vendredi 5 avril 2024

[Tudoret, Patrick] En marchant. Petite rhétorique itinérante

 

 




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Titre : En marchant
            Petite rhétorique itinérante

Auteur : Patrick TUDORET

Parution :  2023 (Tallandier), 2024 (MonPoche)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans un livre qui mêle étroitement pérégrinations pédestres, vagabondage philosophique et littéraire, souvenirs personnels et interrogations sur le sens de l’existence, Patrick Tudoret, marcheur invétéré, convie le lecteur à le suivre, à s’interroger lui-même sur ce qu’est la marche.

Dans ce Vendômois qui lui est cher, sur les chemins de Compostelle, dans les forêts de Sologne ou les rues de Paris, mais aussi aux quatre coins du monde et dans ses métropoles, Patrick Tudoret réfléchit au sens de cette quête ambulante – si importante pour lui, et qui est le propre de l’homme. Car marcher n’est pas qu’utilitaire, mais participe de toute la vie humaine, de la découverte du monde à la flânerie nocturne, du corps à corps avec la nature jusqu’à la réflexion philosophique, la contemplation, la spiritualité, jamais aussi vivantes que lorsque l’homme met un pied devant l’autre.

Dans ce compagnonnage avec l’auteur, le lecteur trouvera la joie de rencontres pleines de surprises et le bonheur de se découvrir lui-même, en traçant son propre chemin.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Patrick Tudoret est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages et de pièces de théâtre. Son roman, L’Homme qui fuyait le Nobel (2015), a connu un vif succès et obtenu, en 2016, le prix Claude Farrère et le prix des Grands Espaces. Il a publié, chez Tallandier, Petit traité de bénévolence (2019) et Juliette. Victor Hugo, mon fol amour (2020) a été adapté depuis au théâtre.

 

 

Avis :

Ecrivain et auteur dramatique, Patrick Tudoret aime aussi à larguer les amarres et partir, au gré des chemins, se griser de temps, d’espace et de silence. Il rassemble ici les réflexions, intimes et érudites, nées de ses pérégrinations pédestres, autant d’occasions pour lui, comme pour son esprit, de battre la campagne dans le meilleur sens de l’expression.

« Il y a chez les marcheurs les hauturiers, les caboteurs et les insulaires. » Entre les marcheurs au long cours et volontiers de l’extrême, et ceux capables de s’évader en eux-mêmes en arpentant, concentrés, n’importe quel lieu, il y en a d’autres qui se contentent de s’échapper sur la pointe des pieds dès que l’occasion s’en présente. Patrick Tudoret est de ceux-là, ravis de mettre les pouces chaque fois que possible pour une parenthèse hors du temps et du tumulte ordinaire, et, « en marchant », de penser et de rêver, de contempler et de comprendre, de se connaître mieux et de se reconnecter à l’essentiel : le bonheur de sentir battre en soi le pouls de la vie en ressentant la profondeur d’un paysage. Ce que certains, comme l’auteur et ceux qui savent prier Dieu, nomment une « grâce », et Sylvain Tesson dans Avec les fées, le « merveilleux ».

Dans ses déambulations qui prennent le temps de se donner le temps, de faire un pas de côté pour « redécouvrir le sens de l’horizon », de s’écarter des contingences dont on finit par oublier qu’elles nous font courir comme des poulets sans tête, l'auteur a le goût de l’authenticité et de l’émerveillement, d’une « lenteur orchestrée qui fait durer le temps » et, dans un mouvement plutôt que dans l’atteinte d’une destination, vous replace face à vous-même et au simple bonheur d’exister, vous « lustrant l’âme et l’esprit » en laissant décanter pensées et sentiments. Et puis, le plaisir intellectuel et l’amour de la littérature n’étant jamais loin, marcher s’avère une excellente dynamo pour la réflexion et pour la tension créatrice. Comme à son habitude minutieusement documenté, Patrick Tudoret double la randonnée d’une promenade littéraire fort érudite et intéressante qui, de Sénèque, Dante et Pétrarque à Amin Maalouf, Nicolas Bouvier et même Raymond Devos, en passant par Balzac, Hugo, Proust et bien d’autres, dessine une philosophie de vie étayée par mille références toutes aussi marquantes les unes que les autres.

Erudit et admirablement écrit, un petit livre dense et revigorant, à conserver en toute complicité dans sa besace de randonnée, qu’elle soit pédestre ou simplement littéraire, comme une petite boussole philosophique. (4/5)

 

 

Citations :

Il n’y a pas de hasards, il n’y a que des rendez-vous. (Paul Eluard)  


Il faut se hâter de flâner. Cette évidence résonne en moi comme jamais. Est-ce un effet paradoxal de l’âge – ou devrais-je dire, flirtant avec l’euphémisme – d’un certain mûrissement ? Je n’ai plus guère de patience. Possède-t-on dans ses jeunes années un stock de patience qui va s’épuisant, peu à peu, comme la force de contrition d’un pénitent ? Devrais-je au contraire gagner en sagesse et me confiner en patience comme d’autres en dévotion ? Et si cette impatience témoignait d’une autre sagesse, sagesse plus immédiate qui se heurte au grand large, celle dont Sénèque fut le héraut éloquent : «  Pendant qu’on la diffère, la vie passe en courant » ? Marcher n’est pas différer la vie, bien au contraire, c’est donner, par l’ébranlement de son corps, le mouvement même de la vie.  « Le monde est une branloire pérenne, rappelle Montaigne. Toutes choses y branlent sans cesse, je ne peins pas l’être, mais le passage. » Oui, devant cet écoulement inexorable du temps, la marche est école de patience et de lenteur. A cette impatience devenue chronique qui me vaut parfois des mouvements d’humeur, je ne sais, aujourd’hui, qu’un seul remède efficace : marcher.


A-t-on remarqué à quel point l’intelligence est souvent discrète, quand la bêtise s’étale, à la une des gazettes, dans les stades ou le bocal télévisuel ? N’oublions jamais que l’ennemi de la parole, ce n’est pas le silence, mais le bruit, le bavardage, le vacarme, l’insignifiance vibratoire.


Le plus court chemin de soi à soi passe par l’autre. (Paul Ricoeur)


Il fut un temps où la vanité humaine se repaissait d’immobilité. Aujourd’hui elle s’étourdit dans la danse panique ou le catapultage aérien, dans le voyage, qui n’en est d’ailleurs plus un quand on se contente d’une ellipse dans le ciel au lieu d’aligner, une à une, les bornes milliaires du « dépaysement », au sens le plus fort du mot. Ce n’est que céder à l’évidence que de constater la disparition du voyage. Voilà déjà longtemps que cette ellipse que permet l’avion – souvent salutaire, soyons justes – a sacrifié le voyage au profit du séjour, du stationnement tarifé. (…) Sur l’ellipse du voyage, pourtant moins criante en son temps, Rousseau avait déjà ce verdict : « Quand on ne veut qu’arriver, on peut courir en chaise de poste ; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied. » (…) Dans ce même esprit, comme le déplore Le Breton, même s’il est une belle invention, le GPS (sauf bien sûr en cas de danger ou d’égarement sans remède) « est contraire à la philosophie de la marche. Il transforme le chemin en parcours. Il le subordonne au but et le dissout pour le transformer en pur passage indifférent. »


« On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » (Nicolas Bouvier)


Sun Tsu disait : «  Nous serons invulnérables tant que nous serons en mouvement. ». (…)
[Et] Napoléon lui-même : «  Le meilleur soldat n’est pas tant celui qui combat que celui qui marche. »
 
 
Elle [la marche] est pour moi un monde dans le monde, une manière de bâtir une île autour de soi (c’est ce que j’appelle l’insularité du marcheur), une île protectrice sur laquelle nous sommes libres d’aller et venir à notre guise. Une manière aussi de rendre le monde habitable, ce pauvre monde tant salopé par des siècles d’indignité. 


La marche est, bien sûr, l’art de la tangente, de l’évitement, de cette distance que l’on met entre le monde – du moins ce qu’il y a de moins reluisant en lui – et soi. J’aime, à échéance régulière (pas toujours parce que je suis gourmand…), pratiquer une certaine ascèse, cet éloignement de soi et de ces « besoins » pas si nécessaires au fond. Marcher, c’est aussi se mettre à l’écart de soi, faire ce fameux pas de côté, cesser de tourner en boucle autour de son ego, sortir des gonds d’un narcissisme infantile, ne pas s’appesantir sur son petit sort, écoeurant de banalité quand tant croient y voir une apothéose. Marcher, c’est préférer les lointains nébuleux aux premiers plans trop nets, la perspective atmosphérique des peintres de la Renaissance, les sfumatos de Léonard ou de Raphaël, au motif principal qui s’offre trop facilement et jusqu’à l’écoeurement.


Il y a chez les marcheurs les hauturiers, les caboteurs et les insulaires. Sylvain Tesson, Alexandra David-Néel, Jen-Louis Etienne, Bruce Chatwin ou Nicolas Bouvier, d’autres encore, me font en effet penser à des marcheurs hauturiers quand je serais, plus modestement, un caboteur opportuniste ou un modeste insulaire. Entendons-nous bien : le marcheur hauturier dont j’admire l’audace, comme celle des terre-neuvas et autres navires de grande pêche, part volontiers loin de son port d’attache, pousse sa quête du monde jusqu’à ses limites – le terme est éloquent - les plus extrêmes (...). Il est en quête – pour faire écho au mot fameux de Sainte-Beuve – d’un Kamtchatka intime, métaphysique, et en infère que la marche confine aux marches. Les caboteurs (…) sont, eux, des opportunistes. Ils ne décident pas forcément de prendre l’avion pour aller marcher à 15 000 kilomètres de chez eux dans un espace précis, mais saisissent toute opportunité. (…) Quant à ceux que j’appelle les insulaires, bien sûr, ils n’arpentent pas exclusivement les îles (…) mais ont une certaine aisance à se bâtir une île intérieure. A l’abri des nuisances, des agressions multiples du monde, ils peuvent éprouver du plaisir à marcher partout, au coin de la rue, y compris dans les lieux les moins avenants de la terre, forts qu’ils sont – don suprême – d’y instiller de la poésie.


Parvenir à une telle intimité avec un lieu, se faire accepter de lui  prend souvent des années, des décennies même. Pourtant, il arrive que des villes s’offrent à nous plus facilement que d’autres, et c’est là tout leur mystère. La marche, la déambulation, la flânerie amoureuse, sont les armes hautement pacifiques de cette cour empressée que je m’autorise à leur faire, me coulant dans leurs lois intimes, leur haleine, leur respiration. Comme l’écrit Gracq, encore lui, chaque ville a sa « hauteur de regard ».


Je l’ai déjà dit, pour moi, trois choses nous sauvent des basses contingences du monde : le temps, l’espace et le silence. C’est exactement à quoi la marche permet d’accéder. Même dans une de ces « villes tentaculaires » au vacarme assourdissant que j’eus l’occasion de sillonner, le silence était là. Silence intérieur qui vaut largement tous les autres et même sans doute davantage. 


Je ne suis pas ce qui m’est arrivé, je suis ce que je choisis de devenir. (Jung)


« En marchant, tout redevient possible, on redécouvre le sens de l’horizon. Ce qui manque aujourd’hui, c’est le sens de l’horizon : tout est à plat. Labyrinthique, infini, mais à plat. On surfe, on glisse, mais on reste à la surface, une surface sans profondeur, désespérément. Le réseau n’a pas d’horizon », dit encore Frédéric Gros.


Jean Follain écrit de Charles-Albert Cingria qu’il aimait manger – comme marcher, sans doute – avec « une lenteur orchestrée qui fait durer le temps ». Une lenteur orchestrée qui fait durer le temps : ne tient-on pas là une merveilleuse définition de la marche ? Oui, la marche est un fastueux déploiement de lenteur et de silence. Lenteur pour soi, silence en soi. Et comme elle nous l’enseigne souverainement : les trois seuls vrais luxes du monde, où superflu et vanité pullulent, sont le temps, l’espace et le silence. Le reste n’est que fumées.


Seuls se félicitent d’être arrivés ceux qui se savent incapables d’aller plus loin. (Amin Maalouf)


Mon pied droit est jaloux de mon pied gauche. Quand l’un avance, l’autre veut le dépasser. Et moi, comme un imbécile, je marche… (Raymond Devos)


« Il était revenu de tout, sans doute pour n’y être jamais allé... », pourrait-on dire d’un être blasé. Rien de plus désastreux que cette banalisation qui, de fait, renvoie Homo sapiens à sa condition. Où que nous allions, ce ne sera jamais que nous-même que nous finirons par trouver… Marcher, c’est par essence dire, par la mise en mode ambulatoire, que l’on n’est pas blasé, qu’il y a toujours quelque chose qui nous attire, nous attend derrière telle colline toscane, telle crête alpine ou telle échancrure de la côte bretonne. Comme nous y exhorte Béatrice Commengé, il faut « voyager vers des noms magnifiques », des lieux magnifiques, des visages magnifiques, pour, justement, ne pas en revenir, se laisser capturer par eux, par ce que l’on pourrait appeler la grâce.

 

 

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