jeudi 16 septembre 2021

[Ramuz, Charles-Ferdinand] La grande peur dans la montagne

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La grande peur dans la montagne

Auteur : Charles-Ferdinand RAMUZ

Parution : 1925
                   Le Livre de Poche (1975)

Pages : 192

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Sasseneire est un pâturage de haute montagne que les gens du village délaissent depuis vingt ans à cause d’une histoire pas très claire qui fait encore trembler les vieux. Mais faut-il perdre tant de bonne herbe par crainte d’un prétendu mauvais sort, alors que la commune est pauvre ? Le clan des jeunes finit par l’emporter : en été, le troupeau monte à l’alpage, à 2 300 mètres d’altitude, sous la garde du maître fromager, son neveu, quatre hommes et un jeune garçon. Très vite le site et les propos du vieux Barthélemy créent un climat de crainte et de superstition. Puis la « maladie » ravage le bétail. Mis en quarantaine, les hommes de l’alpage sont prisonniers au pied du glacier menaçant. Tout alors bascule. C’est la grande peur dont Ramuz fait le récit dans cette forte et célèbre chronique montagnarde.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) est un écrivain et poète suisse romand. Il fait ses débuts littéraires à Paris, avant de revenir définitivement en Suisse. La reconnaissance littéraire lui vient à partir de 1925, lorsque Grasset le publie. Son oeuvre, maintes fois rééditée, comprend notamment vingt-deux romans, plusieurs recueils de proses brèves, des essais, de la poésie et des textes autobiographiques, désormais rangés au rang des classiques de la littérature.

 

 

Avis :

Cela fait vingt ans, depuis une sombre et mystérieuse histoire dont les témoins refusent de parler, que plus personne ne monte à l’alpage maudit de Sasseneire, à 2300 mètres d’altitude et quatre heures de marche au-dessus du village. Pourtant, l’on manque de pâturages pour vivre convenablement. Alors, malgré les peurs et les avertissements des anciens, le maire réussit à rallier les plus jeunes à son projet d’emmener quelques vaches là-haut, à la prochaine estive. En juin, ils sont sept, six hommes et un jeune garçon, à s’installer pour l’été dans le chalet de Sasseneire, pour s’occuper du troupeau. Le climat, pollué par les superstitions, est déjà à l’inquiétude. Il vire à une franche peur, lorsque la maladie se met à ravager le troupeau, semblant prouver la vieille malédiction, et coinçant le petit groupe en quarantaine, à la merci des diableries qu’abritent ce coin de montagne.

L’histoire est admirablement contée. Et c’est suspendu à ses mots que le lecteur se retrouve immergé dans le monde paysan et les montagnes du canton de Vaud, en Suisse, au début du siècle dernier. L’atmosphère restituée avec soin est prégnante, les personnages finement observés et criants de vérité, tandis que le style narratif, emprunté avec naturel aux protagonistes, restitue au plus près mentalités et réactions, dans une évocation des plus vivantes. Le sentiment d’une menace, d’autant plus troublante qu’impalpable, imprègne le texte dès son incipit, et c’est avec la certitude d’un drame à venir que l’on avance avec angoisse dans ce récit habilement tendu jusqu’à son dénouement.

Au travers de cette narration, que l’on imagine sans peine faire trembler son auditoire dans la lumière dansante du feu à la veillée, Ramuz nous conte les peurs anciennes des hommes dans une nature aussi grandiose qu’écrasante, les croyances et les superstitions nées de l’ignorance et de l’impuissance, l’irrationalité des comportements face à la mort, au danger et à l’inconnu. La montagne, avec ses beautés et ses traîtrises, est la grande prêtresse de cette histoire dont elle a le dernier mot, semblant se gausser des petitesses humaines et jouer à plaisir avec les nerfs de ses habitants.

La puissance d’évocation de la nature, la justesse d’observation des personnages du cru, et la singularité de la langue, travaillée pour restituer l’essence du pays vaudois, font de ce roman un des plus grands classiques de Ramuz, sans doute pour ce canton suisse ce que Pagnol est à la Provence. (4/5)

 

Citations :

Ils se sont assis dans la fumée à laquelle ils ajoutaient toujours un peu plus avec leurs pipes ; de sorte qu’elle leur pendait après le bras, quand ils levaient le bras ; ils devaient la déchirer avec leur tête quand ils avançaient la tête. On discutait plus qu’on ne buvait.

A l’extrême pointe de ces aiguilles et de ces dents, l’aurore est comme un oiseau qui se pose, commençant par le haut de l’arbre, puis se mettant à le descendre, en même temps qu’elle multipliait ses perchoirs, elle sautait de branche en branche.


 

mardi 14 septembre 2021

[Sakuraba, Kazuki] La légende des Akakuchiba (réédité sous le titre : La légende des filles rouges)


 

 

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La légende des Akakuchiba
            ou La légende des filles rouges

           
(赤朽葉家の伝説)
            (Akakuchiba-ke no Densetsu)

Auteur : SAKURABA Kazuki

Traducteur : Jean-Louis DE LA COURONNE

Parution : en japonais en 2006,
                   en français en 2017 (Piranha)
                   et en 2021 (Gallimard Folio)

Editeur : Piranha / Gallimard Folio

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Man’yô avait beau avoir été ramassée et élevée par cette femme des villages, bonne et douce, la femme des montagnes qu’elle était ne lui ressemblerait jamais.
 
À l’été 1953, la petite Man’yô est recueillie par un couple d’ouvriers du village de Benimidori. Rien ne la prédestine à intégrer, quelques années plus tard, l’illustre clan Akakuchiba qui a fait fortune dans la sidérurgie. Lorsque la crise industrielle frappe le Japon, la famille est menacée. Sa survie dépend désormais de la fille rebelle de Man’yô. Mais celle-ci, à la tête d’un gang de motardes, a d’autres soucis que de perpétuer l’héritage familial...
À travers le destin de trois femmes, La légende des filles rouges dresse un portrait captivant des évolutions de la société japonaise jusqu’à nos jours.

  

Un mot sur l'auteur : 

La romancière japonaise SAKURABA Kazuki est née en 1971. Elle remporte ses premiers succès dans la catégorie des "light novels", destinés aux jeunes adultes, puis publie plusieurs romans chez des éditeurs traditionnels. Elle est nommée en 2007 pour le prix Naoki avec La légende des Akakuchiba, mais ne remporte le prix qu'en 2008 avec Watashi no Otoko (Mon homme).

 

 

Avis :

Rien ne prédestinait Man’yô, abandonnée à sa naissance en 1953 dans la petite ville japonaise de Benimidori, à devenir un jour la Grande Dame du clan Akakuchiba qui règne sur l’industrie de l’acier dans le pays. C’est sa petite-fille Tôko qui entreprend la narration de l’histoire familiale, nous racontant le parcours de cette grand-mère au singulier don de voyance, puis celui de sa mère, chef d’un gang de motardes avant de connaître le succès comme auteur de mangas.   

De la reconstruction après-guerre et du miracle économique du pays, à la bulle spéculative immobilière et à la crise économique des années quatre-vingt-dix, puis, enfin, au Japon d’aujourd’hui, c’est la transformation de la société nippone sur le dernier demi-siècle que retrace cette saga familiale au travers du destin de trois générations de femmes. Aux côtés de personnages attachants, souvent étonnants pour un esprit occidental tant le Japon possède de spécificités culturelles, qu’elles soient traditionnelles ou modernes, le lecteur franchement dépaysé se retrouve plongé dans une fresque passionnante, aussi bien pour les aventures vivantes et rythmées de ses protagonistes, que pour la découverte sociologique dont elles sont l’occasion.   

Car, tandis que le sort des trois personnages principaux épouse celui de leur époque, nous menant de l’optimisme confiant de la grand-mère dans un contexte de croissance à tout crin du pays, à la désillusion rebelle, puis résignée, de la mère dans une nation en crise, enfin au désarroi de la fille, à l’image d’une jeunesse contemporaine tentée de fuir dans la virtualité un quotidien de plus en plus lourd et sans perspective, nous voilà amenés à vivre de l’intérieur l’évolution des conditions de vie et d’état d’esprit de la population japonaise. Système éducatif et travail, famille et lien social, modes et phénomènes culturels, croyances et aspirations, au final tout converge vers le sentiment diffus d’une société devenue dans son ensemble profondément violente et écrasante pour l’individu, confronté dès le plus jeune âge à une pression et à une compétition sans limite.

Cette passionnante saga familiale se lit avec autant de plaisir que d’intérêt, pour l’attachante histoire de ses trois générations de femmes, mais surtout pour son édifiante immersion sociologique dans un Japon décidément sans équivalent dans le monde. (4/5)
 

 

Citations :

Du fait du marasme et du fer froid, le métier qui avait été le rêve de toute une génération commença à n’être plus qu’une gloire passée. Il était devenu beaucoup plus intelligent de choisir un métier cool, dans un bureau climatisé, que de faire les trois-huit, couvert de sueur grasse. Les fils de métallos ne reprenaient pas le métier de leurs pères. Or, les métallos n’étaient pas des « cols blancs », mais n’étaient pas non plus les héritiers d’une tradition, comme les artisans. Ils étaient nés de l’économie de la croissance rapide, avaient fleuri un temps, mais leur fleur était stérile. Son éclat s’était fané au fil des jours, du fait que c’était en combinaison de travail et non pas en costume-cravate qu’ils servaient la machine dans leur usine sinistre ; on commença à les considérer plus comme les dents usées d’un engrenage hors d’âge que comme des humains.
 
Les jeunes de cette époque pas si lointaine s’étaient enthousiasmés pour la lutte politique et l’idéologie en vue de construire une société meilleure. Puis, à un moment donné, avant qu’eux-mêmes ne s’en rendent compte, l’époque avait changé. Les jeunes de maintenant, eux, étaient creux à l’intérieur.             
Kemari et ceux de sa génération n’avaient pas d’idéologie, ni aucune conscience sociale. Ils n’avaient pas même d’yeux pour seulement voir le monde réel qui les indifférait au possible. Ils préféraient repeindre leur monde fictif à eux par-dessus. La culture loubards était l’illusion qu’ils partageaient tous. Kemari portait au pinacle les idéaux de bâtir une nation sous une seule autorité et de force supérieure à la bagarre, mais pour ce qui est de pour quoi ils se battaient, pour quoi ils chevauchaient, le cœur de leurs agissements n’était qu’un large trou. C’était vide et c’est cela qui les enthousiasmait. Ils s’enflammaient parce qu’il n’y avait rien.

Pour les collégiens et lycéens de cette époque, les bandes de loubards, la violence scolaire et tout ce qui allait avec ne constituaient que la moitié de l’histoire. La majorité des élèves était surtout prise dans une rude bataille connue sous le nom de « Guerre des concours ». Les hommes forts, les ouvriers de Benimidori, ceux qui avaient travaillé à la reconstruction de l’après-guerre, commençaient à ressentir la futilité du travail. Ils avaient rêvé d’une vie stable, avec une maison individuelle en banlieue acquise grâce à un prêt immobilier. En d’autres mots, ils avaient rêvé de quelque chose de permanent. Ils souhaitaient que leurs enfants s’élèvent dans le nouveau système méritocratique et atteignent un statut social supérieur au leur.             
À Benimidori, les boîtes à bachot privées furent le champ de bataille principal de la Guerre des concours. La majorité des élèves commença à suivre des cours du soir dans ces établissements à partir de la deuxième ou troisième année de collège. Là, ils découvraient que l’élève assis à côté d’eux n’était pas un ami, mais un rival. Ils apprenaient par cœur, passaient des tests blancs, et étaient divisés en classes de niveau, en fonction de leurs notes à ces tests. La valeur de chaque enfant était représentée par un nombre. Plusieurs boîtes à bachot ouvrirent dans les immeubles autour de la gare, et quand le soir tombait, les enfants étaient aspirés à l’intérieur, en colonnes de soldats aux boyaux noués par la peur de la bataille.

Mais la jeunesse est belle justement parce qu’elle passe.

Tandis que Kemari plongeait dans la culture de la délinquance, et que Kaban se concentrait sur son rêve de devenir une idol, Kodoku pénétra dans l’univers des jeux vidéo, abandonnant derrière lui l’aride réalité du monde extérieur. Ce qui, aussi bien pour les uns que pour les autres, n’étaient que différentes façons enfantines de vivre cette époque de fiction.
 
Le gros de la population scolaire se plongea plus profondément dans la Guerre des concours. Celui qui était assis à côté de vous n’était plus un ami, mais un ennemi qu’il s’agissait de dégommer à coups de pied avant qu’il prenne votre place. Avoir de bonnes notes et gagner dans cette société tendue vers l’éducation étaient considérés comme la chose la plus importante. Une fois leur maison individuelle acquise grâce à un prêt bancaire, les parents mirent toutes leurs économies dans les frais de scolarité de leurs enfants. Et pas seulement les garçons, cette fois. Les filles aussi investissaient toute leur énergie dans les études. Peu après, la loi sur l’égalité des opportunités d’emploi fut promulguée et, quelques années plus tard, on vit le nombre des députées au Parlement faire un bond – dans les rangs de l’opposition tout au moins. Ce mouvement reçut le nom de « Madonna sensation ». Les filles devaient encore crapahuter pour se faire une place, mais elles remportèrent aussi des victoires dans la Guerre des concours, elles aussi pouvaient devenir des gagnantes et supporter les principaux piliers de la société.

C’est aussi vers cette époque que commencèrent à se multiplier les cas d’enfants sérieux qui se mettaient soudain à craquer, comme incapables de supporter les fortes pressions de cette société de la compétence scolaire. Des enfants par ailleurs très calmes s’en prenaient à leurs parents avec une violence de bêtes sauvages, à coups de battes de baseball ou autre. D’autres se jetaient tout à coup du haut d’un immeuble. Une angoisse sans nulle part pour se mettre à l’abri se développait chez les enfants.              
Par conséquent, les écoles changèrent de nouveau. L’âge de la violence au grand jour alla sur sa fin, et fut remplacé par celui du harcèlement vicieux, dans lequel les enfants ciblaient ceux qui étaient plus faibles. De moins en moins montraient les crocs aux adultes, ils s’adonnaient maintenant au sinistre jeu de détruire l’esprit des autres enfants.

Ton gang, c’est baston et raids à moto, rien d’autre, ou peut-être quelquefois un peu de chourave, pas de souci. Mais regarde un peu à l’extérieur, Kemari, le monde est en train de changer, tu n’as pas remarqué ? Et certaines personnes que tu n’aurais jamais imaginées capables de faire ça s’immiscent et se mettent aux affaires pas clean du tout. Ça fout les boules. L’époque où le voyou de base faisait des voyouteries de base, c’est fini. Regarde Takeshi, il est hyper sérieux, maintenant.              
— Mais qu’est-ce que tu veux dire avec ça, Shinobu ?              
— Les types qui viennent se renseigner sur les armes que je vends ici, à la boutique. Depuis l’année dernière, à peu près, ce ne sont plus les loubards typiques comme avant. Je vois de plus en plus de gosses normaux, des petits à lunettes qui paient pas de mine. Les filles qui utilisent le téléphone avec le répondeur dans leur chambre pour se prostituer, ce ne sont plus les loubardes avec des familles recomposées et des problèmes personnels compliqués.
 
Au début, il y a une fille qui voit la possibilité d’utiliser les répondeurs téléphoniques pour un usage pas tout à fait conforme à la loi. Puis, cette fille convainc quelques copines de marcher avec elle, une petite aventure excitante et hautement rémunératrice. Je me suis renseigné, il paraît que des choses similaires ont commencé à apparaître un peu partout dans le pays. De façon générale ça vient surtout de la capitale et ça se diffuse petit à petit. Il faut voir que les rose virginal, comme tu les appelles, sont écrasées par la Guerre des concours. Elles se détruisent petit à petit de l’intérieur. Leurs parents ne sont pas au courant, leurs amies non plus.

— Si ça gaze ? Eh bien, pour les études, c’est l’horreur. Dès la deuxième année, tu dois choisir entre la filière littéraire et la filière scientifique, et au milieu de l’année, ça se divise encore selon si tu vises une université nationale ou privée. Les matières principales changent en fonction. À chaque cours, tu te trouves avec des gens différents. En anglais et en math, il y a un classement, qui évolue chaque mois selon le résultat au test mensuel.              
— Je pige pas un mot de ce que tu racontes.              
— T’inquiète, pas besoin de comprendre.              
Chôko mélangea son milkshake qui commençait à fondre avec sa paille.              
— Mais là où ça devient l’horreur, c’est que si tu es un génie et moche, alors tu n’as aucune valeur en tant que femme. Faut te faire un brushing, te mettre du rouge à lèvres, les ongles et tout.

Je n’avais aucune… – non, aucun d’entre nous, les élèves moyens – n’avait d’ambition particulière. Notre professeur principal nous le reprochait et nous faisait la morale assez souvent sur le sujet. Et que nous devrions brûler d’enthousiasme pour devenir ce que nous voulions devenir, et qu’on dirait même pas que vous êtes jeunes, bon sang… Et c’est quoi, avoir l’air jeune ? Apathie et dépression, ça ne suffit pas pour poser le diagnostic de cette maladie ? Le champ à couvrir était si vaste, et nos emplois du temps tellement chargés. Une saison angoissante, voilà le sentiment que j’ai gardé de mon adolescence, comme si nous étions à bord de petits bateaux au milieu de la brume. Et c’est ce qui me portait à être gentille avec mes camarades, sachant qu’ils étaient exactement comme moi dans leur petit bateau. Nous étions gentils les uns avec les autres, nous efforçant de passer au moins l’instant présent le plus agréablement possible. Avoir la bonne disposition d’esprit, voilà ce qui était le plus important. Quand nous entrions dans un champ de relations humaines, nous nous efforcions de saisir correctement l’atmosphère, pour ne pas être surpris à flotter. Nous nous motivions mutuellement pour que les conversations s’engagent, et quand la sauce prenait, l’effort nécessaire pour maintenir la tension un moment avec nos amis pouvait nous laisser assez fatigués. Les sentiments pesants et vagues, dont nous aurions eu envie de parler mais que nous ne savions pas dire, étaient en permanence refoulés au fond de nos cœurs où nous les entendions gémir.
Il y avait bien une chose pour laquelle nous étions prêts à nous enflammer. Une seule. L’amour. Pour l’amour seulement il était autorisé de se consumer sans limites, un accord tacite était passé entre camarades sur ce chapitre. 
 
La crise qui faisait suite à l’explosion de la bulle économique se résorbait peu à peu, c’est du moins ce qu’on entendait dire, mais le nombre de gens qui restaient chez eux parce qu’ils n’avaient pas de travail ne baissait pas. De fait, la plupart de mes amis avaient un job précaire mais pas de véritable emploi, et même parmi ceux qui avaient fait quatre années d’études universitaires et avaient décroché un contrat dans une bonne entreprise, certains démissionnaient en un rien de temps. Je voyais aussi beaucoup de jeunes bohèmes d’élite. La fierté du professionnel, de l’homme de métier, pour qui chaque jour est un combat, qui trouve le plaisir de vivre dans le fait de travailler en donnant le meilleur de soi, cela semblait totalement impossible. Le monde avait grimpé, grimpé, puis il avait fait demi-tour et nous nous étions remis à glisser, et nous revoilà collés par terre les uns sur les autres tout en bas de l’escalier, comme il y a bien longtemps le frère de Midori.              
Sans réelle ambition, sans non plus le désir débordant de dépenser un argent fou pour quoi que ce soit, ni vraiment d’intérêt pour m’amuser dans les grandes largeurs. Je n’étais pas davantage prête à m’investir dans une carrière pour devenir quelqu’un dans une entreprise au point d’y perdre mon identité. Je n’avais aucune envie d’acquiescer ou de courber la tête pour des choses auxquelles je ne croyais pas. Ce qui n’empêchait pas de sentir, comment dire… la suffocation de ces journées qui m’entraînaient vers l’âge adulte. Je souffrais de penser que j’aurais dû m’appeler « Liberté ». J’avais de quoi manger sans problème, je n’avais rien à faire, mais étais-je libre ? C’était quoi la liberté, pour nous ? La liberté, pour une femme, qu’est-ce que c’est ?

Moi, je n’avais pas tout ce qu’il me fallait, ça c’est sûr. Tous les jours, je me répétais : je ne suis pas satisfaite. Mais je me disais : ça va, c’est normal. On ne peut pas passer sa vie avec des désirs disproportionnés, disait une voix dans ma tête pour me faire la leçon. « Je ne suis pas satisfaite », c’était la voix du cœur, alors que « Ça va, tout est normal », celle qui me faisait la leçon, c’était la voix de mon époque. Enfin, c’était mon impression. En réalité, j’avais peur. J’avais tellement la frousse que j’étais prête à crier. Mais crier contre quoi ?
 
— Qu’est-ce qui t’arrive ?             
— Rien, a-t-il répondu en secouant la tête.             
— Ah bon.             
— Pourquoi il faut travailler ?             
— Pour manger ?             
— Dans tout le Japon, combien y a-t-il de gens de notre génération qui éprouvent une fierté de faire le travail qu’ils font, d’après toi ? On est tous à continuer de travailler alors qu’on déteste notre boulot, non ? Il faut absolument continuer à faire un truc qu’on déteste ? C’est ça être un homme ? C’est ça un homme fort ? Parce que si c’est ça, alors moi, je ne suis pas du tout un homme fort.
—  Tu en as pourtant marqué un tas, de home runs…             
— C’est vieux, ça.             
Il a encore lancé un caillou.             
— À l’époque… Purée, quand je dis ça j’ai l’impression de parler comme un vieux. À cette époque, je faisais juste ce que j’étais capable de faire. Enfin, je croyais. Je ne me cassais pas la tête ; oui, d’accord, j’aurais pu en avoir marre de suivre l’entraînement hyper pénible et je n’ai pas arrêté, mais quand je repense à cette époque, j’aimais le baseball, au moins. J’aimais le baseball plus que tout, c’est pour ça que je pouvais regarder objectivement mes capacités et m’enflammer, me passionner pour exploiter la totalité de mon potentiel. Ça, c’est depuis que je suis adulte que je l’ai compris.
— Yutaka…             
— Maintenant, au boulot, je n’ai même pas envie de faire ce que je serais capable de faire. Parce que j’aime pas ça. Sauf que j’ai pas le choix, pas vrai ? Puisque je suis adulte, maintenant…
— Hum.
Il parlait à voix basse, comme s’il me disait un secret.             
— En fait, être fort socialement, est-ce vraiment la même chose qu’être un homme fort ?             
— Mais non ! Ça n’a rien à voir 
Pour une fois, j’étais catégorique. J’aurais bien aimé pouvoir lui dire quelque chose d’utile pour lui, l’aider, mais je n’étais pas comme lui qui faisait des efforts, au moins ; moi j’étais totalement inutile à la société, que pouvais-je lui dire d’autre que du creux ? L’ex-héros du home run, Tada Yutaka, qui brillait dans la lumière autrefois, était en train de sangloter et de renifler. Je ne savais pas quoi faire d’autre, alors je lui ai pris la main.             
— Démissionne de ton boulot, si c’est si dur.             
 — Mais je ne peux pas. Ough… Je ne peux pas. Humf… Je… je dois devenir un homme fort.             
— Tu veux dire socialement ? Mais ça n’a aucune importance, ça. Du moment que tu es toi-même, c’est ça qui compte. Les gens qui t’aiment pour toi-même resteront toujours auprès de toi. Pas vrai ?
— Je ne peux même pas ! Ce n’est pas ça, Tôko ! Ough…


dimanche 12 septembre 2021

[Biasini, Sarah] La beauté du ciel

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La beauté du ciel

Auteur : Sarah BIASINI

Parution : 2021 (Stock)

Pages : 144

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Un matin de mai, le téléphone sonne, je réponds, "Bonjour, gendarmerie de Mantes-la-Jolie, la tombe de votre mère a été profanée dans la nuit."  »

Une femme écrit à sa fille qui vient de naître. Elle lui parle de ses joies, ses peines, ses angoisses, et surtout d’une absence, celle de sa propre mère, Romy Schneider.  Car cette mère n’est pas n’importe quelle femme. Il s’agit d’une grande star de cinéma, inoubliable pour tous ceux qui croisent le chemin de sa fille.

Dans un récit fulgurant, hanté par le manque, Sarah Biasini se livre et explore son rapport à sa mère, à la mort, à l’amour. Un texte poétique, rythmé comme le ressac, où reviennent sans cesse ces questions :  comment grandir quand on a perdu sa mère à quatre ans ? Comment vivre lorsqu’on est habitée par la mort et qu’elle a emporté tant de proches ? Comment faire le deuil d’une mère que le monde entier idolâtre ?  Comment devenir à son tour mère ?

La réponse, l’auteure la porte en elle-même, dans son héritage familial, dans l’amour qu’elle voue à ses proches, à ses amis, à ces figures féminines qui l’ont élevée comment autant d’autres mères. Le livre de la vie, envers et contre tout. 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Tout en continuant de jouer au théâtre, Sarah Biasini, fille de Romy Schneider et de Daniel Biasini, change de mode d’expression et choisit l’écriture.

 

 

Avis :

A quarante-trois ans, l’âge de Romy Schneider à sa mort, Sarah Biasini s’adresse à sa toute petite fille, encore en bas-âge, lui exprimant toute sa joie, mais aussi ses angoisses de jeune maman, elle dont la vie s’est construite sur l’absence et le manque.

C’est en quelque sorte d’un « vol » aggravé qu'est victime l’auteur, au plus profond de son être. Car non seulement la vie lui a ravi sa mère à l’âge le plus tendre, mais c’est une seconde dépossession qu’elle lui fait régulièrement subir, lorsqu’au vide laissé chez elle par la perte, répond un trop-plein médiatique destiné à abreuver des inconnus. Alors, lorsque lui naît une fille, dans cette vie où elle s’évertue à jeter une passerelle sur la béance de l’absence, une tempête se déchaîne dans la tête de la nouvelle maman. Saura-t-elle être la mère de sa fille, elle la fille qui a dû grandir sans mère ? Cessera-t-elle un jour de redouter des répliques au séisme qui lui a déjà tant pris ?

Nommée une fois seulement, l’ombre de la mère absente hante chaque page d’un récit par ailleurs placé sous l’égide des femmes et d’un amour maternel unissant indéfectiblement quatre générations féminines. Au désarroi et au manque de l’orpheline répond l’émouvante affection d’une grand-mère qui reste le principal point d’ancrage de la femme d’aujourd’hui. 
 
Sarah Biasini s’exprime avec une sincérité simple et touchante. Et c’est avec émotion et sympathie que l’on accompagne son cheminement de jeune mère, saisie de l’urgence d’écrire à sa fille pour contrecarrer l’éphémérité et la fragilité de la vie. (4/5)

 

Citations :

Combien de fois ai-je répondu « non » quand, dans la rue, des gens que je ne connaissais pas me demandaient si j’étais sa fille. Je voulais la paix. Éviter les questions, la gêne, les regards appuyés, disproportionnés, trop proches. Je ne sais pas gérer ces situations. À l’impudeur des inconnus, j’oppose une froideur. Je stoppe net, non ce n’est pas moi. Que répondre à leurs « Je l’aimais tellement ». Je n’arrive pas à partager leur amour pour elle, leur manque d’elle. Mon amour et mon vide me semblent mille fois supérieurs. Je ne suis pas la bonne interlocutrice pour eux. J’en suis désolée.

Je prends conscience de l’importance de l’impression sur papier, de la fixation du souvenir, garder une trace, voir nos têtes vieillir. Capturer la joie, la beauté, l’encadrer, l’exposer, chez nous.
Je vois l’amour de ma mère sur ces photos. Je me revois fixer ses yeux sur la pellicule, ses yeux qui fixent l’objectif, qui me fixent moi.
Je la regarde de longues secondes. Je pourrais dire que je nous invente des conversations mais ce n’est pas vrai. C’est moi qui parle. Je secoue légèrement ma tête de droite à gauche, un air de lui dire « Vraiment… ». Vraiment ce que tu es belle, vraiment ce que tu m’agaces de n’être plus là, vraiment !… Je l’engueule pour mieux la chérir. Je la délaisse pour la garder près de moi. Je la démystifie pour l’humaniser. L’humaniser pour la ressusciter.

Je ne retrouve pas les cassettes VHS, nos films amateurs faits entre nous, en famille. Trop de déménagements.
Le cinéma me donne le son de la voix de ma mère et son visage en mouvement, ses expressions, ses surprises. Des interviews filmées et archivées.
Mais l’actrice ne m’intéresse toujours pas. De l’autre côté de l’écran, les mots qu’elle prononce ne me sont pas adressés et sont encore moins les siens.
Elle parle à tout le monde et tout le monde croit l’entendre. L’enfant s’amuse de voir sa mère importante. Suffisamment importante pour être dans un film. Le plus souvent un film où tout le monde l’aime et l’admire. Je comprends très bien qu’elle joue un personnage, j’admire juste la beauté et je cherche ce qui me lie à cette femme qui m’a faite à moitié.
 
Quand la mort empêche de connaître quelqu’un, on ne cherche pas pour autant ce qu’on ignore. On le laisse en blanc.
On tourne autour du sujet, de ce que l’on en sait. Si peu soit-il.
Je ne vois pas tous les films. Je ne veux pas tout savoir.
Ce que je n’ai pas pu apprendre du mort, les vivants me le diront à leur manière.
Ce ne sera pas toujours suffisant. Alors il faudra tout miser sur la mémoire cellulaire.
J’entends dire qu’on ne doit pas, qu’il n’est pas utile, de tout savoir sur la vie de ses parents. Cela m’arrange bien, ce n’est donc pas un handicap, je peux continuer dans ma vie. Je me rassure comme je peux.
Sauf que l’on finit toujours par avoir besoin de savoir. Ou par souffrir de ne pas savoir. Le manque de connaissance deviendrait un problème. Dans mon cas, le monde extérieur m’abreuve de détails, de théories, d’hypothèses, au point de me pousser à la fuite. Des informations m’arrivent de toutes parts. Je ne veux plus rien entendre.

Moi, la chair de sa chair, j’ai intégré sa notoriété depuis belle lurette mais je voudrais toujours qu’elle soit à moi seule. Que personne d’autre ne la regarde, ne la nomme, ne prétende la connaître, n’écrive sur elle ou, pire encore, ne porte le même prénom. Je voudrais m’asseoir sur la pile de magazines qui la représente pour la cacher aux yeux du reste du monde.

Toujours Monique, l’autre jour en parlant de toi : « Je ne voulais pas m’y attacher mais… », elle soupire sans te quitter des yeux, impossible. « Aura-t-elle des souvenirs de ses arrière-grands-parents ? » De quoi sera faite ta mémoire, je me le demande. Son cœur est lourd de ne pas te voir grandir pour longtemps. « Tu lui diras bien que ses arrière-grands-parents l’ont adorée. » Aujourd’hui, tu marches, tu parles, tu joues avec elle toute la journée. « Tu vois, Mamie, tu es toujours là ! » « Eh oui », elle me répond en riant doucement de ne pas savoir combien de temps cela durera.

Je marche constamment sur ce fil qui nous lie, tendu mais incassable. La vie que tu m’as donnée, qui me reste. Une vie interrompue il y a trente-huit ans, une autre qui commence aujourd’hui. Au milieu, je suis là. Au milieu, je reste.

Si j’osais, je serais comme Amma, en Inde. Celle qui prend dans ses bras le monde entier et quiconque perdrait un parent, un frère, un fils. Amma et son pouvoir réconfortant. J’ai été réconfortée, je saurais le faire à mon tour. Viens dans mes bras, moi aussi je suis passée par là. Ordre bien présomptueux. Un chagrin est unique pour celui qui l’éprouve.
 
Pourquoi je t’écris ? Pourquoi cela devient-il un travail, un besoin, une nécessité absolue ? Je ne vais pas mourir. Pas tout de suite, pas dans un an, pas à quarante-quatre ans comme ma mère. Mais si jamais, je dois te laisser quelque chose de moi. J’ai si peu de ma mère, j’aurais voulu qu’elle aussi m’écrive, mais comment pouvait-elle imaginer ce qui allait suivre ?

Certains jours, il y a des endroits où je ne peux aller, des zones à ne pas franchir. Je peux vivre normalement et même extrêmement gaiement, dans une totale légèreté. Je peux aussi être très froide quand je pense à eux. Sans affect. Sans ressenti. Sans émotions. Ou alors je pleure carrément. Il n’y a aucun entre-deux, aucune tiédeur. Eux sont les morts-vivants parmi nous. Nous sommes les vivants-morts avec eux. Ce n’est pas grave, c’est comme ça.

Je confonds mes besoins et les tiens, ma fille. Tu vas garder ta mère, ton frère (et si ça ne se passe pas ainsi, tu y arriveras quand même). Je m’occupe de toi comme si tu étais moi, parce que j’ai tant l’impression de savoir ce dont tu as besoin. Comme si tu allais me perdre. Comment puis-je être à ce point submergée ? Je veux rendre tout ce que j’ai reçu et qui m’a permis d’arriver jusqu’à toi.

Toi qui joues simplement avec le cordon de la capuche de mon sweat, tu sais déjà quel genre de mère je suis, je le vois bien. À ma façon de t’embrasser, de te regarder, de t’attraper, tu sens déjà que j’en fais trop, tu as compris. Tu me repousses. Je t’obéis, j’essaie de me calmer. Je t’embrasse non seulement par plaisir mais aussi par peur que cela ne s’arrête, brusquement. Comme si c’était la dernière fois. Ça fait mal d’aimer à ce point. C’est un amour craintif. Il faudrait arrêter d’avoir peur. Cet amour-là est juste un peu plus fort que les autres. C’est tout.

« Romy Schneider était vraie. Plus vraie que ses rôles parfois. Par le mystère du talent mais aussi par l’obstination à ne jamais mentir, à ne jamais tricher. Une star est un mirage. Elle est une star mais un jour, ayant connu des tours de valse, des coups de cœur, des bonheurs lumineux comme son sourire, des rencontres fulgurantes et des chagrins insupportables, un jour, Romy cessa d’être un mirage pour devenir un miroir, celui où se reflètent les joies et les peines du plus grand nombre. Mieux qu’une star. » (Michel Piccoli)


 

vendredi 10 septembre 2021

[Xiaolong, Qiu] La bonne fortune de monsieur Ma

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La Bonne Fortune de monsieur Ma
           (Doctor Zhivago)

Auteur : Qiu XIAOLONG

Traductrice : Fanchita GONZALEZ BATTLE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2010,
                   en français (Liana Lévi) en 2011

Pages : 64

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

«C’est une invention bien connue de conspirer contre le Parti avec des romans», a dit le président Mao. Un précepte que méditent les habitants de la cité lorsque monsieur Ma, le libraire, est arrêté un soir de l’hiver 1962. Son crime? Posséder dans ses rayons un roman étranger à propos d’un certain docteur russe. Sa peine? Trente ans d’emprisonnement pour «activités contre-révolutionnaires». Vingt ans plus tard, Ma est libéré. La Révolution culturelle est loin, Mao est mort, les autorités encouragent l’initiative privée. Que pourrait faire le vieux Ma après tant d’années de prison? Contre toute attente, son nouveau commerce est un succès. Une reconversion à mille lieues de la littérature. Quoique…

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Qiu Xiaolong est né à Shanghai en 1953. Lors de la Révolution culturelle, son père est la cible des révolutionnaires et lui-même est interdit de cours. Il soutient néanmoins une thèse sur le poète T.S. Eliot et poursuit ses recherches aux États-Unis. Les événements de Tian’anmen le décident à s’y installer définitivement et c’est en anglais qu’il écrit la célèbre série policière mettant en scène l’inspecteur Chen Cao ainsi que les nouvelles du cycle de la Poussière Rouge. Traduits dans vingt pays, ses livres se sont déjà vendus à plus d’un million d’exemplaires à travers le monde. Qiu Xiaolong a été récemment nommé Junwu Professor de l’université de Guangxi, et vit à Saint-Louis, dans le Missouri.

 

 

Avis :

Monsieur Ma, modeste libraire d’un petit quartier de Shanghai, n’a jamais fait de mal à une mouche. Parce qu’il possède un livre non traduit en chinois, qui plus est à propos d'un médecin russe contre-révolutionnaire, le docteur Jivago, il est pourtant arrêté un soir de 1962 et condamné à trente ans d’emprisonnement pour subversion. Libéré au bout de vingt ans, il surprend tout le monde en se lançant dans une nouvelle activité…

En soixante pages, tout est dit sur le quotidien de ce petit quartier et de ses modestes habitants, dont la vie peut à tout instant basculer de la manière la plus inattendue et la plus arbitraire. Une simple parole d’apparence anodine, et la répression foudroie l’un d’eux sans qu’on l’ait vue venir, dans l’impuissance coupable des voisins. Soulagés d’y avoir encore échappé pour cette fois, tous se cramponnent à leurs efforts d’invisibilité, qui leur permettront, peut-être, de ne pas être les prochains sur la liste.

L’ironie n’est pas absente de cette narration qui fait écho aux persécutions subies par l’auteur et son père dans la Chine maoïste des années soixante. A malin, malin et demi. Même si les romans sont interdits pendant la Révolution culturelle, c’est bien un livre qui aura ici le dernier mot, l’ignorance et la bêtise des uns ne pouvant l’emporter définitivement sur l’appétit de connaissances des autres. A cette histoire, une morale : Il n’est pas facile d’être ignorant et Lire des livres est toujours profitable. (4/5)

 

Citations :

Les policiers étaient en droit d’arrêter quelqu’un sans donner d’explication ni montrer de mandat. C’était cela, la dictature du prolétariat. Les autorités du Parti décidaient de tout, de toutes les affaires. Pas d’avocat, pas de jury, et pas de tribunal.
 
Tous deux entraînèrent le camarade Jun dans un petit restaurant de boulettes de la rue de Zhejiang. Là, après un bol de soupe aux boulettes de crevettes émincées, un plat de tranches d’oreille de porc et deux bouteilles de vin de riz gluant agréablement tiédi, le camarade Jun révéla que les ennuis de monsieur Ma étaient dus à un livre : un roman en langue étrangère à propos d’un docteur du nom de Zhi Vag – un nom pas très chinois, mais, après tout, ces intellectuels inventaient parfois des noms bizarres. 
 
Comme le président Mao l’a dit récemment, c’est une invention bien connue de conspirer contre le Parti avec des romans.


 

mercredi 8 septembre 2021

[Amérique, Jean (d')] Soleil à coudre

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Soleil à coudre

Auteur : Jean d'AMERIQUE

Editeur : Actes Sud

Année de parution : 2021

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

«Tu seras seule dans la grande nuit.» Telle est la prophétie énoncée de longue date par Papa à la toute jeune fille qu’on appelle Tête Fêlée. Papa, qui n’est pas son vrai père, est aux ordres du pire bandit de la ville ; Fleur d’Orange, sa mère, n’a que son corps à vendre. Dans la misère d’un bidonville haïtien, Tête Fêlée observe les adultes – leur violence, leurs faiblesses, leurs addictions… et tente de donner corps à ses fantasmes d’évasion. Souvent seule entre ses quatre murs sales, elle recommence inlassablement une lettre à la camarade de classe dont elle est amoureuse, cherchant les mots qui ne trahiraient ni ses rêves ni sa vérité.

Une fable cruelle gonflée de poésie, de désir et de sang, où la naïveté d’une enfance impossible se cogne à la crudité sans pitié du monde.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Né en 1994 à Côte-de-Fer (Haïti), Jean D’Amérique a créé en 2019, avec le collectif Loque urbaine, le festival international Transe poétique de Port-au-Prince dont il est le directeur artistique. Poète et dramaturge, il porte haut les couleurs de la nouvelle génération d’écrivains haïtiens. Il vit entre Paris, Bruxelles et Port-au-Prince.

Auteur de deux pièces de théâtre qui ont fait l’objet de lectures publiques – Avilir les ténèbres (2018, finaliste du prix RFI Théâtre) et Cathédrale des cochons (éd. Théâtrales, 2020, prix Jean-Jacques Lerrant des Journées de Lyon, finaliste du prix RFI Théâtre), il a également publié trois recueils de poésie remarqués : Petite fleur du ghetto (Atelier Jeudi soir, 2015 ; mention spéciale du prix René Philoctète, finaliste du prix Révélation poésie de la SGDL), Nul chemin dans la peau que saignante étreinte (Cheyne éditeur, 2017 ; lauréat du prix de la Vocation de la fondation Marcel Bleustein-Blanchet, finaliste du prix Fetkann de poésie) et Atelier du silence (Cheyne éditeur, 2020).


 

Avis :

Tête Fêlée a douze ans et grandit dans la misère d’un bidonville haïtien. Sa mère Fleur d’Oranger fait commerce de son corps. Papa, qui n’est pas son vrai père, est l’un des hommes de main du caïd qui tient la ville sous sa coupe. Dans la nuit de sa vie sans avenir, l’adolescente s’est trouvé une étoile : Silence, une camarade de classe dont elle est amoureuse. Mais la naïveté de l’enfance survivra-t-elle longtemps à la cruauté du monde ?

Ce qui fait l’unicité de ce livre est d’abord le style sans pareil de son auteur, qui, mariant la crudité la plus directe à une poésie puissamment imagée, crée une langue originale, singulièrement travaillée, parfois déconcertante mais souvent d’une confondante beauté. Aussi chatoyante que brutale, elle assène ses vérités noires en les habillant de lumière, dans des tableaux d’une violence colorée qui évoquent tantôt la poésie contestataire du slam, tantôt le chant d’une tragédie éternelle.

Car les rêves et les espoirs qui gonflent encore le coeur de Tête Fêlée sont condamnés dans l’oeuf par l’irrépressible étau de la violence qui écrase un par un les habitants du bidonville. Misère rime avec loi du plus fort, et dans cette impasse du crime, organisé ou pas, que constitue ce quartier perdu, l’on est irrémédiablement seul et rattrapé par la nuit, même lorsqu’on a cru un temps en la beauté d’une étoile.

Désespéré et cruel, ce conte qui habille sa révolte de poésie est un cri d’une formidable puissance en même temps que d’une profonde dignité : une très belle voix pour le peuple haïtien, en proie à tant des maux, mais dont personne, parmi les autorités du pays, ne prend vraiment au sérieux les mouvements de contestation. (4/5)

 

 

Citations :

Dehors, le ciel ramasse ses dentelles. Les lueurs du jour accrochent silencieusement leur voile au bout d’un vent invisible. C’est la nuit qui vient nous l’apprendre.

L’enfance est une blessure dont on ne peut se laver.

Quartier, s’il en est, au cœur troué d’un dépotoir, avalanche de merde là où certains se rappellent une rivière. À moins de dix mètres du Théâtre Mare d’Eau Sale, le seul théâtre – qui n’en est pas un, à la vérité, sauf si théâtre est bordel – que l’État a mis en place, ce bassin d’immondices offrant un singulier spectacle à la moindre pluie venue, semble avoir décroché la bonne place. Tout de même, notre carte de visite. Quand on arrive sur le boulevard du Bicentenaire, on voit, sans effort, une armée de débris partant vers la mer dans une lente marche, une armée dont l’arme de combat est une puanteur à défoncer les narines. On peut la suivre, on peut la suivre pour arriver jusque chez nous. Nous avons l’habitude de partir avec elle, aller vers quelque lieu innommable, aller chaque jour vers où nous perdre. Nous marchons le long de la terrible ravine Bois-de-Chêne, pèlerins de la décadence. Nous sommes d’une ville qui marche dans ses pas fourvoyés, nous sommes d’un pays qui vogue vers ses ruines.
 
J’habite la Cité de Dieu, et ce n’est ni un film, ni un roman fantastique. Ici l’on voit les averses du dénuement sur les joues, les lignes brisées des regards, le gouffre dressé dans les yeux, les gueules qui se racontent au vide, le si lointain exil du pain, d’instruction ou de nutrition, les gosses sans soleil à l’horizon qui rampent dans l’ombre de la violence et qui deviendront des voyous pour se buter les uns les autres, bouffeurs de souffle, l’implacable putréfaction de la saison-plaie où l’on cherche un rayon de lumière, l’éternelle spirale infernale, le pays qui écrase les rêves, la jeunesse qui périt, les femmes agressées qui défilent, silencieuses, sur leurs blessures, couvant à jamais leurs mots sous le voile d’une honte générée par une société prétendument moderne.
À des jeunes gens de quartiers précaires comme Cité de Dieu, les gouvernements et les candidats au pouvoir donnent des armes et quelques rations de riz pour asseoir leurs desseins malhonnêtes déguisés en démocratie. Enrôlés pour les mêmes raisons, mais pas par les mêmes personnes, ces jeunes excellent à se battre et, au passage, choisissent dans la ville comme bon leur semble des corps à abattre, des souffles à éteindre, des âmes qu’ils envoient au Pays sans chapeau sans billet retour. Entre peur et précarité, le désespoir s’invite. Les gouvernements se succèdent, les armes continuent de chanter, il n’y a jamais de riz pour toutes les bouches, la vie ressemble de plus belle aux empires de détritus qui nous environnent, les survivants sont les mouches violentes qui parviennent à les survoler.
 
Parmi les habitants de Martissant, certains avaient cessé de l’être, étaient partis dans d’autres quartiers déposer ce qui subsistait de leur vie. D’autres, ayant forcé les choses pour mettre de côté la somme nécessaire, avaient découpé les nuages dans de grands oiseaux métalliques pour aller cueillir un mieux-être hors de l’île. Le reste constituait une pincée d’êtres vaincus par le vide et la désolation.

Les mots aiment se jeter dans le vide, l’important, alors, c’est de faire le vide et de les laisser couler.

 

lundi 6 septembre 2021

[Labruffe, Alexandre] Un hiver à Wuhan

 




 

J'ai aimé

Titre : Un hiver à Wuhan

Auteur : Alexandre LABRUFFE

Parution : 2020 (Gallimard)

Pages : 128






 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

«Poussé par un prof de chinois, j’ai tout quitté, du jour au lendemain, pour aller contrôler, fleur au fusil, la qualité des produits français fabriqués en Chine. Être l’œil de l’Occident, son chien de garde, le garant du Made in China : comme un aboutissement prématuré de ma vie.»

Ce récit fragmenté concilie un regard documentaire affuté et l’humour désespéré d’un conte voltairien. Alexandre Labruffe y alterne les souvenirs de ses séjours sur place : de 1996, comme contrôleur stagiaire dans des usines locales, à l’automne 2019, en tant qu’attaché culturel à Wuhan. Il recense les micro-apocalypses qui fondent le miracle économique de la République populaire depuis deux décennies et devient le témoin halluciné d’une crise sanitaire révélant sa nature libérale-totalitaire.

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1974, Alexandre Labruffe a étudié le chinois et est titulaire d'un DEA en Communication appliquée à la culture. Après des postes dans des Alliances françaises en Chine puis en Corée du Sud, il est, depuis 2015, de retour à Paris, où il collabore à divers projets artistiques, théâtraux ou cinématographiques, tout en poursuivant sa thèse en Arts et Cinéma à l’Université Paris-3. Il a publié son premier roman en 2019 : Chroniques d’une station-service.

 

Avis :

Depuis 1996 où un stage l’a emmené faire du contrôle qualité dans des usines chinoises, et 2019 où il a été nommé attaché culturel à Wuhan, les séjours d’Alexandre Labruffe au « Pays du Milieu » lui ont permis d’y constater l’ampleur des mutations survenues ce dernier quart de siècle : un miracle économique jalonné de catastrophes écologiques et sanitaires, sous un vernis pseudo-libéral masquant mal une réalité demeurée profondément totalitaire. Dans ce contexte, l’épidémie de Covid-19 n’a même presque plus rien pour surprendre...

Le tableau a de quoi effrayer. Usines consacrées au seul dieu du rendement à tout crin et à tout prix, villes asphyxiées par la pollution, fleuves dépotoirs, sol-air-eau contaminés, crises sanitaires à répétition gérées à l’économie ou simplement ignorées : les micro-apocalypses pavent le quotidien d’une population chinoise par ailleurs surveillée dans ses moindres faits et gestes, alimentant un récit halluciné aux allures de dystopie, dont l’humour grinçant achève de souligner l’infernale noirceur.
 
Alors, quand fin 2019, éclate à Wuhan une nouvelle crise à propos d’un terrible virus dont on ne sait rien encore, aucun étonnement ne traverse l’auteur alors sur place. Rentré à Paris avant le confinement de la ville chinoise, il n’aura rien à nous apprendre que l’on se sache déjà sur la suite des événements, juste l’envie de partager son sombre constat que tout cela nous pendait bien au nez.

Si le vécu, l’humour et la plume d’Alexandre Labruffe rendent à la fois intéressante et agréable la lecture de ce très court livre, je l’ai malgré tout achevée sur un petit arrière-goût de frustration. Cette mise en perspective de la naissance en Chine de la pandémie actuelle aurait mérité plus d'analyse et moins d'émotion, sous peine de - opportunisme oblige ? -,  risquer de paraître trop forcer le trait pour mieux faire sensation. (3/5)


Citations :

Hôtel HORIZON, à Changsha, 300 km de Wuhan, où je suis en mission. Je mate la télé, les informations, qui annoncent la résurgence d’une épidémie de peste porcine. Depuis les années 2000, le pays carbure au rythme des airpocalypses et des crises sanitaires à répétition : peste porcine, grippe aviaire, lait à la mélanine ou au mercure, soda au chlore, faux œufs, choux au formol, pastèques explosives, vaccins antirabiques trafiqués, etc. C’est un inventaire post-moderne à la Prévert. Un abécédaire de la catastrophe. Le pire : toujours à venir.
Une image à l’écran : sur un fleuve, dérivant et flottant, des milliers de porcs défunts.
Suicide collectif ?
Non. La présentatrice révèle que c’est le moyen le plus économique de se débarrasser des cadavres des colonies décimées. Certains éleveurs n’ont pas eu ce « scrupule », ont dézingué les porcs contaminés à l’arsenic (ce qui les rend plus soyeux) et les ont mis sur le marché. À l’écran : des boucs émissaires arrêtés, menottés, vilipendés.
Nourris aux antibiotiques, contaminés par la peste, tués à l’arsenic.
Paix à l’âme des porcs, au triptyque de leur tragédie.
Je décrète sur-le-champ mon devenir végétarien.

SINCERITY & ETERNITY,
l’enseigne d’un diamantaire
qui vend le mariage, l’amour, enrobé dans une pierre,
Une fièvre souvent solitaire.

Une explosion dans une usine pétrochimique, en périphérie de la ville où je vis, Hangzhou, a eu lieu la veille. Elle est à l’origine d’une pollution du fleuve Qiantang, où navigue désormais, non sans grâce, une nappe de solvant toxique que j’observe de loin. On est en 2009. Le fleuve est la principale source d’approvisionnement en eau de la ville. La nappe aurait infiltré et contaminé les stations d’épuration. L’information cachée par les autorités a fuité via des canaux non officiels. La version change. Un ami chinois m’assure maintenant que ce n’est pas une explosion mais un accident de la route : d’un pont, un 35 tonnes transportant des produits chimiques serait tombé dans la rivière, y déversant tout son contenu.
Seule certitude dans cet océan d’effroi, l’eau potable est contaminée.
Des SMS d’alerte saturent mon vieux Nokia. Une salve d’injonctions. Avant la pénurie qui s’annonce, faire le plein d’eau minérale et pétillante, de nourriture, de nouilles lyophilisées. Ne plus sortir. Ne plus se laver les mains, ni cuisiner avec l’eau du robinet. Se doucher à l’eau minérale.


samedi 4 septembre 2021

[Vircondelet, Alain] De l'or dans la nuit de Vienne selon Klimt

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : De l'or dans la nuit de Vienne
            selon Klimt

Auteur : Alain VIRCONDELET

Editeur : Ateliers Henry Dougier

Année de parution : 2021

Pages : 121

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

La toile aux dimensions inhabituelles sortait peu à peu de sa solitude de lin. Klimt l'avait recouverte d'une ample couche d'or mat, au cuivré profond, d'une densité puissante propre à accueillir le motif. Il se souvenait des fonds des fresques de Ravenne et des coupoles de San Marco et de Torcello, tous dorés eux aussi, aptes à recevoir. L'or comme un ciel offert à toutes les promesses, disait-il. Car de lui naîtrait l'objet même du tableau...

Le Baiser de Klimt est devenu le tableau de tous les records : le plus connu du XXe siècle, le plus admiré, le plus copié, le plus "marchandisé" ... Mais que sait-on de sa création ? Et surtout, quel sens Klimt a-t-il voulu donner à son chef-d'oeuvre ?

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Alain Vircondelet est universitaire, docteur en histoire de l’art et des mentalités, écrivain et biographe de nombreuses figures de l’art, de la littérature et de la spiritualité. Outre ses travaux de référence sur Duras, Camus et Saint-Exupéry, on lui doit des ouvrages consacrés à Séraphine de Senlis, Balthus, Picasso, Dora Maar, et plus récemment à Toulouse-Lautrec, tous traduits en plusieurs langues.

 

Avis :

Les Ateliers Henry Dougier ont tout récemment inauguré une nouvelle collection, intitulée Le roman d’un chef d’oeuvre, dont le troisième titre s’intéresse au célèbre Baiser de Klimt. C’est Alain Vircondelet, commissaire d’expositions, auteur de biographies et de travaux majeurs sur la peinture, qui nous fait découvrir la genèse et le sens de ce tableau parmi les plus connus au monde.

Réalisation iconique de Klimt, sa Joconde, aime-t-on encore à dire…, le Baiser apparaît comme le chef-d’oeuvre du peintre : 
Il fallait bien qu’un jour j’accède à la voute céleste, se dit Klimt, parachevant la toile fameuse. L’œuvre d’art est signe du ciel et il faut toute une vie de peinture pour atteindre à l’étoile. Après qu’on l’a accrochée au firmament, le peintre peut mourir ou se faire plaisir en peignant des fleurs ou des paysages, puisqu’il a atteint l’essentiel à quoi il a voué sa vie ». 
Et s’il survécut une décennie à son acmé, il passa en effet, après le Baiser, à « des portraits de commande pour survivre mais aussi des tableaux de la nature...

Atteinte d’un firmament, le Baiser est en tout cas le fruit ultime de la période de créativité la plus active de Klimt, celle connue sous le nom de cycle d’or. Ebloui par les mosaïques byzantines et les coupoles de la basilique Saint-Marc à Venise, le peintre trouve rapidement dans le fond d’or de ses peintures le moyen d’exprimer toute la subversion qui l’anime. Dans une Vienne et un Empire vivant leurs derniers feux en ce début de vingtième siècle, alors qu’ors et fastes ne parviennent plus guère à masquer la gangrène, et que par ailleurs Klimt multiplie les aventures sexuelles tout en idolâtrant son éternel amour, chaste celui-là, pour Emilie Flöge, les faire ressortir sur un fond d’or revient à sacraliser ses sujets, à séparer leur beauté de la hideur ambiante, à tenter de les protéger de la fin d’un monde par l’éternité de l’or. Alors, lorsqu’il se représente, étreignant avec autant de dévotion que de tendresse, son si grand et si pur amour qu’il en échappe même aux vicissitudes de la chair, c’est toute la force de son idéal qu’il tente d’enchâsser et de sacraliser en le retenant au bord de la falaise…

La très belle plume d’Alain Vircondelet n’explique jamais en termes finis et définitifs. Elle propose et ouvre les hypothèses, laissant à la sensibilité du lecteur le soin de percevoir l’immensité du sens, celui que le peintre lui-même a longtemps cherché à tâtons, laissant son âme et son inconscient s’emparer de son œuvre pour la façonner peu à peu vers l’expression de son essentiel. Et c’est ce qui fait la force et l’intérêt de cette centaine de pages : converger petit à petit vers une compréhension du tableau, comme l’artiste lui-même a progressé lentement vers l’expression ultime de ce qui lui tenait le plus à coeur. (4/5)

 

 

Citations :

« Vous voyez, Josef, avait-il dit à son ami, soudain animé d’une grande fièvre, c’est cet enchâssement que je veux peindre dorénavant, cette laideur dans l’or éternel, ces hideurs dans l’éternité de l’or. Parce que Vienne est devenue cela et en même temps, sauver l’amour, les champs de fleurs, les arbres qui croulent sous leurs fruits, et la plainte amoureuse des femmes quand elles aiment, en les sertissant d’or, pour que tout reste dans cette beauté impeccable, séparé du reste du monde. »

Mais il n’y avait pas que l’or. Aussi la nacre et des pierres semi-précieuses dont il voulait se servir pour parer ses modèles. Ce qu’il aimait dans la technique des mosaïstes de Ravenne, c’étaient leurs fonds dorés qui faisaient ressortir le motif de façon presque surnaturelle. Il jaillissait ainsi de nulle autre part que de ces faisceaux de lumière, lui donnant une présence universelle. Le contexte spatial était ainsi évité et dans cet évincement seul le motif, ses femmes fatales par exemple, devenait un objet sacral.

Les critiques, les naïfs et les sots, les vaniteux et les nantis n’y verraient que de l’or comme on déclare qu’on n’y voit que du feu pour dire que l’on ne voit rien ! Ils ne percevraient pas la virulence de sa subversion, l’autre face de cet or dont la violence de l’éclat finit par éteindre toutes choses, jusqu’à l’aveuglement.

Il fallait bien qu’un jour j’accède à la voute céleste, se dit Klimt, parachevant la toile fameuse. L’œuvre d’art est signe du ciel et il faut toute une vie de peinture pour atteindre à l’étoile. Après qu’on l’a accrochée au firmament, le peintre peut mourir ou se faire plaisir en peignant des fleurs ou des paysages, puisqu’il a atteint l’essentiel à quoi il a voué sa vie.

L’art émerveille, prétendait-il. Il permet la rencontre entre celui qui voit le tableau et ce que celui-ci donne à voir. La rencontre et l’apparition : « Les seuls événements qui puissent m’occuper » confessait Klimt.
« L’art bénit et sauve » affirmait-il encore.       
Et Le Baiser ne veut rien dire d’autre.