jeudi 18 avril 2024

[Courtès, Franck] A pied d'oeuvre

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : A pied d'oeuvre

Auteur : Franck COURTÈS

Parution : 2023 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Entre mon métier d’écrivain et celui de manœuvre, je ne suis socialement plus rien de précis. Je suis à la misère ce que cinq heures du soir en hiver sont à l’obscurité : il fait noir mais ce n’est pas encore la nuit. »

Voici l’histoire vraie d’un photographe à succès qui abandonne tout pour se consacrer à l’écriture, et découvre la pauvreté. Récit radical où se mêlent lucidité et autodérision, À pied d’œuvre est le livre d’un homme prêt à payer sa liberté au prix fort.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Franck Courtès fut photographe pendant vingt ans. Romancier et nouvelliste, il est notamment l’auteur aux Éditions Gallimard des Liens sacrés du mariage (2022).

 

Avis :  

Ecrivain serait-il une profession maudite ? Le même jour en cette dernière rentrée littéraire paraissaient deux ouvrages sur cette question, comme les deux faces d’une même médaille. Tandis que, dans Les petits farceurs, Louis-Henri de La Rochefoucault satirise fort ironiquement le monde de l’édition et les ficelles mercantiles dont les auteurs et leurs livres font les frais, Franck Courtès relate quant à lui son expérience d’écrivain crève-la-faim, contraint aux petits boulots ubérisés.

Photographe reconnu et prisé par les plus grands journaux et magazines, l’auteur dégoûté par les travers croissants de cette profession sinistrée décide en 2013, après le « petit succès » d’un premier livre, de désormais se consacrer à l’écriture. Commence pour lui un éprouvant et désespérant parcours du combattant. « Le métier d’écrivain consiste à entretenir un feu qui ne demande qu’à s’éteindre. Un feu dans la neige. » « Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n’augure aucune fortune. » Avec deux cent cinquante euros de droits d’auteur mensuels, même logé dans un studio par sa mère, on a beau être passé à La Grande Librairie et avoir été goncourisable, tout cela ne nourrit pas son homme. Cinquantenaire sans qualifications rejeté par le monde classique du travail, il se tourne vers « celui plus méconnu et sulfureux des applications de plateformes de travail. Elles sont à Uber, la plus connue, ce que les accordéonistes dans le métro sont aux concertistes d’opéra. » Le matin, il écrira et, le reste du temps, prendra tous les petits boulots qu’il trouvera.

« Le travail ne manque pas pour ceux qui ne savent rien faire. » Mais quel travail… : « environ quinze euros pour une matinée, parfois vingt avec le pourboire, parfois moins quand plusieurs manœuvres désirent la même mission et que le client fait baisser le tarif ». Et encore, seulement deux ou trois fois par semaine, tant la concurrence, par enchères inversées, s’avère acharnée. Ici, le droit du travail n’a plus cours, la seule loi est celle des algorithmes qui comptent avec indifférence vos étoiles d’appréciation, peu importe si vous laissez la moitié de votre peau dans des tâches souvent physiques, voire dangereuses, payées une misère sans la moindre protection sociale. Les malheureux aux abois ne manquent pas, à commencer par les Africains sans papiers, prêts à accepter des courses à trois euros,  « par tous les temps, sur des vélos mal entretenus ou des Vélib’ trafiqués. Leurs genoux ne tiennent pas deux ans le rythme. Qu’importe, le flux migratoire fournit de frais mollets. On aura à n’importe quelle heure son plateau de sushis ou sa pizza, quoi qu’il en coûte en ménisques africains. » Interchangeables, cloisonnés et rendus invisibles par la déshumanisation numérique, ces journaliers d’un nouveau genre viennent gonfler les rangs d’une pauvreté d’un nouveau type, celle, silencieuse, d’individus hétéroclites qui ne forment aucune classe sociale et n’ont aucune chance, ni de se rebeller, ni de se défendre. « Le système carcéral des usines d’antan s’est vu remplacé par le bracelet électronique des applications. Les murs ont disparu, pas le joug. »

S’il avait lu La Rochefoucault auparavant, se serait-il jeté dans l’arène littéraire avec la même candide confiance en les pouvoirs sonnants et trébuchants de son réel talent ? Alors que sans se plaindre il en paye le prix fort, Franck Courtès signe de son élégance digne et posée, non pas seulement la terrible chronique de son propre dévissage social, mais aussi, avec un sens de la formule qui en démultiplie l’impact, une radiographie brûlante des nouveaux confins de la pauvreté en Occident,  là où l’ubérisation et les plateformes numériques de travail recyclent pour leur profit, au mépris de toute loi sociale, les « rebuts » du marché du travail. (4/5)

 

Citations : 

Je gagne environ quinze euros pour une matinée de travail, parfois vingt avec le pourboire, parfois moins quand plusieurs manœuvres désirent la même mission et que le client fait baisser le tarif. Je n’obtiens du travail que deux ou trois fois par semaine. Certaines semaines, je postule en vain à des dizaines de travaux. Il faut jouer des coudes. Un euro de différence dans votre tarif suffit à vous faire perdre l’enchère. Quand je suis choisi, je redouble de zèle chez le client, allant jusqu’à passer l’aspirateur après mon travail, sourire et attendre dans l’entrée qu’on m’invite à entrer dans le salon, dans l’espoir d’augmenter mon pourboire. Elle me sera vite venue, la docilité du pauvre. C’est drôle ce que trois euros ont d’importance pour moi aujourd’hui. Je suis tout sourire, serviable au possible. Trois euros, je m’en décrocherais la mâchoire, cinq, c’est Noël. On comprend vite l’argent quand on n’en a plus.
 

La valeur de ce café sinistre tient au fait qu’il ne ment pas. La vérité éclate, crue. La vie se livre nue, avoue ses crimes, ne dissimule pas ses victimes. Dans un café lugubre, on ne nous la fait pas.
Aux heures de vie perdues entre ces quatre murs répond le temps gagné sur la mélancolie. Celle qui tombe sur la tête des pauvres gens, comme on dit, dès qu’ils mettent la clef dans la porte de chez eux. Ici, dans ce café miteux, le répit allège de quelque chose. Je croque dans mon sandwich et j’essaye de mâcher lentement. Je n’ai plus envie de partir. Plus besoin d’être poli avec le monde de dehors, le conducteur de bus ou la boulangère. Ici on ne vous regarde pas de travers, personne ne vous domine. Les yeux éteints des vieux clients ne sont pas signe d’indifférence, ce sont des yeux au repos. Dans cette niche nauséabonde, personne ne juge, aucun médecin ne condamne, la famille n’entre pas, la société n’entre pas, parfois la littérature, un peu.
 

En entrant chez les clients, je baisse les yeux vers leurs pieds. S’ils sont en chaussettes, je me déchausse à mon tour. Leur satisfaction se traduira en étoiles sur mon profil. Il faut augmenter leur nombre si l’on veut travailler davantage. En ce moment, je suis noté cinq étoiles, le maximum. À l’école, je n’avais pas d’aussi bonnes notes. Un bref texte accompagne chaque appréciation étoilée, « Franck est super, ponctuel et gentil », « super boulot, ok ». Une fois, je plais particulièrement à la cliente : « Franck est adorable. En plus de poser mes tringles et mes rideaux, le tout très rapidement, il s’est rendu compte que ma table était bancale et il l’a réparée sans frais supplémentaires. C’est une personne très agréable et de confiance. Je recommande sa compagnie et ses services. Merci Franck ! » Suivent deux ou trois smileys. Je n’irais pas jusqu’à souhaiter qu’on inscrive cette épitaphe sur ma tombe, mais l’amour-propre s’en voit restauré. Le soir, je relis toute cette pommade avant de m’endormir, sans me rendre compte encore de l’assujettissement auquel je me soumets peu à peu.
 
 
Peut-on qualifier la Plateforme d’entreprise ? J’ai eu l’occasion de visiter dans le cadre de mes reportages des établissements où dominait moins l’exploitation éhontée d’ouvriers que celle de la brillante idée d’un chef d’entreprise. Avec l’arrivée dans le monde du travail de la Plateforme et d’autres sociétés de la même eau, l’entreprise traditionnelle se trouve menacée de disparition, et avec elle ce que procure de protection et d’avenir aux travailleurs le contrat de travail que toute entreprise, vertueuse ou non, est contrainte d’offrir aux collaborateurs de celle-ci.
Avec l’explosion des statuts de travailleurs indépendants, on se dirige moins vers une société idéale d’ouvriers libres et indépendants que vers une société de serviteurs précarisés. Personne n’est plus à l’abri d’un revers de fortune, d’un licenciement, d’un burn-out, d’un échec.
Il ne s’agit pas pour la Plateforme d’offrir à des étudiants ou des petits retraités l’occasion de mettre du beurre dans les épinards, ainsi qu’ils le prétendent, mais bien de révolutionner le modèle du travail en le faisant sortir des protections du salariat traditionnel. Pour tous les prestataires, les services effectués constituent l’activité principale et non un complément marginal de revenus. Dans mon enfance, mes parents appelaient les pauvres des smicards. Aujourd’hui, le smicard avec son CDI fait presque figure de privilégié.


Les cadres anonymes de la Plateforme n’ont plus recours à l’autorité ou à la répression pour tenir leurs troupes. L’algorithme organise le travail à leur place. Ils peuvent dès lors se montrer joviaux dans les échanges, user du cher Franck, signer de leur seul prénom, cultiver leur culture du cool. Ce cool dans leur attitude démontre surtout qu’ils n’ont plus rien à craindre de leurs employés. À l’abri derrière un système numérique implacable, aussi inattaquable qu’un répondeur téléphonique, on peut se relâcher.
Ce nouveau génie patronal, exploitant non plus le travail mais l’accès au travail, ne se salit plus au contact rébarbatif des employés. Leurs troupes de prestataires, exclus du travail classique, sont déjà si abattus qu’il n’est pas nécessaire de les rabaisser davantage. Aucune grève n’est à craindre de ces gens-là, aucune réclamation. Admirable mécanique de récupération des déchets.


La Plateforme est la réalisation fourbe et géniale d’une logique industrielle : utiliser une masse ouvrière réduite au silence, dont on n’exploite plus le produit du travail mais le droit de travailler lui-même. Une révolution ne se fait pas devant des écrans et ne peut naître de gens qui peinent à survivre, chacun dans leur coin. Cet isolement, cette disparition d’une éthique commune, de valeurs ou d’exigences nous fragilise, incapables que nous sommes de nous reconnaître physiquement dans un groupe social. Le système carcéral des usines d’antan s’est vu remplacé par le bracelet électronique des applications. Les murs ont disparu, pas le joug. 


Mon nom de famille n’est jamais mentionné. L’anonymat est systématique. Le nom de famille disparaît des échanges, le mien, celui des clients comme celui des employés de la Plateforme. L’usage des prénoms est généralisé. Je travaille dans un monde de prénoms. On ne peut rien savoir les uns des autres.
Cet anonymat favorise la rapidité des communications, les rend difficilement traçables, et, en les vidant de leur humanité, augmente la fluidité économique. L’emploi exclusif des prénoms pousse à l’indifférence, à l’exclusion du facteur humain, alors qu’il suggère le contraire. Votre histoire n’intéresse pas. Sous le couvert sympathique de l’emploi du prénom emprunté à l’usage amical, il s’agit en réalité d’expurger toute empathie véritable des relations. Il importe de délivrer l’exploiteur du nom des exploités. D’exorciser de la conscience patronale l’idée même d’identité des travailleurs. Le prénom, c’est une chose discrète, inoffensive, ce n’est pas tout à fait quelqu’un. C’est à la fois tout et rien, sans conséquences, facile à oublier ; c’est joli. On les entend sans y penser, sans avoir à imaginer des adultes, des femmes et des hommes réels. On utilise en somme la méthode des bordels, où les filles, ramenées strictement à leur corps, n’ont pas de nom mais un simple prénom. Appeler les prostituées Léa, Camille, Sarah a l’avantage de ne pas distraire le client de l’objet de son intérêt. Si on lui fait choisir la prostituée par son nom entier, Léa Gontrant, Camille Benamou, Sarah Esposito de la Hoya, le désir en est alourdi, ralenti de considérations parasites, humanistes. Dans la méthode de travail de la Plateforme, l’usage généralisé des prénoms augure de même un rapport humain réduit à sa plus stricte utilité, un rapport vidé de contexte, de toute possibilité de sensibilité.
« Aline vous a envoyé un message. » « Désolé, Myriam a décliné votre proposition. » « Répondez vite à Sylvia. » Ou bien, quand j’essaie de joindre la Plateforme pour un problème ou un autre : « Axelle répond à vos questions, veuillez en indiquer le motif. » « Cher Franck, pensez à joindre à votre annonce une photo souriante, vous augmenterez les chances d’être choisi », signé : Mathieu. Qui parle ? Un prénom ne devrait être employé que dans une relation intime. L’emprunt fallacieux à l’univers amical s’inspire aussi de ces publicitaires recourant à l’imagerie fermière et rustique, tantôt une meule de paille, tantôt une nappe à carreaux, dans le but de vendre son contraire : des produits industriels hors-sol.


Cette année, la Plateforme a profité du mois d’août pour apporter quelques changements à son règlement. Dorénavant, bénéficier d’une meilleure exposition auprès des clients et obtenir un passe-droit sur certaines missions plus rémunératrices est conditionné au versement préalable de cent euros mensuels. Somme perdue si je ne réussis pas à travailler suffisamment pour l’amortir.
Les concepteurs ont bien gambergé, c’est beau à voir, tant de maîtrise des comptes, tant de génie dans l’avidité. À vingt euros en moyenne par mission, l’entier bénéfice des cinq premières interventions du mois va directement dans les poches de la Plateforme avant que je ne touche un centime.
Ces dirigeants d’un nouveau genre, parfaitement adaptés à leur époque et au nouveau monde, incapables de formuler une seule phrase, un seul slogan sans l’égayer d’un mot d’anglais, manie plus servile que savante, ces dirigeants épanouis ont trouvé dans le chômage des autres de quoi prospérer.


 

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