lundi 22 septembre 2025

[Thomas, David] Un frère

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un frère

Auteur : David THOMAS

Parution : 2025 (L'Olivier)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

 « Pendant presque quarante ans, il aura été là sans plus vraiment être là. Lui, mais plus lui. Un autre. »
 
David Thomas raconte le combat de son frère contre cette tyrannie intérieure qu’est la schizophrénie. Sa dureté, sa noirceur, ses ravages. Depuis la mort brutale d’Édouard jusqu’aux années heureuses, il remonte à la source du lien qu’il a eu avec son aîné et grâce auquel il s’est construit. Lors de ce cheminement, il s’interroge : comment écrire cette histoire sans trahir, sans enjoliver ? Écrire pour rejoindre Édouard. Le retrouver.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

David Thomas est l’auteur de plusieurs romans et recueils d’instantanés parmi lesquels La Patience des buffles sous la pluie ou Seul entouré de chiens qui mordent (prix de la nouvelle de l’Académie française 2021). Partout les autres, a été couronné en 2023 par le prix Goncourt de la nouvelle.

 

 

Avis :

Après la mort de son frère schizophrène, David Thomas s’efforce avec pudeur et sincérité d’exhumer les fragments de quarante ans d’un lien fraternel que la maladie, insidieuse et tyrannique, n’a cessé de distordre, tout en le rendant plus viscéral et sacré. Ecartant la tentation du pathos ou de l’explication clinique, il s’avance à pas feutrés dans les zones d’ombre de la mémoire, tissant au fil des pages une tapisserie de souvenirs où l’amour se mêle à la douleur et où l’absence devient cette présence obsédante si bien décrite par Philippe Forest.

Écrivant comme on marche sur des braises, David Thomas construit son récit en une succession de tableaux chargés d’émotion contenue et vibrant d’une intensité sourde, comme si, retenus trop longtemps, les mots s’échappaient enfin, haletants, pour dire ce qui n’avait jamais été dit. Tandis que les années s’écoulent, marquées par les internements, les silences, les rechutes et les disparitions, le narrateur tente de recomposer le visage d’Édouard, cet aîné devenu fantôme, cet homme que la maladie a dépossédé de lui-même, le transformant en énigme souffrante que l’on ne sait plus comment aimer.

Pendant qu’il nous donne à ressentir les ravages de la schizophrénie – cette tyrannie intérieure qui dévore, isole et mutile –, le récit tremble, espère et pleure dans une fragilité assumée qui en fait la bouleversante singularité. En même temps, aussi sincère soit-elle, cette introspection tend parfois à tourner en boucle, comme si le narrateur, incapable de s’extraire du vertige du manque, revenait sans cesse aux mêmes motifs – l’absence, la culpabilité et le regret – sans parvenir à les déplacer ni à les transformer. Ce ressassement, qui peut être lu comme une fidélité au deuil, donne au texte une tonalité presque hypnotique, mais risque aussi d’en émousser la tension en enfermant le lecteur dans une chambre d’écho où les variations sont plus d’intensité que de contenu. Ainsi, le récit s’enfonce toujours davantage dans la répétition, comme si le chagrin, refusant toute résolution, exigeait d’être rejoué à l’infini.

A la fois lettre à l’absent, tentative de réconciliation posthume et offrande tardive, ce roman se lit comme on ouvre un journal intime resté longtemps scellé. Porté par une langue limpide et vibrante, par des phrases longues qui semblent vouloir retenir le temps, c’est un chant funèbre et lumineux, un hommage à la complexité des liens familiaux, à la douleur de survivre et à la beauté de se souvenir – même si ce souvenir, parfois, tourne sur lui-même comme une toupie mélancolique refusant de s’arrêter. (3,5/5)

 

 

Citations :

L’essence même de la folie (…) : un enfermement mental, une souffrance indescriptible d’être coupé des autres et de soi, quelque chose qui vous met hors du monde sans votre consentement, tout en vous faisant croire (et c’est là toute la subtilité du vice) que vous en faites encore partie. 


Je n’ai pas les compétences pour dire ce qu’est la folie, la seule chose que je sais, dans mes profondeurs les plus archaïques, c’est qu’elle est pour moi la pire des afflictions. Cette souffrance, je l’ai vue quatre décennies dans les yeux de mon frère. Et quand on a vu ce regard qui vous supplie de le sortir de là, qui vous adjure de l’aider, de mettre fin à ces hurlements silencieux, alors que l’on est TOTALEMENT impuissant pour ouvrir la porte de cette prison intérieure, on vit, même normalement, même heureux, avec une peine aussi diffuse qu’un brouillard. 


L’inquiétude est une eau rusée, elle s’infiltre, contourne, trouve les interstices et fonce torrentielle dans les failles.


Je songe souvent à ce que Duras évoque dans Écrire et des phrases remontent à la surface de mes doutes : « L’écriture c’est l’inconnu. Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire. Et en toute lucidité. […] Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. »


Car ce qu’il y avait d’insupportable dans la mort de mon frère, ce n’était pas sa mort, c’était sa vie.


Signer une HDT pour des raisons psychiatriques n’est jamais un acte anodin. À Pompidou mon frère a été attaché avec une camisole sur brancard pendant trois heures avant de voir le médecin. À son arrivée à Sainte-Anne il a littéralement été shooté pour le sédater et faire descendre la tension. Mon frère, alors, n’avait plus aucun contrôle sur lui-même. La psychiatrie, surtout aux urgences, vous sépare de vous-même, elle vous prend en charge sans vous demander votre consentement. Et les malades, malgré l’altération de leur entendement ou de leur discernement, de leur capacité de raisonner, en ont toute conscience. Pour lui, signer ce papier était se faire complice de ceux qui le maintenaient dans la maladie.


Pour pouvoir écrire, il faut lire les plus grands et laisser doucement, lentement, retomber les sédiments jusqu’à ce que l’eau reprenne sa clarté. Mais cela prend du temps. Beaucoup de temps.


On peut finir par se détacher, finir par être quelqu’un et ne plus apparaître comme le frère de, le frère aîné reste TOUJOURS l’aîné. Mon regard sur lui était toujours en contre-plongée. Toute la vie. Ce n’est pas une question de taille, d’aura, de place ou de réussite, c’est inné, inscrit. Quand bien même le cadet atteint le toit du monde, comprend mieux, sait mieux, vit plus grand, plus haut, plus brillamment, vainc une armée de Huns alors que l’aîné se contente d’une vie modeste, l’aîné le reste ad vitam.


Même si j’ai horreur du déterminisme, je ne peux nier que nos vingt premières années nous conditionnent pour le reste de notre existence. On passe sa vie à se désembourber de soi-même, à se dévier de ce que l’on s’imagine avoir été écrit pour soi. Se construire, c’est déconstruire l’image que l’on s’est faite de soi-même.
 
 
Le poète ne le vit que par intermittence, le temps d’écrire le poème, mais n’y reste pas. Mais le malade le vit, le malade est CONSTAMMENT dans l’état poétique, CONSTAMMENT dans une autre perception. Il y est enfermé. Il est sur une île depuis laquelle il voit le continent. Il sait parfaitement comment on parle, comment on vit sur le continent. Il le sait, parce qu’il en vient. Mais ce mode de vie sur le continent lui est interdit, maintenant, il est en exil. Il est sur une île, ou en relégation, comme ces hommes ou ces femmes envoyés par le régime soviétique à l’autre bout du pays pour du travail forcé. Ils ne sont pas en prison ou dans des camps, parfois ils sont juste dans des villages de dix ou quinze habitations, ils n’ont pas quitté le pays, ils ne sont pas incarcérés, ils sont mis à l’écart et forcés au travail pour la collectivité. Comme Brodsky près d’Arkhangelsk. Les malades mentaux sont dans la même situation, des relégués. 

 
Ce récit m’aura permis de transformer une peine en présence, de me la rendre. Maintenant le livre peut bien se finir, cette présence, elle, ne me quittera jamais. Parce que je ne veux pas qu’elle me quitte. Ce n’est ni bien ni complaisant, ni triste ni apaisant, c’est là. 


 

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