J'ai beaucoup aimé
Titre : Le Bel Obscur
Auteur : Caroline LAMARCHE
Parution : 2025 (Seuil)
Pages : 240
Présentation de l'éditeur :
Alors qu’elle tente d’élucider le destin
d’un ancêtre banni par sa famille, une femme reprend l’histoire de sa
propre vie. Des années auparavant, son mari, son premier et grand amour,
lui a révélé être homosexuel. Du bouleversement que ce fut dans leur
existence comme des péripéties de leur émancipation respective, rien
n’est tu. Ce roman lumineux nous offre une leçon de courage, de
tolérance, de curiosité aussi. Car jamais cette femme libre n’aura cessé
de se réinventer, d’affirmer la puissance de ses rêves contre les
conventions sociales, avec une fantaisie et une délicatesse infinies.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Caroline Lamarche vit à Liège. Son œuvre
témoigne d’un éclectisme et d’une hardiesse renouvelés de livre en
livre. Elle a notamment obtenu le prix Rossel avec Le Jour du Chien (Les Éditions de Minuit) et le Goncourt de la nouvelle pour Nous sommes à la lisière (Gallimard). Elle signe avec Le Bel Obscur son retour au roman.
Avis :
Sans aucun doute le plus personnel de l’auteur, ce roman à forte consonance autobiographique tisse avec une délicatesse troublante le récit d’une femme confrontée à la révélation de l’homosexualité de son mari – son premier amour et son compagnon de jeunesse – et à la résurgence d’un ancêtre oublié, Edmond, dont le destin effacé semble faire écho à celui de Vincent, l’époux devenu autre.
Loin de se réduire à une autofiction ou à une chronique conjugale, le livre déploie une architecture subtile où le passé et le présent se répondent pour faire de la mémoire familiale le miroir d’une histoire collective plus vaste : celle des désirs contraints et des existences condamnées à l’ombre. Edmond, ce « bel obscur » resurgi sous la forme d’une photographie parmi les papiers de famille, incarne une figure masculine effacée, dont la disparition prématurée et le silence autour de son nom laissent deviner une trajectoire entravée par les normes sociales du XIXe siècle. Deux hommes, deux époques : l’un que la pression sociale pousse au silence et à la disparition, l’autre que l’attention aimante, la curiosité bienveillante et la fidélité souple de son épouse autorisent à s’épanouir dans une liberté pleinement assumée, non arrachée mais offerte.
C’est là que le roman prend une dimension à la fois sociologique et profondément inédite. Confrontée à une situation intime pour le moins désarçonnante, la narratrice cherche autour d’elle des figures auxquelles se raccrocher, des récits qui pourraient l’éclairer, des mots qui diraient ce qu’elle vit. Mais là où les personnes LGBTQ+ disposent aujourd’hui de réseaux, de communautés et de ressources pour penser leur place et leur histoire, elle découvre un quasi-vide : rien ou presque, en dehors des Etats-Unis, sur les femmes qui ont aimé des hommes contraints de dissimuler leur orientation, rien sur celles qui ont partagé leur quotidien, leur intimité et leur silence. C’est une surprise pour elle comme pour le lecteur, qui se prend soudain à réfléchir au sort de ces « victimes dans l’ombre des victimes ».
Mais un étonnement peut en cacher un autre, qui n’en finit pas de rendre cette lecture troublante. Victime certes, la narratrice n’a, malgré la révélation et la transformation du désir, aucune envie de dénouer le lien qui l’unit à son mari. Ce lien, que l’on pourrait croire incompréhensible, voire paradoxal, interroge le lecteur tout au long du récit. Pourquoi rester ? Pourquoi aimer encore ? Pourquoi ne pas fuir, rompre, reconstruire ailleurs ? Peu à peu se dévoile la complexité de sa démarche : non un renoncement ni un sacrifice, mais un choix lucide et une fidélité à ce qui fut, à ce qui demeure, à ce qui échappe. En s’obstinant à relier les fragments d’une vie, à faire de cette relation transformée un lieu de réinvention, elle accomplit un geste profondément politique dans sa discrétion : un geste qui repousse les limites de l’acceptation de l’altérité et interroge les normes du couple, les frontières du désir, les formes possibles de l’amour au-delà de la sexualité..
Souple, lumineuse et traversée de références littéraires, la plume avance par glissements, éclats et retours, dans une dynamique qui semble hésiter à trancher ou conclure, préférant le tremblement à la résolution. Cette retenue, si elle confère au roman sa beauté singulière, évoque aussi une forme de repli, le récit semblant parfois s’enrouler autour de sa propre intériorité, comme si la narratrice ne parvenait jamais tout à fait à se dégager du halo mélancolique qui l’enveloppe.
Et pourtant, c’est dans cette impasse pleinement embrassée, dans la complexité nue de ce que signifie aimer et coexister avec l’autre, que le récit puise sa force. En conjuguant l’intime et le politique, le personnel et le collectif, il déploie une lucidité douce et une émancipation discrète, surprenant autant par ce qu’il révèle que par ce qu’il choisit de ne pas simplifier. (4/5)
En quête d’un encadrement moins brutal, je suis revenue vers les livres. À l’époque dont je parle, il n’y avait strictement aucune référence sur Internet. Quand je cherchais femmes d’homosexuels, on me renvoyait systématiquement à des ouvrages ou des articles traitant des femmes homosexuelles.
Heureusement les Américains, eux – ou plutôt elles –, avaient fait le boulot dès les années soixante-dix. The Other Side of the Closet, d’Amity Pierce Buxton Ph.D., initiatrice d’un très actif réseau d’entraide, m’a frappée par sa démonstration imparable de l’effet domino de l’homophobie. Cette Amity, docteur en éducation de l’Université Columbia à qui son mari avoua un jour son homosexualité, y expliquait que dans les couples tels que le nôtre les épouses se trouvaient aussi « in the closet », dans le placard. Certaines divorçaient sans attendre. D’autres, la majorité, tenaient bon par amour ou par souci familial avant de se retrouver seules à l’âge mûr. Quelques-unes s’informaient, voire fréquentaient à la marge l’univers de leur conjoint. La plupart mettaient des années à retrouver un brin de confiance en elles-mêmes. Peu refaisaient leur vie, victimes collatérales d’une homophobie qui acculait les gays au mariage ou au suicide.
Loin de se réduire à une autofiction ou à une chronique conjugale, le livre déploie une architecture subtile où le passé et le présent se répondent pour faire de la mémoire familiale le miroir d’une histoire collective plus vaste : celle des désirs contraints et des existences condamnées à l’ombre. Edmond, ce « bel obscur » resurgi sous la forme d’une photographie parmi les papiers de famille, incarne une figure masculine effacée, dont la disparition prématurée et le silence autour de son nom laissent deviner une trajectoire entravée par les normes sociales du XIXe siècle. Deux hommes, deux époques : l’un que la pression sociale pousse au silence et à la disparition, l’autre que l’attention aimante, la curiosité bienveillante et la fidélité souple de son épouse autorisent à s’épanouir dans une liberté pleinement assumée, non arrachée mais offerte.
C’est là que le roman prend une dimension à la fois sociologique et profondément inédite. Confrontée à une situation intime pour le moins désarçonnante, la narratrice cherche autour d’elle des figures auxquelles se raccrocher, des récits qui pourraient l’éclairer, des mots qui diraient ce qu’elle vit. Mais là où les personnes LGBTQ+ disposent aujourd’hui de réseaux, de communautés et de ressources pour penser leur place et leur histoire, elle découvre un quasi-vide : rien ou presque, en dehors des Etats-Unis, sur les femmes qui ont aimé des hommes contraints de dissimuler leur orientation, rien sur celles qui ont partagé leur quotidien, leur intimité et leur silence. C’est une surprise pour elle comme pour le lecteur, qui se prend soudain à réfléchir au sort de ces « victimes dans l’ombre des victimes ».
Mais un étonnement peut en cacher un autre, qui n’en finit pas de rendre cette lecture troublante. Victime certes, la narratrice n’a, malgré la révélation et la transformation du désir, aucune envie de dénouer le lien qui l’unit à son mari. Ce lien, que l’on pourrait croire incompréhensible, voire paradoxal, interroge le lecteur tout au long du récit. Pourquoi rester ? Pourquoi aimer encore ? Pourquoi ne pas fuir, rompre, reconstruire ailleurs ? Peu à peu se dévoile la complexité de sa démarche : non un renoncement ni un sacrifice, mais un choix lucide et une fidélité à ce qui fut, à ce qui demeure, à ce qui échappe. En s’obstinant à relier les fragments d’une vie, à faire de cette relation transformée un lieu de réinvention, elle accomplit un geste profondément politique dans sa discrétion : un geste qui repousse les limites de l’acceptation de l’altérité et interroge les normes du couple, les frontières du désir, les formes possibles de l’amour au-delà de la sexualité..
Souple, lumineuse et traversée de références littéraires, la plume avance par glissements, éclats et retours, dans une dynamique qui semble hésiter à trancher ou conclure, préférant le tremblement à la résolution. Cette retenue, si elle confère au roman sa beauté singulière, évoque aussi une forme de repli, le récit semblant parfois s’enrouler autour de sa propre intériorité, comme si la narratrice ne parvenait jamais tout à fait à se dégager du halo mélancolique qui l’enveloppe.
Et pourtant, c’est dans cette impasse pleinement embrassée, dans la complexité nue de ce que signifie aimer et coexister avec l’autre, que le récit puise sa force. En conjuguant l’intime et le politique, le personnel et le collectif, il déploie une lucidité douce et une émancipation discrète, surprenant autant par ce qu’il révèle que par ce qu’il choisit de ne pas simplifier. (4/5)
Citations :
Heureusement les Américains, eux – ou plutôt elles –, avaient fait le boulot dès les années soixante-dix. The Other Side of the Closet, d’Amity Pierce Buxton Ph.D., initiatrice d’un très actif réseau d’entraide, m’a frappée par sa démonstration imparable de l’effet domino de l’homophobie. Cette Amity, docteur en éducation de l’Université Columbia à qui son mari avoua un jour son homosexualité, y expliquait que dans les couples tels que le nôtre les épouses se trouvaient aussi « in the closet », dans le placard. Certaines divorçaient sans attendre. D’autres, la majorité, tenaient bon par amour ou par souci familial avant de se retrouver seules à l’âge mûr. Quelques-unes s’informaient, voire fréquentaient à la marge l’univers de leur conjoint. La plupart mettaient des années à retrouver un brin de confiance en elles-mêmes. Peu refaisaient leur vie, victimes collatérales d’une homophobie qui acculait les gays au mariage ou au suicide.
Quelques jours plus tard, lorsque nous avons pris congé de Brian le long de Canari Wharf, il nous a dit, nous rassemblant du regard : « Vous êtes le couple le plus étonnant que j’aie jamais rencontré. » Et, à Vincent : « Je veux qu’elle soit heureuse. » « Moi aussi », a renchéri Vincent, avec conviction. J’écoutais comme d’une autre galaxie. Qu’est-ce qu’ils avaient tous à vouloir mon bonheur ? Cela sonnait comme une sommation à trouver moi aussi des amants d’un soir, d’une semaine ou d’un mois, voire à refaire ma vie. Plus qu’une façon de se débarrasser de moi, j’ai préféré y voir leur gratitude et leur souhait très sincère que mon avenir s’ouvre comme il s’ouvrait pour Vincent. Pour lui, tout semblait simple. Nouveau départ, nouveau paysage et une communauté au sein de laquelle trouver des repères et déployer sa neuve identité. La mienne, d’identité, étroitement liée à l’homme que j’avais choisi pour la vie, se craquelait comme un vernis de mauvaise qualité. C’était si inconcevable, si insidieusement terrifiant, que je suis entrée dans le jeu du couple le plus étonnant. J’avais besoin de cette admiration à l’heure où l’on me priait d’être heureuse toute seule.
Ce que j’ai commencé à comprendre au terme de cet aveu lancé à mon beau-frère et ma belle-sœur après des années de silence, c’est que si les homosexuels souffrent de leur relégation dans la clandestinité, leurs épouses, au placard elles aussi, ne bénéficient pas du soutien d’une communauté, de lieux de rencontre, de manifestations ou de drapeau à leurs couleurs. La Rainbow House, fondée depuis, offre pourtant le plus inclusif des sites internet du monde. Régulièrement je l’écume avec admiration et envie, cherchant une petite place où faire entendre ma voix dans le grand concert des associations ouvertement féministes et antipatriarcales qui la composent. Mais force m’est de constater que les intentions détaillées sous la rubrique « Familles LGBTQIA+ » ne concernent que les droits des parents homosexuels. Quant au « Focus Femmes » – ce que, tout bien considéré, je crois être –, il est réservé aux « lesbiennes, bisexuelles, transgenres, queers et intersexuées ». Si cela avait été aussi clair du temps de mes naïfs débuts, je ne me serais jamais risquée à solliciter une oreille compréhensive dans ce qui s’était révélé le lieu de rejet du corps étranger que je semblais être.
Je me suis laissé tuer sans effusion de sang, sans la moindre violence, sans autre victime que moi-même. L’estomac des anorexiques se rétrécit jusqu’à la mort, le sexe des abstinents aussi, à la différence qu’on n’en meurt pas vraiment. Il suffit de ne plus y penser, de bannir le souvenir des lieux où veillaient nos sens à l’affût, d’en fermer définitivement la porte comme on condamne la chambre d’un enfant mort.
« En Chine, les épouses d’homosexuels se rebiffent », titrait Courrier international. Dans un pays qui réprimait férocement l’homosexualité, presque tous les gays se mariaient. Résultat : plus de 16 millions de femmes chinoises épousaient sans le savoir un homosexuel, 90 % d’entre elles souffraient de dépression et 10 % faisaient des tentatives de suicide, « victimes dans l’ombre d’autres victimes ».
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