samedi 27 avril 2024

[Mattern, Jean] Les eaux du Danube

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les eaux du Danube

Auteur : Jean MATTERN

Parution :  2024 (Sabine Wespieser)

Pages : 112

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Avant cette conversation avec le professeur de philosophie de son fils, les jours s’écoulaient selon un rythme immuable pour le narrateur de ce bref et saisissant roman d’un ébranlement : issu d’une bonne famille lyonnaise, marié depuis près de vingt ans à Madeleine avec qui il est venu s’installer à Sète, Clément Bontemps est un être d’habitude, bon mari et bon père, heureux d’ouvrir à horaires fixes son officine de pharmacien.

Il a pourtant suffi que le professeur Almassy évoque, avec une grande délicatesse, le désarroi dans lequel le mutisme du père plonge le fils, pour que la surface lisse de l’existence de Clément se craquèle. Seul dans la maison familiale en ce mois de juillet, celui qui ne s’est jamais posé de questions, bien trop soucieux de se prémunir contre toute émotion, se retrouve confronté aux silences de sa propre histoire. Il comprend qu’il lui faudra aborder enfin les non-dits avec lesquels il a vécu jusque-là : son mariage de convenance, les origines hongroises de sa mère…

Georges Almassy, dont le nom dit les racines hongroises elles aussi, lui sera d’une aide providentielle pour assembler les pièces d’un puzzle familial qui, des bords de la Méditerranée, vont le conduire, de manière totalement inattendue, vers les eaux du Danube juste après la deuxième guerre mondiale…

Dès lors, le rythme du récit va staccato, ouvrant les tiroirs secrets de ce qui devient une magnifique histoire de transmission et de filiation. Jean Mattern joue de manière vertigineuse dans ce livre de ses thèmes de prédilection, nous rappelant avec brio que la littérature s’écrit sur les vérités enfouies.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean Mattern est né en 1965 dans une famille originaire d’Europe centrale. Il suit des études de littérature comparée en France à la Sorbonne, avant d’être responsable des droits étrangers aux éditions Actes Sud, responsable des acquisitions de littérature étrangère aux éditions Gallimard, puis responsable du domaine étranger chez Grasset. Il est aujourd’hui directeur éditorial des éditions Christian Bourgois.

Dans chacun de ses livres, la question de la transmission occupe une place prépondérante : après Les Bains de Kiraly (2008), De lait et de miel (2010), Simon Weber (2012), Le Bleu du lac (2018), Une vue exceptionnelle (2019) et Suite en do mineur (2021), Les Eaux du Danube est son septième roman chez Sabine Wespieser éditeur. Aux éditions Gallimard il a également publié un roman, Septembre (2015), ainsi qu’un essai, De la perte et d’autres bonheurs (2016), dans la collection  « Connaissance de l’Inconscient ».

 

 

Avis :

Au travers du destin d’un homme sans histoire ni passion, Jean Mattern poursuit son délicat questionnement des apparences, dans une nouvelle exploration des non-dits autour des origines et de la filiation.

« J’ai passé ma vie à éviter les sensations fortes. Question d’éducation. Pas d’alcool, pas de sauts en parachute, pas de voitures de course. Pas d’aventures non plus. Même le sexe m’ennuie parfois. Tout m’ennuie d’ailleurs, je crois. J’attends que ça passe. » Ainsi fait-on, dès l’incipit, la connaissance de Clément Bontemps, anti-héros absolu issu de la bourgeoisie lyonnaise et menant à Sète une existence réglée comme du papier à musique, entre son épouse Madeleine, son fils Matias et sa pharmacie. Ayant décidé une fois pour toutes d’éviter les vagues et les drames, « gérant sa vie comme un financier ses actions », il traverse le temps comme sous anesthésie, les yeux soigneusement fermés sur tout ce qui pourrait briser la perfection des apparences. Comme la mélancolie de Marguerite lors de leurs épousailles, la naissance prématurée de Matias et leurs si grandes dissemblances, et, de temps à autre, les absences « vitales » de sa femme, « pour aller à l’Opéra de Paris ou ailleurs »...

Mais voilà qu’un coup de téléphone vient soudain égratigner la bulle ouatinée de sa sérénité. Georges Almassy, le professeur de philosophie de Matias, veut lui parler de son fils. « Il craint de vous faire certains… aveux. De vous dire certaines choses, si vous préférez. » En ces années 1980 où, tout juste dépénalisée, l’homosexualité est toujours perçue comme une maladie, l’enseignant multiplie les allusions sans que le père muré dans les convenances ne s’autorise à comprendre. Sa gêne, notre homme l’attribue plutôt à une coïncidence troublante : le nom Almassy le renvoie à ses origines hongroises par sa mère et au silence familial qui les a reléguées dans l’oubli, Mme Bontemps mère s’étant « fondue dans le décor comme une plante verte qui reprend le motif du papier peint sur le mur » pour ne plus jamais évoquer d’autrefois qu’un prénom, József, répété en boucle sur son lit de mort.

Alors, perturbé par le rappel de cette fêlure d’un passé qu’une fois veuf, son père a définitivement bouclé d’un « Chacun emporte sa part de mystère en quittant ce monde », ce n’est pas en songeant à son fils mais à sa mère que le narrateur recontacte l’enseignant. Lui qui aux eaux de la Méditerranée a toujours préféré la sécurité sans surprise de la piscine, va se retrouver plongé dans celles, ensanglantées par l’Histoire, du Danube. Découvrant alors les frappantes répétitions d’un destin familial qui l’aura influencé à son insu, trouvera-t-il la force de briser la carapace et d’enfin s’autoriser à vivre ? S’ouvrira-t-il enfin aux émotions de ses proches, son épouse qui laisse traîner les poèmes de Paul Valéry – « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre » –, et son fils qui se désespère de parvenir à lui parler de qui il est ?

Ciselant son texte en mille détails signifiants, Jean Mattern réussit encore une fois, en un roman aussi bref qu’intense, une brillante auscultation des thèmes qui lui sont chers : les pouvoirs dévastateurs du non-dit, la transmission, et enfin, l’acceptation de soi. Un livre délicat et délicieux. (4/5)

 

 

Citations :

Je n’appartiens à aucun lieu. Comment pourrais-je affirmer que je suis plus moi-même ici qu’ailleurs ? J’ignore le sens de ces mots. J’essaie de traverser les journées. C’est la seule définition que je trouve à tout ça. Il faut avancer. La vie, c’est cet écoulement du temps, rien d’autre. Il faut naviguer sur ce fleuve des heures, pourquoi imaginer autre chose ? Se contenter de rendre tout cela aussi agréable que possible, éviter les tempêtes, avancer. C’est ça, être soi-même.


Mais je n’ai pas l’habitude de ce genre de choses. Déranger les gens. M’imposer. Poser des questions. La discrétion était une vertu cardinale pour mon père, il ne cessait de nous le répéter. Et nous nous efforcions tous de mettre sa maxime en pratique. Tous. Même l’affection se devait d’être discrète. Pas d’effusion, pas de sentimentalité. Surtout pas. Madeleine se moquait parfois de moi, en me disant que c’était devenu ma seconde nature. Il m’est arrivé de m’interroger, j’avoue : quelle serait ma première nature – si cela existe – sans ce diktat paternel de la modération et de la mesure en toute chose ? Qui serais-je devenu alors ?


Madeleine me l’avait dit le jour de nos fiançailles : je suis un homme sans passions. Elle ajouta que cela lui convenait très bien. Mais j’aimerais tout de même comprendre comment la Fantaisie en fa mineur de Schubert parvient à remuer à ce point un jeune homme de dix-sept ans. Je n’ai jamais été ce garçon-là. J’aimerais connaître cette félicité – dont témoignaient son regard et la coloration de ses joues encore une heure plus tard – que même le sexe ne me procure pas. Suis-je condamné à la bonne mesure en toute chose ? Je n’ai pas le cœur sec pour autant. J’aime Madeleine avec une tendresse que je ne peux pas nier. Nous faisons encore l’amour de temps en temps. Cela me procure de la satisfaction et elle aussi semble trouver ça agréable – mais ce que nous partageons s’arrête là. Et être satisfait n’a pas grand-chose à voir avec être heureux. Contrairement à ce que l’on m’a appris. Dans ma famille, la passion pour Schubert, ou autre chose, n’avait aucune place dans nos journées. La pharmacie occupait celles de mon père et, si la musique faisait partie intégrante de la bonne éducation et de temps en temps de la vie sociale, lors d’une soirée au concert ou à l’opéra, elle n’a jamais joué un autre rôle, jamais empourpré les joues de qui que ce soit. On ne m’a pas donné accès à ce territoire étrange où Madeleine s’aventure à chaque fois qu’elle met un 33-tours sur notre platine, ou lorsqu’elle part assister à un spectacle quelque part. Il faut croire qu’elle a transmis la clef de son paradis à Matias. Il me reste la salle d’attente. Ou devrais-je dire le purgatoire ?


Elle avait connu une année de félicité, elle pouvait dire sans sourciller à un inconnu tel que moi qu’elle avait perdu le grand amour de sa vie. Je lui enviais ses certitudes et même sa douleur. Ma vie, réglée comme l’horloge au-dessus de la porte de la pharmacie, si petite à côté, si ordinaire ou médiocre, comparée à son chagrin immense. Comment pourrais-je lui parler de cette oppression qui enserrait ma poitrine depuis quelques semaines, sans pouvoir lui en donner la moindre raison ? Oserais-je admettre que le doute me rongeait ? Le sentiment que j’avais géré ma vie comme un financier gère ses actions, mais que je ne prenais aucun plaisir à récolter les fruits de ma sagesse ?


Hélène et Léopold Bontemps étaient des figures de la bonne société lyonnaise : mes parents. Pharmacien de père en fils pour l’un, et femme au foyer modèle pour l’autre. Une épouse qui s’était fondue dans le décor, comme une plante verte qui reprend le motif du papier peint sur le mur. (…) Maintenant, pendant ces heures où le sommeil ne vient plus, je me demande si je n’ai pas été anesthésié par la pièce de théâtre que mes parents répétaient jour après jour. Celle d’une famille ordinaire.

 

 

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