éthique commune, de valeurs ou d’exigences nous fragilise, incapables que nous sommes de nous reconnaître physiquement dans un groupe social. Le système carcéral des usines d’antan s’est vu remplacé par le bracelet électronique des applications. Les murs ont disparu, pas le joug. 


Mon nom de famille n’est jamais mentionné. L’anonymat est systématique. Le nom de famille disparaît des échanges, le mien, celui des clients comme celui des employés de la Plateforme. L’usage des prénoms est généralisé. Je travaille dans un monde de prénoms. On ne peut rien savoir les uns des autres.
Cet anonymat favorise la rapidité des communications, les rend difficilement traçables, et, en les vidant de leur humanité, augmente la fluidité économique. L’emploi exclusif des prénoms pousse à l’indifférence, à l’exclusion du facteur humain, alors qu’il suggère le contraire. Votre histoire n’intéresse pas. Sous le couvert sympathique de l’emploi du prénom emprunté à l’usage amical, il s’agit en réalité d’expurger toute empathie véritable des relations. Il importe de délivrer l’exploiteur du nom des exploités. D’exorciser de la conscience patronale l’idée même d’identité des travailleurs. Le prénom, c’est une chose discrète, inoffensive, ce n’est pas tout à fait quelqu’un. C’est à la fois tout et rien, sans conséquences, facile à oublier ; c’est joli. On les entend sans y penser, sans avoir à imaginer des adultes, des femmes et des hommes réels. On utilise en somme la méthode des bordels, où les filles, ramenées strictement à leur corps, n’ont pas de nom mais un simple prénom. Appeler les prostituées Léa, Camille, Sarah a l’avantage de ne pas distraire le client de l’objet de son intérêt. Si on lui fait choisir la prostituée par son nom entier, Léa Gontrant, Camille Benamou, Sarah Esposito de la Hoya, le désir en est alourdi, ralenti de considérations parasites, humanistes. Dans la méthode de travail de la Plateforme, l’usage généralisé des prénoms augure de même un rapport humain réduit à sa plus stricte utilité, un rapport vidé de contexte, de toute possibilité de sensibilité.
« Aline vous a envoyé un message. » « Désolé, Myriam a décliné votre proposition. » « Répondez vite à Sylvia. » Ou bien, quand j’essaie de joindre la Plateforme pour un problème ou un autre : « Axelle répond à vos questions, veuillez en indiquer le motif. » « Cher Franck, pensez à joindre à votre annonce une photo souriante, vous augmenterez les chances d’être choisi », signé : Mathieu. Qui parle ? Un prénom ne devrait être employé que dans une relation intime. L’emprunt fallacieux à l’univers amical s’inspire aussi de ces publicitaires recourant à l’imagerie fermière et rustique, tantôt une meule de paille, tantôt une nappe à carreaux, dans le but de vendre son contraire : des produits industriels hors-sol.


Cette année, la Plateforme a profité du mois d’août pour apporter quelques changements à son règlement. Dorénavant, bénéficier d’une meilleure exposition auprès des clients et obtenir un passe-droit sur certaines missions plus rémunératrices est conditionné au versement préalable de cent euros mensuels. Somme perdue si je ne réussis pas à travailler suffisamment pour l’amortir.
Les concepteurs ont bien gambergé, c’est beau à voir, tant de maîtrise des comptes, tant de génie dans l’avidité. À vingt euros en moyenne par mission, l’entier bénéfice des cinq premières interventions du mois va directement dans les poches de la Plateforme avant que je ne touche un centime.
Ces dirigeants d’un nouveau genre, parfaitement adaptés à leur époque et au nouveau monde, incapables de formuler une seule phrase, un seul slogan sans l’égayer d’un mot d’anglais, manie plus servile que savante, ces dirigeants épanouis ont trouvé dans le chômage des autres de quoi prospérer.


 

mercredi 17 avril 2024

[Kingsolver, Barbara] On m'appelle Demon Copperhead

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : On m'appelle Demon Copperhead
            (Demon Copperhead)

Auteur : Barbara KINGSOLVER

Traduction : Martine AUBERT

Parution :  en anglais (Etats-Unis) en 2022,
                   en français
(Albin Michel)
                   en 2024

Pages : 624

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Déjà, je me suis mis au monde tout seul. Ils étaient trois ou quatre à assister à l’événement, et ils m’ont toujours accordé une chose : c’est moi qui ai dû me taper le plus dur, vu que ma mère était, disons, hors du coup. » Demon Copperhead

Né à même le sol d’un mobil-home au fin fond des Appalaches d’une jeune toxicomane et d’un père trop tôt disparu, Demon Copperhead est le digne héritier d’un célèbre personnage de Charles Dickens. De services sociaux défaillants en familles d’accueil véreuses, de tribunaux pour mineurs au cercle infernal de l’addiction, le garçon va être confronté aux pires épreuves et au mépris de la société à l’égard des plus démunis. Pourtant, à chacune des étapes de sa tragique épopée, c’est son instinct de survie qui triomphe. Demon saura-t-il devenir le héros de sa propre existence ?

Comment ne pas être attendri, secoué, bouleversé par la gouaille, lucide et désespérée, de ce David Copperfield des temps modernes ? S’il raconte sans fard une Amérique ravagée par les inégalités, l’ignorance, et les opioïdes – dont les premières victimes sont les enfants –, le roman de Barbara Kingsolver lui redonne toute son humanité. L’auteur de L’Arbre aux haricots et des Yeux dans les arbres signe là un de ses romans les plus forts, couronné par le prestigieux prix Pulitzer et le Women’s prize for fiction.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1955, Barbara Kingsolver est l’une des grandes voix de la littérature américaine contemporaine. Son œuvre, qui compte des romans tels que L’arbre aux haricots, Les yeux dans les arbres, ou Un autre monde (Prix Orange du Livre), reflète ses préoccupations sur le monde et la société : la place des femmes, les inégalités sociales, la relation au vivant, et la protection de l’environnement. Barbara Kingsolver vit aujourd’hui en Virginie.

 

 

Avis :

De David Copperfield à Demon Copperhead… C’est après avoir visité la maison de Charles Dickens que Barbara Kingsolver s’est décidée à écrire sur ce sujet qui la hante : la pauvreté endémique qui, combinée aux ravages des opioïdes, décime la population rurale de sa région des Appalaches, laissant sur le carreau, comme le garçon au coeur de ce roman, des ribambelles d’orphelins promis à l’enfer sur terre.

« Tout le monde vous le dira, les enfants de ce monde sont marqués dès la sortie, tu gagnes ou tu perds. » Pour Demon Copperhead, le jeune narrateur contraint « de se mettre au monde tout seul » par une mère junkie gisant inconsciente sur le sol de son mobil-home, la naissance devait en effet s’avérer la prémonition de toute une vie à se battre seul contre le sort d’un monde méprisé et incompris : celui des « rednecks » ou culs-terreux, ces Américains pauvres et blancs des zones rurales, en particulier du Sud et des Appalaches, caricaturés par l’Amérique des métropoles en dégénérés ignares, alcooliques et violemment intolérants, dans les faits abandonnés par les pouvoirs publics à l’existence invisible de laissés-pour-compte de l’Histoire.

« Tout ce qui pouvait être pris a disparu. Les montagnes avec leurs sommets explosés, les rivières qui coulent noires. » Depuis que l’exploitation forestière, la culture du tabac et l’industrie du charbon ont entamé leur déclin, laissant derrière elles chômage, absence de perspectives et pauvreté, la région des Appalaches est exsangue. « Il n’y a plus de sang à donner ici, juste des blessures de guerre. La folie. Un monde de douleur, qui attend qu’on l’achève. » Alors, au marasme socio-économique est venu s’ajouter une catastrophe sanitaire. Attirés comme des vautours par la vulnérabilité d’une population, marquée dans sa chair par des emplois souvent usants et accidentogènes, mais sans guère d’accès aux soins médicaux, les fabricants d’opioïdes ont inondé la région d’« inoffensifs » anti-douleur, usant, comme les procès récents ont commencé à le révéler, de tous les stratagèmes pour promouvoir des produits éminemment addictifs, portes d’entrée aux drogues dures. Aujourd’hui, la Virginie occidentale bat le record des morts par overdose aux Etats-Unis. Environ un enfant sur quatre doit y grandir sans ses parents détruits par les stupéfiants.

Ces gens qui sont ses voisins, Barbara Kingsolver nous fait pénétrer dans leur tête et dans leur peau. Crédible et réaliste jusque dans la langue gouailleuse oscillant entre la naïveté et la trop grande lucidité d’un jeune garçon privé d’enfance, la narration de son parcours par Demon Copperhead nous confronte de l’intérieur au rouleau compresseur de l’injustice, de la souffrance et du désespoir. Laissé orphelin par la violence et la drogue, il va devoir se battre pour tenter de se construire malgré les défaillances du système de placement familial et les pièges de l’addiction. Heureusement, entre ses mauvaises rencontres et fréquentations d’une part, ses propres béances intérieures d’autre part, il trouvera aussi sur son chemin suffisamment de personnages magnifiques de force et de générosité pour contrer les préjugés et changer le regard sur ceux que l’on présente habituellement en bloc comme un affreux ramassis d’indécrottables arriérés.

Un grand, riche et très long roman, couronné du prix Pulitzer, qui fait comprendre l’humiliation de cette Amérique-là, emmurée dans ses difficultés au point de voir en sa peau blanche le seul dernier vestige de sa fierté et, en un certain Trump, l’espoir d’être enfin compris. (4/5)

 

 

Citations :

Enfant de junkie, junkie aussi. En grandissant, il va devenir tout ce que tu veux pas connaître : dents pourries et regard de zombie, la galère d’avoir à planquer son matos dans le garage pour qu’il se fasse pas la malle, le motel loué à la semaine, tapi bien à l’écart de la route touristique. Ce gamin, s’il voulait avoir une chance de goûter aux belles choses, il aurait dû se faire livrer chez une mère riche ou intelligente ou chrétienne, en bref une mère clean. Tout le monde vous le dira, les enfants de ce monde sont marqués dès la sortie, tu gagnes ou tu perds.
 

Il se trouve que Melungeon est un de ces fameux mots. Inventé pour détester certaines personnes jusqu’au jour où ils se le sont approprié et ont dit, Allez vous faire foutre, je prends. Ces gens étaient mélangés, toutes les couleurs plus du sang cherokee et aussi portugais, qui avant était un truc à part, c’est-à-dire pas blanc. La raison pour laquelle ils se sont mélangés c’était qu’à l’époque des pionniers, le comté de Lee était comme maintenant, les gens avaient pas même un pot pour pisser. Étant fauchés comme les blés ils ont juste pris du bon temps et se sont retrouvés avec des bébés de toutes les couleurs. S’ils allaient ailleurs, ces gamins entendaient le mot de haine, Melungeon. Mr Dick disait que c’était une autre façon de dire Pauvre bâtard de merde.
 

Nous on pensait en gros que Dieu avait fait du comté de Lee le trou du cul du monde du travail.
« Ce n’est pas Dieu », il a dit. (…)
« Ne pensez-vous pas, nous a-t-il demandé, que les mineurs voulaient une vie différente pour leurs enfants ? Après toutes les histoires que vous avez entendues ? Ne pensez-vous pas que les compagnies minières le savaient ? »
Ce qu’elles faisaient, nous a-t-il expliqué, c’est qu’elles barraient la route à toute possibilité, à part aller au fond des mines. Pas seulement ici, mais aussi à Buchanan, Tazewell, dans tout l’Est du Kentucky, ces comtés ont été achetés en totalité : terres, hôpitaux, palais de justice, écoles, tout appartenait à la compagnie. On avait pas tant que ça besoin d’être éduqué pour être mineur, alors ils ont laissé les écoles pourrir. Et ils ont bien veillé à ce qu’aucune fabrique ou usine ne passe la porte. Rien que le charbon. Encore aujourd’hui, il faut en faire du trajet pour trouver un autre boulot. Pas un hasard, a dit Mr Armstrong, et pour une fois on l’a cru, parce qu’au fond de nos pauvres boîtes crâniennes les pièces du puzzle s’assemblaient et c’est toute la terrible logique de notre monde qui nous apparaissait. Les pères en caleçon à la maison à siffler leur bière, les mères à l’épicerie avec leurs bons alimentaires. Les recruteurs de l’armée avec leurs boutons dorés venus récolter leur jackpot de personnes sans avenir. Merde.
Le problème quand on étudie nos origines c’est qu’on finit par avoir envie de frapper quelqu’un, par exemple Bettina Cook et tout le tintouin. (Faut pas rêver. Son père étant à la tête des supporters de football et grand donateur.) Autrefois nous menions une vie honnête, consacrée tout entière à Dieu et au pays. Puis le monde a changé. Désormais, il n’y a plus de Dieu, et plus de pays, mais l’idée que le charbon est un don de Dieu, tu l’as toujours dans le sang et t’as envie d’y croire. Parce que sinon c’est une arnaque de plus à bord de ce train qui a sillonné nos montagnes depuis que George Washington est passé et a mis son équipe au boulot pour abattre nos arbres. Tout ce qui pouvait être pris a disparu. Les montagnes avec leurs sommets explosés, les rivières qui coulent noires. Les miens sont morts d’avoir essayé, ou pas loin, accros que nous sommes à l’idée de rester en vie. Il n’y a plus de sang à donner ici, juste des blessures de guerre. La folie. Un monde de douleur, qui attend qu’on l’achève.
 
 
« Quand j’étais petit, il a dit finalement, on faisait ce qu’on nous disait. C’est si dur que ça ? »
J’ai répondu qu’on était probablement plus paumés aujourd’hui à cause de la télé et du reste.
Il a demandé pourquoi, enfin. Qu’est-ce qui était si perturbant ? Je crois pas qu’il voulait que je balance sur Maggot, il se demandait juste sincèrement ce qui était si dur pour nous. Par rapport à avant. J’ai dit que peut-être la différence était qu’on voyait tout ce qu’on n’avait pas. Ceux dans le monde qui étaient plus riches que nous faisaient toutes sortes de conneries et s’en tiraient comme ça. Ça te fout les boules. Ça te perturbe.


Un parent mort est un drôle de fantôme. Si t’arrives à en faire une sorte de poupée, que tu la mets dans la maison où il a vécu, avec ses vrais vêtements et tout le reste, ça t’aide à te le représenter comme une personne, pas juste un trou dans l’air en forme de personne. Ce qui t’aide à te sentir un peu moins comme un enfant invisible en forme de personne.


« T’as pas idée des gens à qui elle a affaire. Ils débarquent tous les jours pour se faire prescrire des médocs. Ils sont prêts à raconter n’importe quoi pour avoir leurs antidouleurs. Genre calculs dans les reins. Ils emportent le flacon dans les toilettes et se piquent le doigt pour mettre du sang dans leur échantillon d’urine. Elle sait qu’ils achètent les médecins, mais si elle dit non, y en a qui deviennent vraiment mauvais. Qui lui crient dessus, la traitent de sale pute. » (…)
« Maman dit que la moitié de ces gens savent même pas qu’ils sont dépendants. Ils ont juste pris ce que le docteur leur a dit de prendre, et maintenant ils sont en manque et ne comprennent pas vraiment ce qui leur arrive. Tout ce qu’ils savent, c’est que maman leur a supprimé leurs médicaments et qu’ils ont l’impression qu’ils vont crever. »


Y avait des jeunes à l’intérieur, les plus grands jouaient au basket. Noirs tous autant qu’ils étaient, aussi entièrement que chez nous on était tous blancs, et vu l’allure de la rue, tout aussi fauchés. On vivait là où on était né. Peut-être qu’il fallait payer un supplément pour pouvoir se mélanger. 


Notre premier rendez-vous après la mort de Vester : le centre anti-douleur.
Celui où elle allait se trouvait à l’ouest de Pennington Gap dans un centre commercial tout en longueur qui semblait s’être fait bombarder, de même que les autres boutiques alentour. Cela dit, y avait peut-être deux cents voitures garées sur le parking. Sept heures du soir un dimanche, des files de gens qui attendaient de pouvoir entrer. Des femmes et des enfants endormis dans des voitures, des hommes allongés sur le trottoir. Comme il pleuvait, la plupart étaient blottis sous l’auvent mais certains étaient juste debout sous la pluie, comme s’ils trouvaient même plus la force d’y croire. (…)
Elle a regardé à travers le rideau de pluie et a fait, Oh. Y avait plus de monde que d’habitude. On était en mai, le premier du mois, le comté tout entier venait de toucher les minima sociaux. Je lui ai dit que je me voyais pas faire la queue, on serait encore là à minuit, et elle a dit, Sois pas bête, on entre pas, nous. Tous ces gens attendent de voir le médecin pour avoir leur ordonnance. Les nôtres elles viennent de papa, on est juste ici pour vendre ses médocs.
(…)  j’ai observé les allées et venues, essayant d’y comprendre quelque chose. T’avais ceux qui attendaient d’entrer, et ceux qui s’arrêtaient dans leurs vieilles Chevy, sortaient leurs sacs en papier et repartaient avec de l’argent. Faisant leur petit business. Dealer, t’imagines que c’est un truc de jeune, mais y avait là des tas de gens plus vieux. Je dis bien vieux, genre pattes folles et déambulateurs. Chique de tabac dans la joue, casquette de chasse avec le rabat baissé. Mr Peg se serait fondu dans le décor. J’ai pensé au soir où Kent lui avait donné un bon pour des échantillons gratuits, et Mrs Peggot avait dit qu’elle les jetterait dans les toilettes. Elle était loin de se douter, ils auraient pu venir ici et les échanger pour un mois de commissions. Ces vieux ploucs vendaient ce qu’ils avaient, tout comme Mr Peg, à l’époque où il avait toutes ces bouches à nourrir, vendait les chevreuils qu’il chassait et les tomates de leur jardin. On fait avec ce qu’on a.


Je lui ai demandé ce qui se passait si tu entrais dans cette clinique. Elle a dit, Tu donnes l’argent et on te fait l’ordonnance. Tout le monde sort avec exactement la même chose, la sainte trinité : Oxy, Soma, Xanax. Mais y en a plein qui poireautent tellement longtemps qu’ils se tapent une crise de delirium dans la salle d’attente. Elle avait l’habitude de récupérer les ordonnances de Vester chez Walgreens, de retirer la provision nécessaire pour les jours à venir, puis de venir direct ici pour vendre le reste. Une fois elle s’était fait presque deux mille dollars. T’as juste à repérer ceux qui sont en crise ou qui vomissent.


Elle m’a expliqué que les gens du laboratoire Purdue épluchaient les données avec leurs ordinateurs et qu’ils ciblaient des endroits comme le comté de Lee parce que c’étaient des mines d’or à leurs yeux. Ils repéraient les médecins qui avaient le plus de patients en invalidité, puis envoyaient leur armada de commerciaux à l’attaque.


Tommy m’a montré la photo de Big Tom. Ok, pas terrible. J’ai essayé de lui expliquer que c’était humain, qu’on avait tous besoin de s’en prendre à quelqu’un. Le beau-père qui file des claques à la mère, elle qui crie après le gamin, lui qui se venge sur le chien. (Non pas qu’on en avait un. Mais j’avais collé une trempe à mes Transformers.) C’était nous le chien de l’Amérique. Chaques catégorie de personnes a son nom propre, sauf nous, va savoir pourquoi. Beaufs, ploucs, péquenauds, pas de majuscules.