mardi 30 septembre 2025

[Lahens, Yanick] Passagères de nuit

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Passagères de nuit

Auteur : Yanick LAHENS

Parution : 2025 (Sabine Wespieser)

Pages : 244

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Toujours avancer sans se retourner, c’est ce que murmurent à Yanick Lahens les femmes de sa propre lignée dans ce puissant roman des origines, comme arraché à son quotidien à Port-au-Prince.

Née en 1818 à La Nouvelle-Orléans, Élizabeth n’a pas reculé quand, victime de deux tentatives de viol, elle a freiné les élans prédateurs d’un ami de son père. Sa grand-mère, ancienne esclave arrivée d’Haïti au début du siècle dans le sillage du maître qui l’avait affranchie, lui a donné un exemple de résistance silencieuse : devenue une commerçante prospère, elle n’a plus jamais accepté de se soumettre au désir d’un homme. Confiante dans la force qu’elle a tôt transmise à sa petite-fille en l’invitant dans la ronde mystérieuse des divinités vaudou, elle n’hésite pas à couvrir sa fuite : Élizabeth embarque pour Port-au-Prince, où nous la retrouverons bien des années plus tard, aux commandes de sa vie, mère d’un homme qui traverse la ville en libérateur.

En cette année 1867, rien ne destinait Régina, née pauvre parmi les pauvres, à rencontrer le général Léonard Corvaseau. C’est pourtant à son côté que va se poursuivre sa trajectoire d’émancipation.

Avec ce portrait en miroir de deux femmes, ses lointaines grands-mères, qui reconnaissent chacune en l’autre « une semblable, une sœur échappée à la rudesse des conventions », la grande romancière haïtienne nous offre un magnifique hommage à toutes les Passagères de nuit (à commencer par celles des bateaux négriers), ces vaincues de l’histoire dont la ténacité et la connivence secrète opposent à la violence du monde une lumineuse vaillance.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Lauréate du prix Femina 2014 pour Bain de lune, titulaire de la chaire des Mondes francophones au Collège de France en 2019, YANICK LAHENS est née en 1953 en Haïti, où elle vit aujourd’hui encore. Son œuvre, traduite dans de nombreux pays, est publiée par Sabine Wespieser éditeur.

 

 

Avis :

Constante dans l’oeuvre de Yanick Lahens, la mémoire familiale demeure au cœur de son dernier roman, véritable fresque intime et historique. La quête identitaire de la narratrice fait surgir parmi ses racines la figure d’Élizabeth Dubreuil, née libre à La Nouvelle-Orléans vers 1820, et avec elle une lignée de femmes marquées par l’exil, l’esclavage, les violences patriarcales et les silences hérités. À travers cette généalogie longtemps enfouie, la romancière redonne voix à celles qui ont résisté dans l’ombre, transformant leur vécu en récit collectif et poétique de l’histoire haïtienne.

Cette mémoire incarnée prend forme à travers une filiation féminine inspirée des propres ascendantes de l’auteur. Élizabeth Dubreuil, personnage central, est la petite-fille d’une ancienne esclave affranchie devenue commerçante indépendante. Une génération plus tard, Régina, jeune mulâtresse, croise le général Léonard Corvaseau, avec qui elle aura un enfant. Bien que séparées par le temps, ces femmes sont unies par une transmission symbolique et spirituelle, incarnant une souveraineté discrète transmise dans la pénombre. Héritière de cette lignée, la narratrice recompose leur histoire à partir de fragments, de silences et de souvenirs, cherchant à comprendre comment elles ont façonné son identité.

C’est dans cette continuité que s’inscrit la symbolique des passagères de nuit, qui irrigue tout le roman : reléguées aux marges de l’histoire officielle, ces femmes avancent dans l’obscurité, non pas comme des figures effacées, mais comme des gardiennes de la mémoire, des tisseuses de sens. Alors que le jour appartient aux dominants, la nuit est le territoire des résistances discrètes, des transmissions souterraines et des souverainetés silencieuses. Être passagère de nuit, c’est habiter ce lieu de l’invisibilité imposée, tout en refusant l’effacement et en semant dans les ténèbres les graines d’une dignité inaltérable.

Ample et lyrique, l’écriture se déploie en phrases longues et sinueuses, qui ralentissent le rythme comme pour mieux épouser le mouvement de la mémoire. Si cette prose poétique enchante par sa musicalité et sa densité, elle peut aussi désorienter par moments, tant la fragmentation du récit brouille les repères temporels et narratifs, affaiblissant du même coup la tension dramatique et diluant l’impact de certaines scènes au profit d’une méditation diffuse.

Mais cette exigence formelle est aussi le reflet d’une ambition : celle de ne pas céder à la facilité du récit linéaire, de refuser les simplifications et de rendre justice à la complexité des trajectoires féminines. Alors que les figures masculines dominent les récits de conquête, Yanick Lahens choisit de faire entendre les voix de celles qui, marchant dans la nuit, ont éclairé le chemin de leurs descendantes. Elle rappelle, avec une élégance poignante, que l’histoire ne se construit pas seulement dans la lumière éclatante des événements, mais aussi dans les ténèbres fécondes des vies silencieuses.

Passagères de nuit est ainsi un roman exigeant, traversé par une mélancolie lumineuse, qui s’impose comme un hommage vibrant à toutes celles qui, invisibles mais essentielles, ont porté en elles la mémoire d’un peuple et la promesse d’une souveraineté retrouvée. (4/5)

 

 

Citation :

Nous, les petites gens, les vaincus de toujours, n’avons pas été sauvés par Salnave. Nous avons vécu le retour des mêmes événements : des liesses euphoriques que des insurrections violentes faisaient taire par le bruit des armes. Des guerres se livraient, mais il n’y avait pas de vraies victoires. Ceux qui se croyaient les vainqueurs ne l’étaient pas vraiment et vivaient dans la crainte des vaincus. Il y avait juste une trêve. Une trêve jusqu’à la prochaine fois. Le courage des vaincus prend racine dans l’invisible, l’humide, le noir de la terre. Tu as beau vouloir couper des branches, brûler le tronc, l’arbre trouve toujours la brèche entre deux pierres, au cœur d’un terreau oublié pour renaître et te narguer par sa ténacité. 


 

dimanche 28 septembre 2025

[Majdalani, Charif] Le nom des rois

 


 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le nom des rois

Auteur : Charif MAJDALANI

Parution : 2025 (Stock)

Pages : 216

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Et d’un seul coup, le monde qui servait de décor à tout cela s’écroula. J’en avais été un témoin distrait, mais le bruit qu’il provoqua en s’effondrant me fit lever la tête et ce que je vis alors n’était plus qu’un univers de violence et de mort. C’est de celui-là que je suis devenu contemporain. J’avais été, durant des années, dispensé d’intérêt pour ce qui se passait autour de moi par ma passion des atlas, par les royautés anciennes et inutiles et par les terres lointaines et isolées, les berceaux de vieux empires oubliés. Désormais, l’histoire se faisait sous mes yeux et je la trouvais  moche, roturière et vulgaire. »
Dans ce récit de passage à l’âge adulte porté par une écriture ample et élégante, Charif Majdalani raconte la disparition d’un pays et explore ce qui subsiste de l’enfance lorsqu’elle capitule devant les fracas du monde.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Charif Majdalani est écrivain et professeur à l’université Saint-Joseph à Beyrouth. Il est l’auteur d’une dizaine de livres dont Histoire de la grande maison (Seuil, 2005), Villa des femmes (Seuil, prix Jean Giono 2015), Beyrouth 2020 : Journal d’un effondrement (Actes Sud, prix spécial du jury Femina 2020) et Dernière Oasis (Actes Sud, 2021).

 

 

Avis :

Le nom des rois commence dans une enfance beyrouthine bercée par les atlas, les généalogies impériales et les rêveries solitaires. Le narrateur, jeune garçon fasciné par les figures de conquérants et de souverains oubliés, consigne dans ses carnets les noms de dynasties disparues comme d’autres collectionnent les timbres. Ce goût pour les lignées et les empires ne relève pas d’une simple érudition : il traduit une quête d’ordre dans un monde qui vacille.

Entre salons bruissant de conversations feutrées, montagnes resplendissant de majesté silencieuse et soirées rassemblant un gotha cosmopolite pour des parties de cartes sous les lampes tamisées, le Liban des années 1960 apparaît d’abord comme un décor lumineux, presque irréel. Ce pays, que l’on surnommait la Suisse du Moyen-Orient, semble suspendu dans une forme d’élégance heureuse. Mais cette paix n’est qu’apparente. Des bruits sourds montent du dehors, des rumeurs traversent les murs et, bientôt, le monde s’effondre. 

La guerre civile, qui éclate en 1975, transforme le roman en récit d’apprentissage. L’enfant rêveur devient adolescent dans un pays déchiré. A mesure qu’il découvre une histoire réelle qui, dans sa brutalité et sa confusion, n’a rien de noble, ses illusions tombent et ses figures héroïques perdent leur éclat. En même temps que le regard change, la langue glisse d’un lyrisme proustien à une tonalité plus âpre et désenchantée. On quitte les fastes pour les ruines et les récits pour les silences.

Sans jamais revendiquer l’autobiographie, la narration s'ancre dans une mémoire intime transfigurée par la fiction. L’enfance beyrouthine, les rêveries impériales et le glissement vers la guerre semblent émerger d’un vécu personnel, stylisé avec pudeur. S’il ne raconte pas la vie de l’auteur, le roman en recueille les échos, les atmosphères et les obsessions. Ce regard d’enfant, qui filtre le réel sans le réduire, confère à la guerre une dimension abstraite, presque mythologique, dans une distance entre souvenir et invention, entre histoire et imaginaire, où le texte puise sa justesse.

Dans sa langueur mélancolique, l’écriture explore avec obstination les replis de la mémoire. Charif Majdalani écrit en français avec une élégance orientale, tout en ampleur, détours et raffinement syntaxique qui donnent au texte sa respiration, sa densité et sa musique intérieure. L’histoire se tisse dans les interstices du souvenir, entre clartés fugitives et ombres persistantes. 

Ne cherchant ni à reconstituer ni à juger le passé, l’auteur en capte les reflets, les silences et les rémanences dans ce qui constitue moins une chronique qu’un chant discret, les noms comme des balises dans le brouillard de la mémoire. Ce qui s’efface laisse des traces, et ce sont elles que l’écriture recueille, avec pudeur et fidélité, comme on ramasse les fragments d’un monde qui ne reviendra pas, mais qui continue d’habiter les mots. (4/5)

 

 

Citation :

Mon enfance et mon adolescence étaient en train de s’achever là, et je ne me rendais pas tout à fait compte qu’elles s’achevaient aussi avec la fin du pays qui leur avait servi de décor. 


 

vendredi 26 septembre 2025

[Pourchet, Maria] Tressaillir

 






Coup de coeur 💓

 

Titre : Tressaillir

Auteur : Maria POURCHET

Parution : 2025 (Stock)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« J’ai coupé un lien avec quelque chose d’aussi étouffant que vital et je ne suis désormais plus branchée sur rien. Ni amour, ni foi, ni médecine. »
Une femme est partie. Elle a quitté la maison, défait sa vie. Elle pensait découvrir une liberté neuve mais elle éprouve, prostrée dans une chambre d’hôtel, l’élémentaire supplice de l’arrachement. Et si rompre n’était pas à sa portée ? Si la seule issue au chagrin, c’était revenir ? Car sans un homme à ses côtés, cette femme a peur. Depuis toujours sur le qui-vive, elle a peur.
Mais au fond, de quoi ?

Dans ce texte du retour aux origines et du retour de la joie, Maria Pourchet entreprend une archéologie de ces terreurs d’enfant qui hantent les adultes. Elle nous transporte au coeur des forêts du Grand Est sur les traces de drames intimes et collectifs.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Maria Pourchet est écrivaine. Elle est notamment l’autrice de Rome en un jour (2013), Toutes les femmes sauf une (Prix Révélation de la SGDL 2018), Feu (2021) et Western (Prix de Flore 2023). 

 

 

Avis :

Après Feu et Western, Maria Pourchet boucle une trilogie consacrée à des femmes en rupture. Mais là où les précédents récits s’enflammaient ou s’insurgeaient, Tressaillir est une histoire de retrait sans fracas. Michelle, la narratrice, quitte son compagnon Sirius et leur fille Lou, non par colère ni par désir d’ailleurs, mais pour sortir d'une vie devenue trop lourde et trop étroite. Ce départ qui n'est pas une échappée a tout d’une chute et d’une désagrégation consentie.

Réfugiée dans une chambre d’hôtel impersonnelle, elle laisse son corps s’affaisser et sa pensée se disperser, gestes suspendus et repères dissous dans le brouillard de la dépression. Pourtant, tout au fond, malgré la peur ancienne et mal identifiée qui sape sa confiance, quelque chose résiste. Elle ne part pas pour se libérer, mais pour se protéger. Ce qu’elle fuit, c’est moins l’homme qu’elle quitte que l’image d’elle-même qu’elle ne parvient plus à soutenir. Elle se tourne vers une relation antérieure, espérant y trouver un abri : non pas l’amour, mais un regard qui ne menace pas.

Ce qui entrave Michelle ne vient pas seulement du présent. Le roman laisse affleurer un souvenir enfoui, un traumatisme diffus lié à la forêt vosgienne de son enfance, hantée par l’affaire Grégory. Jamais nommé frontalement, ce drame collectif agit comme une ombre portée, imprégnant les lieux, les silences et les peurs. Quelque chose s’est figé là, dans cette région natale, qui continue de travailler Michelle à son insu, la maintenant sous l’emprise invisible d’un passé non résolu et d’un malaise transmis sans mots qui l’empêchent d’avancer et de se reconstruire.

A vif, syncopée, traversée de sarcasmes et d’éclats poétiques, l’écriture reflète cette tension. Avec ses phrases qui heurtent, bifurquent et s’interrompent, c'est une voix qui se débat et tente de se maintenir dans le langage comme on tente de rester debout. 

Jamais nommée, la dépression est partout, dans le ralentissement, l’effacement du désir et l’impossibilité de se projeter. Pourtant, au bout du tunnel qu’est le roman, une lueur apparaît quand un psychiatre ouvre discrètement un espace de parole. Ce n’est ni une solution ni une promesse, mais un léger déplacement dans le regard porté sur soi, qui suffit à desserrer la peur et la sensation de menace.

Tremblante et incertaine, Michelle incarne pourtant le refus des rôles imposés. Contrainte au retrait parce qu’épuisée, elle incarne un féminisme si discret qu’il ne s’énonce jamais, mais pulse comme une nécessité vitale. Sa rébellion surgit d’un instinct de survie, quand la fatigue d’exister et la peur héritée rendent toute adhésion impossible. Cette asphyxie, cette démission sans éclat, Maria Pourchet en fait la matière vive d’un roman traversé par une langue nerveuse, sarcastique, incandescente – où la souffrance ne se raconte pas, mais s’éprouve. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Alors réapparaît l’horreur qui à seize ans me clouait déjà à la tapisserie. Chercher un garçon. Attendre que l’un me choisisse en jouant celle qui décide et se haïr pour ça en plus du reste. Et il faudrait retrouver. À nouveau prendre cette cambrure de guetteuse. Les regarder passer, imaginant la place qui leur reste, ce qu’ils ont encore ou non à donner, n’en trouver aucun d’assez neuf, d’assez vaste. Se surprendre sur le marché de la troisième main à trier les pas finis des pas nets, songer mon Dieu je pourrais terminer avec un type pareil. Car à mon âge, quand on retrouve, c’est pour commencer à finir.


J’ai depuis quelques jours un passé. Je pensais l’avoir depuis un moment, vingt-cinq ans minimum, mais je confondais. Avec une région verte et noire, avec mes cheveux courts et des garçons vite faits, avec des problèmes de fric et des gens que je ne vois plus. Une friche où s’égaraient des chats perdus, ma mère, l’école, la forêt, apprendre à nager, apprendre à lire, le corps troué de l’adolescence, la jeunesse ratée, les amours tristes, les doux, les endurants, démissionner, enfanter. Je pensais avoir vécu, évasivement, mais vécu. 
En réalité, le passé vient d’arriver. 
Le passé s’installe à l’instant où on exécute la décision d’en finir avec ce qui ne s’appelle déjà plus une existence. Qui s’appelle un temps. Puisqu’il en précède un autre dont on ne sait rien. Qui pourrait tout aussi bien m’engloutir. L’opération est d’une intense brutalité, docteur.


Paris on vient pour commencer et on y reste pour pouvoir recommencer.


Treize ans, effarouchée et sans grâces manifestes, dans la tribu collégienne qui classe et qualifie les individus selon quatre critères – la force, la beauté, l’obéissance, l’utilité – je ne suis reconnue pour rien. Que faire sinon disparaître. Et la disparition est à portée de main qui s’emporte partout, un livre. C’est donc à cet âge que j’ai lu tous les livres disponibles. Un par jour, un par nuit.


Le langage produit chez ceux qui le possèdent des effets de pouvoir et de surplomb et occasionne chez ceux qui ne le possèdent pas des effets de paupérisation et de faiblesse. Comme le fric et la beauté.


Aimer non pas un corps, pas un amour, aimer plus élémentaire et plus fort parce que aimer un semblable sans l’attente d’aucune métamorphose, d’aucun serment mais le contraire : se jeter pour quelques heures dans le réconfort du même, silencieux. Aimer pour la peau, aimer parce que c’est humain, aimer pour une fois comme les animaux ne sauraient pas. Cela n’arrive qu’ainsi, n’arrive qu’à deux camarades coincés loin de chez soi entre la fatigue et l’abandon. Et tandis qu’Éric embrassait mes seins, mon sexe, en ronronnant dans sa gorge l’air de folk de la voiture, pas encore décidé à faire plus que réchauffer nos os grandis au même endroit, je lui promis de ne plus jamais l’oublier.

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

mercredi 24 septembre 2025

[Montesquiou, Alfred (de)] Le crépuscule des hommes

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le crépuscule des hommes

Auteur : Alfred de MONTESQUIOU

Parution : 2025 (Robert Laffont)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Chacun connaît les images du procès de Nuremberg, où Göring et vingt autres nazis sont jugés à partir de novembre 1945. Mais que se passe-t-il hors de la salle d'audience ?
Ils sont là : Joseph Kessel, Elsa Triolet, Martha Gellhorn ou encore John Dos Passos, venus assister à ces dix mois où doit oeuvrer la justice. Des dortoirs de l'étrange château Faber-Castell, qui loge la presse internationale, aux box des accusés, tous partagent la frénésie des reportages, les frictions entre alliés occidentaux et soviétiques, l'effroi que suscite le récit inédit des déportés.
Avec autant de précision historique que de tension romanesque, Alfred de Montesquiou ressuscite des hommes et des femmes de l'ombre, témoins du procès le plus retentissant du XXe siècle.
Un roman vrai, qui saisit les sursauts de l'Histoire en marche.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Alfred de Montesquiou est né à Paris en 1978. Il a grandi entre les États-Unis, l’Angleterre et la France. Grand reporter, lauréat du prix Albert Londres, il a couvert pendant vingt ans les grands conflits du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Asie centrale. Il est l’auteur de plusieurs récits et romans, dont Oumma (Grasset, 2014) et Une histoire française (Stock, 2017).

 

 

Avis :

Se posant en historien méticuleux autant qu’en écrivain traversé par le vertige du témoignage, Alfred de Montesquiou s’immerge dans les coulisses du procès de Nuremberg, qu’il érige en reflet d’un monde en décomposition, vacillant sous l’effondrement de ses certitudes. Ce ne sont pas les débats judiciaires qui l’intéressent en premier lieu, mais les regards qui les scrutent : ceux des écrivains, des photographes et des reporters venus saisir l’instant où l’humanité titube entre justice et vengeance, mémoire et oubli.  

Le titre lui-même est symbolique dans son renvoi explicite au Crépuscule des dieux de Wagner, ce moment où les dieux s’effacent dans le tumulte d’un monde qui s’écroule. Ici, ce ne sont plus des figures mythologiques qui tombent, mais des hommes enivrés jusqu’à la folie de leur propre toute-puissance. L’auteur observe cette chute dans le décor glacé du tribunal, mais surtout au travers des regards de ceux qui observent, racontent et jugent. Journalistes, photographes, traducteurs... : tous sont les témoins de cette fin de règne, non pour en chanter l’agonie, mais pour tenter de comprendre comment l’histoire a pu engendrer ses propres monstres.

Au cœur de cette constellation d’observateurs où gravitent notamment Joseph Kessel, Elsa Triolet, John Dos Passos ou encore Rebecca West, le photographe Ray D’Addario occupe une place singulière, alors que ses images, en figeant les visages, saisissent les failles, les tensions latentes et les silences lourds de sens. Plus que des documents, ses clichés incarnent cette frontière mouvante entre observation et implication, entre image et vérité. Autour de lui, le château Faber-Castell, où loge cette communauté de regards, se transforme en Walhalla en ruines, peuplé non pas de héros triomphants, mais de consciences en éveil, hantées par ce qu’elles voient et ce qu’elles doivent transmettre.

Dépassant la chronique historique, le roman se fait alors méditation sur la chute et le réveil groggy d’un monde cherchant un passage entre la force et le droit, entre le fracas des armes et la fragile promesse de justice. Le crépuscule évoqué n’est pas seulement celui des accusés, mais celui de l’époque qui les a engendrés. En filigrane, l’auteur interroge la capacité du récit à conjurer l’oubli et à redonner sens là où le silence menace. Tendue et sans emphase, sa prose affronte la gravité du sujet sans jamais céder au pathos. Il nous rappelle que le crépuscule est certes une fin, mais aussi une lumière oblique, vacillante mais tenace, qui éclaire les visages de ceux qui restent et témoignent. 

Si cette ambition littéraire, portée par un travail de documentation remarquable, confère au roman une vraie densité, il est vrai aussi que cette richesse tend parfois à ralentir l’élan narratif, tant l’équilibre entre rigueur historique et souffle romanesque se révèle délicat à tenir. La polyphonie du récit, bien que fidèle à la complexité du moment, en vient de temps à autre à disperser l’attention du lecteur, qui peine à s’ancrer dans une voix centrale. On pourra également regretter que les voix allemandes – accusés, témoins ou population civile – demeurent en retrait, comme si le roman choisissait de ne pas sonder l’autre versant du gouffre.

Quoi qu’il en soit, Le Crépuscule des hommes demeure une œuvre puissante, lucide et nécessaire, qui interroge autant qu’elle éclaire. Elle nous invite à considérer l’histoire non comme une vérité immédiatement saisissable, mais comme une matière vivante, façonnée par les perceptions, tissée de regards, de silences et de récits. Enfin, elle nous laisse avec cette certitude fragile que comprendre l’histoire, c’est déjà commencer à la réparer. (4/5)

 

 

Citations :

Le médecin sort une feuille d’évaluation psychologique qu’il a transmise aux détenus. Ce sont des tests de quotient intellectuel. La plupart des accusés ont largement dépassé la moyenne. Göring a un QI impressionnant de cent trente-huit, tandis que Schacht, le financier du IIIe Reich, culmine à cent quarante-trois. Seuls Streicher, l’idéologue racial vieillissant, et Kaltenbrunner, le gestapiste balafré, stagnent autour de cent. Ces chiffres intriguent Ray autant qu’ils le troublent. Comment concilier une telle intelligence avec tant de monstruosité ?

De la même manière que les juges ne comptent aucun Allemand et aucun membre d’un pays neutre, ils ne comportent aucune femme.

 

lundi 22 septembre 2025

[Thomas, David] Un frère

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un frère

Auteur : David THOMAS

Parution : 2025 (L'Olivier)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

 « Pendant presque quarante ans, il aura été là sans plus vraiment être là. Lui, mais plus lui. Un autre. »
 
David Thomas raconte le combat de son frère contre cette tyrannie intérieure qu’est la schizophrénie. Sa dureté, sa noirceur, ses ravages. Depuis la mort brutale d’Édouard jusqu’aux années heureuses, il remonte à la source du lien qu’il a eu avec son aîné et grâce auquel il s’est construit. Lors de ce cheminement, il s’interroge : comment écrire cette histoire sans trahir, sans enjoliver ? Écrire pour rejoindre Édouard. Le retrouver.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

David Thomas est l’auteur de plusieurs romans et recueils d’instantanés parmi lesquels La Patience des buffles sous la pluie ou Seul entouré de chiens qui mordent (prix de la nouvelle de l’Académie française 2021). Partout les autres, a été couronné en 2023 par le prix Goncourt de la nouvelle.

 

 

Avis :

Après la mort de son frère schizophrène, David Thomas s’efforce avec pudeur et sincérité d’exhumer les fragments de quarante ans d’un lien fraternel que la maladie, insidieuse et tyrannique, n’a cessé de distordre, tout en le rendant plus viscéral et sacré. Ecartant la tentation du pathos ou de l’explication clinique, il s’avance à pas feutrés dans les zones d’ombre de la mémoire, tissant au fil des pages une tapisserie de souvenirs où l’amour se mêle à la douleur et où l’absence devient cette présence obsédante si bien décrite par Philippe Forest.

Écrivant comme on marche sur des braises, David Thomas construit son récit en une succession de tableaux chargés d’émotion contenue et vibrant d’une intensité sourde, comme si, retenus trop longtemps, les mots s’échappaient enfin, haletants, pour dire ce qui n’avait jamais été dit. Tandis que les années s’écoulent, marquées par les internements, les silences, les rechutes et les disparitions, le narrateur tente de recomposer le visage d’Édouard, cet aîné devenu fantôme, cet homme que la maladie a dépossédé de lui-même, le transformant en énigme souffrante que l’on ne sait plus comment aimer.

Pendant qu’il nous donne à ressentir les ravages de la schizophrénie – cette tyrannie intérieure qui isole et mutile –, le récit tremble, espère et pleure dans une fragilité assumée qui en fait la bouleversante singularité. En même temps, aussi sincère soit-elle, cette introspection tend parfois à tourner en boucle, comme si le narrateur, incapable de s’extraire du vertige du manque, revenait sans cesse aux mêmes motifs, sans parvenir à les déplacer ni à les transformer. Ce ressassement, qui peut être lu comme une fidélité au deuil, donne au texte une tonalité presque hypnotique, mais risque aussi d’en émousser la tension en enfermant le lecteur dans une chambre d’écho où les variations sont plus d’intensité que de contenu. Ainsi, le récit s’enfonce toujours davantage dans la répétition, comme si le chagrin, refusant toute résolution, exigeait d’être rejoué à l’infini.

A la fois lettre à l’absent, tentative de réconciliation posthume et offrande tardive, ce roman se lit comme on ouvre un journal intime resté longtemps scellé. Porté par une langue limpide et vibrante, par des phrases longues qui semblent vouloir retenir le temps, c’est un chant funèbre et lumineux, un hommage à la complexité des liens familiaux, à la douleur de survivre et à la beauté de se souvenir – même si ce souvenir, parfois, tourne sur lui-même comme une toupie mélancolique refusant de s’arrêter. (3,5/5)

 

 

Citations :

L’essence même de la folie (…) : un enfermement mental, une souffrance indescriptible d’être coupé des autres et de soi, quelque chose qui vous met hors du monde sans votre consentement, tout en vous faisant croire (et c’est là toute la subtilité du vice) que vous en faites encore partie. 


Je n’ai pas les compétences pour dire ce qu’est la folie, la seule chose que je sais, dans mes profondeurs les plus archaïques, c’est qu’elle est pour moi la pire des afflictions. Cette souffrance, je l’ai vue quatre décennies dans les yeux de mon frère. Et quand on a vu ce regard qui vous supplie de le sortir de là, qui vous adjure de l’aider, de mettre fin à ces hurlements silencieux, alors que l’on est TOTALEMENT impuissant pour ouvrir la porte de cette prison intérieure, on vit, même normalement, même heureux, avec une peine aussi diffuse qu’un brouillard. 


L’inquiétude est une eau rusée, elle s’infiltre, contourne, trouve les interstices et fonce torrentielle dans les failles.


Je songe souvent à ce que Duras évoque dans Écrire et des phrases remontent à la surface de mes doutes : « L’écriture c’est l’inconnu. Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire. Et en toute lucidité. […] Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. »


Car ce qu’il y avait d’insupportable dans la mort de mon frère, ce n’était pas sa mort, c’était sa vie.


Signer une HDT pour des raisons psychiatriques n’est jamais un acte anodin. À Pompidou mon frère a été attaché avec une camisole sur brancard pendant trois heures avant de voir le médecin. À son arrivée à Sainte-Anne il a littéralement été shooté pour le sédater et faire descendre la tension. Mon frère, alors, n’avait plus aucun contrôle sur lui-même. La psychiatrie, surtout aux urgences, vous sépare de vous-même, elle vous prend en charge sans vous demander votre consentement. Et les malades, malgré l’altération de leur entendement ou de leur discernement, de leur capacité de raisonner, en ont toute conscience. Pour lui, signer ce papier était se faire complice de ceux qui le maintenaient dans la maladie.


Pour pouvoir écrire, il faut lire les plus grands et laisser doucement, lentement, retomber les sédiments jusqu’à ce que l’eau reprenne sa clarté. Mais cela prend du temps. Beaucoup de temps.


On peut finir par se détacher, finir par être quelqu’un et ne plus apparaître comme le frère de, le frère aîné reste TOUJOURS l’aîné. Mon regard sur lui était toujours en contre-plongée. Toute la vie. Ce n’est pas une question de taille, d’aura, de place ou de réussite, c’est inné, inscrit. Quand bien même le cadet atteint le toit du monde, comprend mieux, sait mieux, vit plus grand, plus haut, plus brillamment, vainc une armée de Huns alors que l’aîné se contente d’une vie modeste, l’aîné le reste ad vitam.


Même si j’ai horreur du déterminisme, je ne peux nier que nos vingt premières années nous conditionnent pour le reste de notre existence. On passe sa vie à se désembourber de soi-même, à se dévier de ce que l’on s’imagine avoir été écrit pour soi. Se construire, c’est déconstruire l’image que l’on s’est faite de soi-même.
 
 
Le poète ne le vit que par intermittence, le temps d’écrire le poème, mais n’y reste pas. Mais le malade le vit, le malade est CONSTAMMENT dans l’état poétique, CONSTAMMENT dans une autre perception. Il y est enfermé. Il est sur une île depuis laquelle il voit le continent. Il sait parfaitement comment on parle, comment on vit sur le continent. Il le sait, parce qu’il en vient. Mais ce mode de vie sur le continent lui est interdit, maintenant, il est en exil. Il est sur une île, ou en relégation, comme ces hommes ou ces femmes envoyés par le régime soviétique à l’autre bout du pays pour du travail forcé. Ils ne sont pas en prison ou dans des camps, parfois ils sont juste dans des villages de dix ou quinze habitations, ils n’ont pas quitté le pays, ils ne sont pas incarcérés, ils sont mis à l’écart et forcés au travail pour la collectivité. Comme Brodsky près d’Arkhangelsk. Les malades mentaux sont dans la même situation, des relégués. 

 
Ce récit m’aura permis de transformer une peine en présence, de me la rendre. Maintenant le livre peut bien se finir, cette présence, elle, ne me quittera jamais. Parce que je ne veux pas qu’elle me quitte. Ce n’est ni bien ni complaisant, ni triste ni apaisant, c’est là. 


 

samedi 20 septembre 2025

[Lamarche, Caroline] Le Bel Obscur

 






J'ai beaucoup aimé 

 

Titre : Le Bel Obscur

Auteur : Caroline LAMARCHE

Parution : 2025 (Seuil)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Alors qu’elle tente d’élucider le destin d’un ancêtre banni par sa famille, une femme reprend l’histoire de sa propre vie. Des années auparavant, son mari, son premier et grand amour, lui a révélé être homosexuel. Du bouleversement que ce fut dans leur existence comme des péripéties de leur émancipation respective, rien n’est tu. Ce roman lumineux nous offre une leçon de courage, de tolérance, de curiosité aussi. Car jamais cette femme libre n’aura cessé de se réinventer, d’affirmer la puissance de ses rêves contre les conventions sociales, avec une fantaisie et une délicatesse infinies.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Caroline Lamarche vit à Liège. Son œuvre témoigne d’un éclectisme et d’une hardiesse renouvelés de livre en livre. Elle a notamment obtenu le prix Rossel avec Le Jour du Chien (Les Éditions de Minuit) et le Goncourt de la nouvelle pour Nous sommes à la lisière (Gallimard). Elle signe avec Le Bel Obscur son retour au roman.

 

 

Avis :

Sans aucun doute le plus personnel de l’auteur, ce roman à forte consonance autobiographique tisse avec une délicatesse troublante le récit d’une femme confrontée à la révélation de l’homosexualité de son mari – son premier amour et son compagnon de jeunesse – et à la résurgence d’un ancêtre oublié, Edmond, dont le destin effacé semble faire écho à celui de Vincent, l’époux devenu autre.

Loin de se réduire à une autofiction ou à une chronique conjugale, le livre déploie une architecture subtile où le passé et le présent se répondent pour faire de la mémoire familiale le miroir d’une histoire collective plus vaste : celle des désirs contraints et des existences condamnées à l’ombre. Edmond, ce « bel obscur » resurgi sous la forme d’une photographie parmi les papiers de famille, incarne une figure masculine effacée, dont la disparition prématurée et le silence autour de son nom laissent deviner une trajectoire entravée par les normes sociales du XIXe siècle. Deux hommes, deux époques : l’un que la pression sociale pousse au silence et à la disparition, l’autre que l’attention aimante, la curiosité bienveillante et la fidélité souple de son épouse autorisent à s’épanouir dans une liberté pleinement assumée, non arrachée mais offerte.

C’est là que le roman prend une dimension à la fois sociologique et profondément inédite. Confrontée à une situation intime pour le moins désarçonnante, la narratrice cherche autour d’elle des figures auxquelles se raccrocher, des récits qui pourraient l’éclairer, des mots qui diraient ce qu’elle vit. Mais là où les personnes LGBTQ+ disposent aujourd’hui de réseaux, de communautés et de ressources pour penser leur place et leur histoire, elle découvre un quasi-vide : rien ou presque, en dehors des Etats-Unis, sur les femmes qui ont aimé des hommes contraints de dissimuler leur orientation, rien sur celles qui ont partagé leur quotidien, leur intimité et leur silence. C’est une surprise pour elle comme pour le lecteur, qui se prend soudain à réfléchir au sort de ces « victimes dans l’ombre des victimes ».

Mais un étonnement peut en cacher un autre, qui n’en finit pas de rendre cette lecture troublante. Victime certes, la narratrice n’a, malgré la révélation et la transformation du désir, aucune envie de dénouer le lien qui l’unit à son mari. Ce lien, que l’on pourrait croire incompréhensible, voire paradoxal, interroge le lecteur tout au long du récit. Pourquoi rester ? Pourquoi aimer encore ? Pourquoi ne pas fuir, rompre, reconstruire ailleurs ? Peu à peu se dévoile la complexité de sa démarche : non un renoncement ni un sacrifice, mais un choix lucide et une fidélité à ce qui fut, à ce qui demeure, à ce qui échappe. En s’obstinant à relier les fragments d’une vie, à faire de cette relation transformée un lieu de réinvention, elle accomplit un geste profondément politique dans sa discrétion : un geste qui repousse les limites de l’acceptation de l’altérité et interroge les normes du couple, les frontières du désir, les formes possibles de l’amour au-delà de la sexualité.. 

Souple, lumineuse et traversée de références littéraires, la plume avance par glissements, éclats et retours, dans une dynamique qui semble hésiter à trancher ou conclure, préférant le tremblement à la résolution. Cette retenue, si elle confère au roman sa beauté singulière, évoque aussi une forme de repli, le récit semblant parfois s’enrouler autour de sa propre intériorité, comme si la narratrice ne parvenait jamais tout à fait à se dégager du halo mélancolique qui l’enveloppe.

Et pourtant, c’est dans cette impasse pleinement embrassée, dans la complexité nue de ce que signifie aimer et coexister avec l’autre, que le récit puise sa force. En conjuguant l’intime et le politique, le personnel et le collectif, il déploie une lucidité douce et une émancipation discrète, surprenant autant par ce qu’il révèle que par ce qu’il choisit de ne pas simplifier. (4/5)

 

 

Citations :

En quête d’un encadrement moins brutal, je suis revenue vers les livres. À l’époque dont je parle, il n’y avait strictement aucune référence sur Internet. Quand je cherchais femmes d’homosexuels, on me renvoyait systématiquement à des ouvrages ou des articles traitant des femmes homosexuelles. 
Heureusement les Américains, eux – ou plutôt elles –, avaient fait le boulot dès les années soixante-dix. The Other Side of the Closet, d’Amity Pierce Buxton Ph.D., initiatrice d’un très actif réseau d’entraide, m’a frappée par sa démonstration imparable de l’effet domino de l’homophobie. Cette Amity, docteur en éducation de l’Université Columbia à qui son mari avoua un jour son homosexualité, y expliquait que dans les couples tels que le nôtre les épouses se trouvaient aussi « in the closet », dans le placard. Certaines divorçaient sans attendre. D’autres, la majorité, tenaient bon par amour ou par souci familial avant de se retrouver seules à l’âge mûr. Quelques-unes s’informaient, voire fréquentaient à la marge l’univers de leur conjoint. La plupart mettaient des années à retrouver un brin de confiance en elles-mêmes. Peu refaisaient leur vie, victimes collatérales d’une homophobie qui acculait les gays au mariage ou au suicide.


Quelques jours plus tard, lorsque nous avons pris congé de Brian le long de Canari Wharf, il nous a dit, nous rassemblant du regard : « Vous êtes le couple le plus étonnant que j’aie jamais rencontré. » Et, à Vincent : « Je veux qu’elle soit heureuse. » « Moi aussi », a renchéri Vincent, avec conviction. J’écoutais comme d’une autre galaxie. Qu’est-ce qu’ils avaient tous à vouloir mon bonheur ? Cela sonnait comme une sommation à trouver moi aussi des amants d’un soir, d’une semaine ou d’un mois, voire à refaire ma vie. Plus qu’une façon de se débarrasser de moi, j’ai préféré y voir leur gratitude et leur souhait très sincère que mon avenir s’ouvre comme il s’ouvrait pour Vincent. Pour lui, tout semblait simple. Nouveau départ, nouveau paysage et une communauté au sein de laquelle trouver des repères et déployer sa neuve identité. La mienne, d’identité, étroitement liée à l’homme que j’avais choisi pour la vie, se craquelait comme un vernis de mauvaise qualité. C’était si inconcevable, si insidieusement terrifiant, que je suis entrée dans le jeu du couple le plus étonnant. J’avais besoin de cette admiration à l’heure où l’on me priait d’être heureuse toute seule.


Ce que j’ai commencé à comprendre au terme de cet aveu lancé à mon beau-frère et ma belle-sœur après des années de silence, c’est que si les homosexuels souffrent de leur relégation dans la clandestinité, leurs épouses, au placard elles aussi, ne bénéficient pas du soutien d’une communauté, de lieux de rencontre, de manifestations ou de drapeau à leurs couleurs. La Rainbow House, fondée depuis, offre pourtant le plus inclusif des sites internet du monde. Régulièrement je l’écume avec admiration et envie, cherchant une petite place où faire entendre ma voix dans le grand concert des associations ouvertement féministes et antipatriarcales qui la composent. Mais force m’est de constater que les intentions détaillées sous la rubrique « Familles LGBTQIA+ » ne concernent que les droits des parents homosexuels. Quant au « Focus Femmes » – ce que, tout bien considéré, je crois être –, il est réservé aux « lesbiennes, bisexuelles, transgenres, queers et intersexuées ». Si cela avait été aussi clair du temps de mes naïfs débuts, je ne me serais jamais risquée à solliciter une oreille compréhensive dans ce qui s’était révélé le lieu de rejet du corps étranger que je semblais être.


Je me suis laissé tuer sans effusion de sang, sans la moindre violence, sans autre victime que moi-même. L’estomac des anorexiques se rétrécit jusqu’à la mort, le sexe des abstinents aussi, à la différence qu’on n’en meurt pas vraiment. Il suffit de ne plus y penser, de bannir le souvenir des lieux où veillaient nos sens à l’affût, d’en fermer définitivement la porte comme on condamne la chambre d’un enfant mort.


« En Chine, les épouses d’homosexuels se rebiffent », titrait Courrier international. Dans un pays qui réprimait férocement l’homosexualité, presque tous les gays se mariaient. Résultat : plus de 16 millions de femmes chinoises épousaient sans le savoir un homosexuel, 90 % d’entre elles souffraient de dépression et 10 % faisaient des tentatives de suicide, « victimes dans l’ombre d’autres victimes ».

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

jeudi 18 septembre 2025

[Poix, Guillaume] Perpétuité

 


 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Perpétuité

Auteur : Guillaume POIX

Parution : 2025 (Gallimard)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

18 h 45. Une maison d’arrêt du sud de la France. Pierre, Houda, Laurent, Maëva et d’autres surveillants prennent leur service de nuit. Captifs d’une routine qui menace à chaque instant de déraper, ces agents de la pénitentiaire vont traverser ensemble une série d’incidents plus éprouvants qu’à l’ordinaire.
En regardant celles et ceux qui regardent, Guillaume Poix plonge dans le quotidien d’un métier méconnu, sinon méprisé, et interroge le sens d’une institution au bord du gouffre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1986, Guillaume Poix a publié plusieurs pièces aux Éditions Théâtrales, dont Soudain Romy Schneider, Un sacre / La vie invisible et Léviathan (matériau). Il est l’auteur de trois romans aux Éditions Verticales : Les fils conducteurs (prix Wepler – Fondation La Poste, 2017), Là d’où je viens a disparu (2020) et Star (2023).

 

 

Avis :

Immersion dans les entrailles d’une maison d’arrêt du sud de la France, Perpétuité épouse la touffeur de l’univers carcéral au plus près du vécu des surveillants, ces invisibles rouages pris dans la même logique d’usure, de répétition et de claustration que les détenus dont ils ont la garde. Entre gestes mécaniques, échanges furtifs et tensions larvées, la narration installe l’atmosphère sombre et pesante d’une nuit en détention où tout menace à chaque instant de basculer.

Hors des repères du monde ordinaire, la prison se mue en île nocturne, territoire clos et flottant où les surveillants-robinsons évoluent en apesanteur, livrés à eux-mêmes dans un huis clos traversé de tensions. Chaque nuit les dépose là, dans cet espace resserré où les corps s’épuisent, les regards se croisent sans s’attarder et les voix, souvent à demi-mot, trahissent une fatigue qui déborde le physique pour s’enfoncer dans les strates plus profondes de l’épuisement existentiel. Face à la cocotte-minute qu’est la détention – ses débordements imprévisibles, ses montées en pression, sa violence diffuse exacerbée par une surpopulation chronique –, ils doivent tenir seuls, sans relais ni échappatoire. Loin d’incarner une autorité distante, ils apparaissent eux-mêmes comme enfermés : dans des horaires inversés qui brouillent le rythme des jours, dans des protocoles automatisés qui déshumanisent les gestes, dans une vigilance de chaque instant où la moindre faille peut faire vaciller l’équilibre du lieu. Exposés à une pression institutionnelle constante, ils s’usent dans le silence, sans reconnaissance ni espace pour déposer ce qu’ils absorbent.

Dans ce climat, le défoulement et l’esprit d’équipe font figures de bouées de sauvetage. Entre deux rondes, dans un bureau trop exigu, autour d’un café tiède ou d’un sandwich avalé debout, surgissent des instants de respiration arrachés à la nuit, où l’on plaisante et chahute avec une rudesse complice, comme pour conjurer l’angoisse latente. Ces soupapes indispensables dans un quotidien vécu en apnée, seuls exutoires à une tension qui ne cesse de monter, l’auteur les restitue comme caméra au poing, dans un luxe de détails prosaïques et une oralité brute qui disent tout de la fatigue, de la solidarité et de la nécessité de tenir. Entre silences, soupirs et éclats de rire nerveux, cette langue vivante et rugueuse fait affleurer une angoisse sourde et une usure persistante qui imprègnent chaque échange et donnent au moindre geste une portée dramatique. Pris dans cette matière sonore et physique, le lecteur avance en retenant son souffle, comme s’il partageait lui aussi cette veille inquiète et ce vertige latent où, à tout instant, sur un mot mal placé ou un regard trop appuyé, tout semble pouvoir rompre.

Mais Perpétuité n’est pas seulement une atmosphère : il dresse un état des lieux alarmant d’un système carcéral français à bout de souffle. À travers les voix des surveillants, le roman donne à entendre la fatigue institutionnelle, la violence ordinaire, la solitude structurelle d’un métier relégué aux marges. Sans jamais verser dans le manifeste, le texte fait émerger la critique d’un système punitif censé contenir la violence mais qui la reproduit, conçu pour punir mais incapable de transformer, et qui, engorgé, en vient à se réduire à une gestion de flux où l’individu disparaît derrière le chiffre, le dossier et la procédure. Loin d’être un simple dysfonctionnement, la surpopulation chronique s’avère le symptôme d’un modèle qui ne sait plus quoi faire de ceux qu’il enferme – ni comment les accompagner, ni à quoi sert de les punir de cette façon. 

Plongée saisissante de réalisme dans les zones grises d’un appareil pénal enrayé, Perpétuité s’impose comme une œuvre lucide et profondément incarnée. Mais, à force de coller au grain du quotidien, de s’en tenir aux gestes et aux silences, l’on y frôle parfois l’asphyxie, la puissance du roman tenant autant à ce qu’il montre qu’à ce qu’il ne permet pas d’espérer. L’humanité vacillante qu’il donne à voir semble condamnée à tourner en rond, sans horizon ni sursaut – une stagnation qui interroge moins la violence du système que notre capacité collective à en imaginer la sortie. (4/5)

 

 

Citations :

Il a découvert que l’illégalité n’a souvent rien de captivant, désœuvrement caractéristique, précarité sociale typique, désert affectif, chaos éducatif, tous ces verdicts comme autant de mornes cases cochées pour avoir une prise et ça s’arrête là. Ici comme ailleurs, derrière les murailles de cette maison d’arrêt, ils croulent sous les récidives soporifiques et interchangeables, il n’y a strictement rien de croustillant à raconter, trafic de dope, vols à l’étalage, braquages, embrouilles, accidents meurtriers d’alcooliques au volant, abus sordides – l’ordinaire et sa gueule de M. Tout-le-Monde, alors il ne veut plus rien entendre de ce qu’ils ont fait, il n’est pas là pour ça.


La taule dont on ne sait plus se dispenser, qu’on gave et qui soustrait au regard tout ce que l’on ne veut pas voir, pas comprendre, pas expliquer. La taule, en définitive, qui implosera bientôt à force de pression, d’injonctions contradictoires, d’opinion publique et de clientélisme, d’effectifs d’un côté, de sous-effectifs de l’autre, d’incidents, de hurlements, d’insalubrité, de rappels à l’ordre, de ressassements des mêmes histoires de merde. 
Oui, s’alarme Pierre tandis qu’il retrouve Maëva dans la salle de repos, cette taule-là ne va pas tarder à crever comme un canot de sauvetage et alors, quand ça arrivera, tout l’air vicié respiré par les cœurs suppliciés pas moins humains qui la peuplent et la surveillent, l’animent et la défendent, tout l’air qu’on pompe et rejette en espérant l’avoir assaini par le miracle de l’amendement, vieille marotte de la pénitentiaire, tout cet air-là déferlera dans les villes et les campagnes, les ports et les banlieues, les rues, les avenues – et il n’y aura plus qu’à constater qu’il n’est pas plus corrompu qu’au-dehors.


La taule, c’était la poule ou l’œuf ? Qu’est-ce qui venait en premier, le délit ou la détention ? À reconsidérer les individus avec lesquels elle avait longuement cohabité et dont elle estimait avoir, d’une certaine manière, charge d’âme, elle avait fini par se convaincre que tout cela n’était qu’une mascarade conçue et mise en scène par des gens qui ne mettaient jamais un pied en détention mais définissaient le profil de ses usagers, des gens qui, dehors, affichaient leur foi en l’institution carcérale, qui estimaient bruyamment ou tacitement qu’elle avait une vertu et servait à quelque chose – non pas à supprimer la criminalité ou les infractions, son inefficacité était criante sur ce point, non pas à rééduquer les détenus, non pas à protéger qui que ce soit, mais bien à inventer la délinquance.

 

mardi 16 septembre 2025

[Dunant, Ghislaine] Un amour infini

 


 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Un amour infini

Auteur : Ghislaine DUNANT

Parution : 2025 (Albin Michel)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Elle est descendue en retard, elle voulait encore fumer une cigarette, fumer seule, une fois de plus. Pour sentir le temps qui passe, ne plus savoir qui elle est, ni ce qu’on peut vouloir d’elle.
Ce roman installe le lecteur au cœur d’une rencontre de trois jours sur l’île de Ténérife, en juin 1964, prévue mais bouleversée par un événement tragique, entre un astrophysicien d’origine hongroise qui a dû fuir l’Europe et s’exiler aux États-Unis et une mère de famille française.
Alors que rien ne devrait les rapprocher, leurs conversations sur leurs passés distincts et l’exploration de l’île vont les ouvrir profondément l’un à l’autre. Le ciel, l’univers, l’histoire de la Terre… Les sujets de l’astrophysicien rejoignent la sensibilité de celle qui a observé le mystère de la toute petite enfance et a toujours eu une approche sensitive des êtres. Leur désir réciproque va s’accompagner de la puissance des éléments qui les entourent.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ghislaine Dunant est née à Paris en 1950. Elle a déjà publié trois romans chez Gallimard, un récit, et un essai chez Grasset : Charlotte Delbo, la vie retrouvée, qui a été couronné du prix Femina de l’essai. Elle a consacré sa vie à l’écriture depuis 1987, tout en en élevant ses deux enfants avec son compagnon, artiste peintre.

 

 

Avis :

Il est des romans qui ne racontent pas, mais qui exhalent leur histoire. Un amour infini est de ces rares-là. Ghislaine Dunant y compose une partition délicate, presque suspendue, autour d’une rencontre imprévue entre Louise, femme française en voyage, et Nathan, astrophysicien hongrois en exil. Trois jours sur l’île de Ténérife suffisent à faire vaciller les certitudes, à ouvrir une brèche dans le tissu serré du quotidien.  

Cela aurait pu n’être qu’une histoire d’adultère, une aventure au sens romanesque. C’est une parenthèse cosmique, un glissement subtil dans l’ordre des choses. Tels deux astres qui s’attirent sans se heurter, Louise et Nathan se découvrent dans le silence des volcans et dans les ruelles de La Laguna comme dans autant d’interstices du temps. L’amour n’est pas un événement. Sans jamais chercher à le capturer, le roman en souligne l’inéluctabilité, comme une force gravitationnelle inscrite dans la matière même du monde, une force ancienne et patiente qui affleure enfin à la surface.  

Nathan, homme de science et d’exil, porte en lui les cicatrices d’un passé traversé par la guerre, la fuite et la perte. Affleurant sans jamais s’imposer, son drame personnel est là, dans les silences, les phrases retenues ou les regards qui s’attardent sur l’horizon. La pudeur douloureuse dans lequel il se dissout donne à la rencontre une densité particulière, comme si l’amour, ici, n’était pas une échappée mais une reconnaissance mutuelle de ce qui a été traversé.

Jouant un rôle presque chamanique, la nature n’est pas décor, mais, élément actif du récit et miroir des états intérieurs, se fait révélatrice des failles et des élans. Entre volcans endormis, forêts primaires et ciel immense, les paysages de Ténérife enveloppent les personnages comme pour mieux les déposséder de leurs repères et les rendre disponibles à une forme d’écoute nouvelle. Au contraire d’un enfermement, l’isolement insulaire se révèle une chambre d’écho où les voix intimes peuvent enfin se faire entendre, alors que, semblant peindre chaque scène à la lumière lente du couchant, la prose sensuellement contemplative de Ghislaine Dunant capte les vibrations du monde avec une précision presque tactile.

Pour la première fois, Louise n’est ni épouse ni mère, mais simplement elle-même face à un homme qui ne demande rien, n’attend rien, mais reconnaît. Muette et profonde, cette reconnaissance agit comme une lumière douce sur les zones d’ombre de sa vie.
 
Le roman s’achève sans trancher ni conclure, choisissant plutôt la douceur de l’impasse, une forme de paix discrète, presque murmurée. D’une délicatesse rare, ce dénouement ne résout rien mais apaise, comme si l’amour, même fugace, pouvait réconcilier sans réparer.

Un amour infini est un roman de l’éphémère autant que de l’éternel. Il ouvre, éclaire et modifie imperceptiblement la trajectoire intérieure de ses personnages en même temps que celle du lecteur. Comme une étoile filante qui ne laisse pas de trace visible, mais dont le passage transforme le ciel. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

La lumière dissout tant de choses sur ce plateau où rien ne fait ombre. Elle dissout les mesures de la vie ordinaire, elle dissout la vie ordinaire.