mardi 23 avril 2024

[Aguilar Zéleny, Sylvia] Poubelle

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Poubelle (Basura)          

Auteur : Sylvia AGUILAR ZELENY

Traduction : Julia CHARDAVOINE

Parution : en espagnol (Mexique) en 2018,
                  en français en
2023
                  (Le bruit du monde)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Ciudad Juárez, située à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, est connue pour être l’une des villes les plus dangereuses de la planète, en particulier pour les femmes. Il s’y trouve aussi une décharge qui abrite des centaines d’habitants et une économie parallèle. À travers trois voix de femmes qui s’élèvent de ce territoire, c’est tout un monde qui nous est raconté. Une adolescente née dans la décharge, une patronne de maison close qui ne rêve que de s’en extirper et une scientifique américaine qui vient étudier les effets de cet environnement sur ses habitants. Poubelle entrelace les destins de ces femmes que seule la solidarité pourra sauver.

Tantôt tendre et poétique, tantôt bouleversant, ce texte explore une réalité inconcevable, à hauteur d’êtres humains inoubliables.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sylvia Aguilar Zéleny est une romancière et une nouvelliste née à Hermosillo, Sonora, Mexique, en 1973. Elle a étudié la littérature hispanique à l’université de Sonora et a commencé sa carrière comme enseignante à l’Institut de technologie et d’études supérieures de Monterrey. Elle occupe actuellement un poste de professeure assistante au sein du master de creative writing de l’université du Texas à El Paso. Une partie de son œuvre a été publiée au Mexique, aux Etats-Unis, en Argentine et en Espagne. Poubelle est son premier livre traduit en France.

 

 

Avis :

De part et d’autre du Rio Bravo qui dessine la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, se font face la tristement célèbre Ciudad Juarez, capitale mondiale du meurtre et du féminicide, et la prospère El Paso, pour sa part l’une des agglomérations les plus sûres de l’Amérique. C’est dans cette zone frontalière de tous les contrastes que se croisent trois destins de femmes. Alicia, adolescente abandonnée et vagabonde, vit sur l’immense décharge à ciel ouvert qui, côté mexicain, permet à une foule de pauvres hères de subsister de la vente du moindre déchet récupérable. Griselda, médecin à El Paso, vient y mener un travail de recherche sur les « enjeux de santé publique et environnementaux ». Enfin, Reyna, chassée de son emploi et de sa vie américaine lorsqu’elle a décidé de quitter son identité d’homme pour s’assumer femme, s’efforce de tourner le dos au cloaque qui empuantit le quartier, tout en régentant la petite troupe de prostituées transsexuelles qu’elle a prise sous son aile.

Aux antipodes les unes des autres en raison de profondes inégalités – toutes deux adoptées, Alicia n’a connu que la misère au Mexique, tandis que Griselda, qui a grandi et étudié au Texas, a pu accéder à une vie confortable ; Reyna a, quant à elle, d’abord connu l’aisance sous ses traits d’homme à El Paso, avant de devoir se résoudre à rentrer au Mexique et à s’y prostituer pour subsister, cette fois en femme –, ces trois Mexicaines ne découvriront jamais, contrairement au lecteur, le lien invisible qui les unit pourtant. Mais, femmes au carrefour de diverses frontières poreuses et incertaines, entre sécurité et précarité, rôle de sujet ou d’objet, genre masculin et féminin, en tous les cas confrontées à l’éternelle loi du plus fort, elles ont en commun le courage et le sens de l’entraide, seuls capables de transmuer en opiniâtre résilience leurs incertitudes et leurs fragilités.

L’on se souvient du terrifiant 2666 où Roberto Bolaño s’inspirait de Ciudad Juarez pour peindre l’effroyable tableau d’une ville mexicaine frontalière ravagée par des assassinats de femmes. Ici aussi, les cadavres se mêlent à la marée des déchets quotidiennement déversés sur la décharge au coeur du récit. Ils sont simplement devenus la manifestation ordinaire – que, pour leur sécurité, les habitants ont pris l’habitude d’ignorer – de contingences avec lesquelles il faut bien composer pour survivre. Alors, pour autant toujours prégnants, violence et danger, qu’ils prennent la forme de meurtres ou d’agressions courantes – conjugales, familiales, ou même professionnelles pour les prostituées –, ne se manifestent qu’indirectement dans la narration, au travers de leur intégration dans le comportement quotidien des personnages. Sans se plaindre, chacune des trois femmes se défend comme elle peut : la plus jeune, avec la rage de survivre ; la plus favorisée, avec culpabilité ; et la plus lucide avec l’ironie du désespoir. Leurs regards et leurs voix se croisent en une alternance virtuose de trois styles d’expression, oral et lapidaire chez Alicia, plus nuancé et introspectif chez Griselda, plein d’une verve intarissable et délibérément irrévérencieuse chez Reyna.

Dans cette histoire, où non seulement les déliquescences familiales n’ont finalement rien à envier aux violences commises à grande échelle dans la ville de Ciudad Juarez, mais aussi où les personnages ne prendront de toute façon jamais conscience des secrètes filiations qui les unissent, ce sont en définitive d’autres formes de proximités que biologiques ou nationales, celles qui rassemblent par un vécu commun et une identité partagée, que reconstruisent les personnages pour se sortir de la poubelle, au propre comme au figuré, qu’est devenu leur environnement.

Un livre fort et parfaitement maîtrisé, sur un sujet que l’auteur, née à Sonora au Mexique et aujourd’hui enseignante à l’université d’El Paso, connaît de près, puisqu’elle a coordonné bénévolement des ateliers d'écriture pour les adolescents et les victimes de violence à El Paso et qu'elle y a fondé une résidence pour femmes et écrivains LGBTQ. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Tous les chiens qui sont arrivés après, je ne leur ai plus jamais donné de nom. Les chiens, maintenant, ils s’appellent juste les chiens. C’est plus facile quand ils n’ont pas de nom. S’il y a une chose que j’ai apprise, c’est que parfois il vaut mieux qu’ils n’aient pas de nom, parce que quand tu les appelles et qu’ils ne viennent pas, tu t’en fous. Les chiens, ils finissent toujours par revenir, mais je sais qu’un jour non, un jour ils ne reviendront pas, un jour je vais les trouver les tripes à l’air, écrasés par un pneu de camion ou tout gonflés après avoir bouffé un mauvais truc. Et tant pis, c’est comme ça, avec les chiens, ils vont et viennent. Y en a toujours un autre qui arrive et c’est comme si c’était le même chien. Si tu l’appelles « chien » et c’est tout, tu t’en fous que ce soit un autre et pas celui qui te suivait depuis des mois.
Les chiens sans nom sont ma seule famille.
 

Chela habitait dans un autre quartier, pas loin d’ici. Elle était femme au foyer. Son mari subvenait aux besoins de la famille, jusqu’à ce qu’un jour il ne revienne pas de la maquiladora, l’usine où il travaillait. Elle a d’abord signalé sa disparition, puis est allée interroger les gens de l’usine, mais elle a fini par comprendre qu’elle ne le retrouverait pas et qu’elle risquait plutôt de mettre en danger ses enfants, alors elle a arrêté de poser des questions. Elle a travaillé dans une boucherie, puis dans un supermarché, jusqu’à ce qu’elle rencontre Alicia, qui l’a emmenée à la décharge : « Pour moi, la poubelle, c’est comme de l’argent. Ca ne me dégoûte même plus, vous voyez, je viens même avec mes gosses quand ils n’ont pas école, parce qu’ensemble on ramasse plus de trucs. Tout ce que vous voyez, ce n’est pas de la poubelle, c’est de la nourriture, c’est une maison, c’est des vêtements, c’est des meubles, c’est la vie. La misère est galopante, mais ici on peut s’en sortir.
 

Ce jour-là, il y avait plus de brouillard que d’habitude. Le brouillard, c’est ce qu’il reste dans l’air quand les camions sont passés balancer leurs ordures et ont roulé sur la poubelle. Plus que du brouillard, d’ailleurs, c’est de la poussière, une couche de poussière que parfois on ne sent pas du tout et qui, d’autres fois, pique les yeux. Ce jour-là, le brouillard piquait un max, ça grattait et tout et tout . Les camions sont partis et je n’avais pas envie d’attendre les suivants. J’étais sur le point de rentrer à la baraque quand je l’ai aperçu. Il était par terre, enroulé dans une couverture, comme tous les corps qui apparaissent ici de bon matin. Au début, je ne pensais pas aller voir, s’il y a bien quelque chose qu’on sait dans la décharge, c’est qu’il vaut mieux laisser les morts là où ils sont. Mais j’ai entendu un autre camion arriver, il se rapprochait lentement et le corps a commencé à bouger. Il a secoué la couverture. Il s’est découvert. Il a fait un effort pour se lever. Je l’ai reconnu à cause des cheveux blancs, mêlés aux gris et aux noirs, accrochés en petite queue-de-cheval sur sa nuque. J’ai couru l’aider, je me suis dépêchée. Coup de bol, le camion a vidé sa putain de charge un peu plus loin, sinon, adios don Chepe, il serait mort de chez mort. C’est déjà arrivé à un gamin, à une femme, et à un mec de mon âge aussi. La vérité, c’est que ça arrive à tous les gens trop cons pour savoir se placer correctement quand le camion décharge sa cascade d’ordures.
Des novices, quoi.


 

2 commentaires:

  1. L'histoire de Ciudad Juarez est en effet terrifiante. Marc Fernandez a écrit un récit-enquête sur ces assassinats (La ville qui tue les femmes) et il y a en effet le monstrueux -au sens positif du terme, hein!- 2666... Me voilà en tous cas bien tentée par ce titre...

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