jeudi 18 septembre 2025

[Poix, Guillaume] Perpétuité

 


 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Perpétuité

Auteur : Guillaume POIX

Parution : 2025 (Gallimard)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

18 h 45. Une maison d’arrêt du sud de la France. Pierre, Houda, Laurent, Maëva et d’autres surveillants prennent leur service de nuit. Captifs d’une routine qui menace à chaque instant de déraper, ces agents de la pénitentiaire vont traverser ensemble une série d’incidents plus éprouvants qu’à l’ordinaire.
En regardant celles et ceux qui regardent, Guillaume Poix plonge dans le quotidien d’un métier méconnu, sinon méprisé, et interroge le sens d’une institution au bord du gouffre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1986, Guillaume Poix a publié plusieurs pièces aux Éditions Théâtrales, dont Soudain Romy Schneider, Un sacre / La vie invisible et Léviathan (matériau). Il est l’auteur de trois romans aux Éditions Verticales : Les fils conducteurs (prix Wepler – Fondation La Poste, 2017), Là d’où je viens a disparu (2020) et Star (2023).

 

 

Avis :

Immersion dans les entrailles d’une maison d’arrêt du sud de la France, Perpétuité épouse la touffeur de l’univers carcéral au plus près du vécu des surveillants, ces invisibles rouages pris dans la même logique d’usure, de répétition et de claustration que les détenus dont ils ont la garde. Entre gestes mécaniques, échanges furtifs et tensions larvées, la narration installe l’atmosphère sombre et pesante d’une nuit en détention où tout menace à chaque instant de basculer.

Hors des repères du monde ordinaire, la prison se mue en île nocturne, territoire clos et flottant où les surveillants-robinsons évoluent en apesanteur, livrés à eux-mêmes dans un huis clos traversé de tensions. Chaque nuit les dépose là, dans cet espace resserré où les corps s’épuisent, les regards se croisent sans s’attarder et les voix, souvent à demi-mot, trahissent une fatigue qui déborde le physique pour s’enfoncer dans les strates plus profondes de l’épuisement existentiel. Face à la cocotte-minute qu’est la détention – ses débordements imprévisibles, ses montées en pression, sa violence diffuse exacerbée par une surpopulation chronique –, ils doivent tenir seuls, sans relais ni échappatoire. Loin d’incarner une autorité distante, ils apparaissent eux-mêmes comme enfermés : dans des horaires inversés qui brouillent le rythme des jours, dans des protocoles automatisés qui déshumanisent les gestes, dans une vigilance de chaque instant où la moindre faille peut faire vaciller l’équilibre du lieu. Exposés à une pression institutionnelle constante, ils s’usent dans le silence, sans reconnaissance ni espace pour déposer ce qu’ils absorbent.

Dans ce climat, le défoulement et l’esprit d’équipe font figures de bouées de sauvetage. Entre deux rondes, dans un bureau trop exigu, autour d’un café tiède ou d’un sandwich avalé debout, surgissent des instants de respiration arrachés à la nuit, où l’on plaisante, chahute, se taquine avec une rudesse complice, comme pour conjurer l’angoisse latente. Ces soupapes indispensables dans un quotidien vécu en apnée, seuls exutoires à une tension qui ne cesse de monter, l’auteur les restitue comme caméra au poing, dans un luxe de détails prosaïques et une oralité brute qui disent tout de la fatigue, de la solidarité et de la nécessité de tenir. Entre silences, soupirs et éclats de rire nerveux, cette langue vivante et rugueuse fait affleurer une angoisse sourde, une usure persistante et un désespoir contenu qui imprègnent chaque échange et donnent au moindre geste une portée dramatique. Pris dans cette matière sonore et physique, le lecteur avance en retenant son souffle, comme s’il partageait lui aussi cette veille inquiète et ce vertige latent où, à tout instant, sur un mot mal placé, un regard trop appuyé ou un corps trop tendu, tout semble pouvoir rompre.

Mais Perpétuité n’est pas seulement une atmosphère : il dresse un état des lieux alarmant d’un système carcéral français à bout de souffle. À travers les voix des surveillants, le roman donne à entendre la fatigue institutionnelle, la violence ordinaire, la solitude structurelle d’un métier relégué aux marges. Sans jamais verser dans le manifeste, le texte fait émerger la critique d’un système punitif censé contenir la violence mais qui la reproduit, présenté comme protecteur mais qui expose, conçu pour punir mais incapable de transformer, et qui, engorgé, en vient à se réduire à une gestion de flux où l’individu disparaît derrière le chiffre, le dossier et la procédure. Loin d’être un simple dysfonctionnement, la surpopulation chronique s’avère le symptôme d’un modèle qui ne sait plus quoi faire de ceux qu’il enferme – ni comment les accompagner, ni à quoi sert de les punir de cette façon. 

Plongée saisissante de réalisme dans les zones grises d’un appareil pénal enrayé, Perpétuité s’impose comme une œuvre lucide et profondément incarnée. Mais, à force de coller au grain du quotidien, de s’en tenir aux gestes, aux silences et aux soupirs, l’on y frôle parfois l’asphyxie, la puissance du roman tenant autant à ce qu’il montre qu’à ce qu’il ne permet pas d’espérer. L’humanité vacillante qu’il donne à voir semble condamnée à tourner en rond, sans horizon ni sursaut – une stagnation qui interroge moins la violence du système que notre capacité collective à en imaginer la sortie. (4/5)

 

 

Citations :

Il a découvert que l’illégalité n’a souvent rien de captivant, désœuvrement caractéristique, précarité sociale typique, désert affectif, chaos éducatif, tous ces verdicts comme autant de mornes cases cochées pour avoir une prise et ça s’arrête là. Ici comme ailleurs, derrière les murailles de cette maison d’arrêt, ils croulent sous les récidives soporifiques et interchangeables, il n’y a strictement rien de croustillant à raconter, trafic de dope, vols à l’étalage, braquages, embrouilles, accidents meurtriers d’alcooliques au volant, abus sordides – l’ordinaire et sa gueule de M. Tout-le-Monde, alors il ne veut plus rien entendre de ce qu’ils ont fait, il n’est pas là pour ça.


La taule dont on ne sait plus se dispenser, qu’on gave et qui soustrait au regard tout ce que l’on ne veut pas voir, pas comprendre, pas expliquer. La taule, en définitive, qui implosera bientôt à force de pression, d’injonctions contradictoires, d’opinion publique et de clientélisme, d’effectifs d’un côté, de sous-effectifs de l’autre, d’incidents, de hurlements, d’insalubrité, de rappels à l’ordre, de ressassements des mêmes histoires de merde. 
Oui, s’alarme Pierre tandis qu’il retrouve Maëva dans la salle de repos, cette taule-là ne va pas tarder à crever comme un canot de sauvetage et alors, quand ça arrivera, tout l’air vicié respiré par les cœurs suppliciés pas moins humains qui la peuplent et la surveillent, l’animent et la défendent, tout l’air qu’on pompe et rejette en espérant l’avoir assaini par le miracle de l’amendement, vieille marotte de la pénitentiaire, tout cet air-là déferlera dans les villes et les campagnes, les ports et les banlieues, les rues, les avenues – et il n’y aura plus qu’à constater qu’il n’est pas plus corrompu qu’au-dehors.


La taule, c’était la poule ou l’œuf ? Qu’est-ce qui venait en premier, le délit ou la détention ? À reconsidérer les individus avec lesquels elle avait longuement cohabité et dont elle estimait avoir, d’une certaine manière, charge d’âme, elle avait fini par se convaincre que tout cela n’était qu’une mascarade conçue et mise en scène par des gens qui ne mettaient jamais un pied en détention mais définissaient le profil de ses usagers, des gens qui, dehors, affichaient leur foi en l’institution carcérale, qui estimaient bruyamment ou tacitement qu’elle avait une vertu et servait à quelque chose – non pas à supprimer la criminalité ou les infractions, son inefficacité était criante sur ce point, non pas à rééduquer les détenus, non pas à protéger qui que ce soit, mais bien à inventer la délinquance.

 

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