mercredi 20 mars 2024

[Scott, Ann] Les insolents

 



 

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Titre : Les insolents

Auteur : Ann SCOTT

Parution : 2023 (Calmann Lévy)

Pages : 280

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

"À la sortie de la petite gare, en sentant la moiteur dans l’air et en voyant les palmiers sur le parking, elle a eu l’impression de débarquer dans un autre coin que le Finistère, quelque chose d’étrangement chaud, humide, enveloppant, et elle a su qu’elle allait être bien ici."

Alex, Margot et Jacques sont inséparables. Pourtant, Alex, compositrice de  musique de films, a décidé de quitter Paris. À quarante-cinq ans, installée au milieu de nulle part, elle va devoir se réinventer. Qu’importe, elle réalise enfin son rêve de vivre ailleurs et seule.
Après La Grâce et les Ténèbres, Ann Scott livre un roman très intime. Son écriture précise et ses personnages d’une étonnante acuité nous entraînent dans une  subtile réflexion sur nos rêves déçus, la solitude et l’absurdité de notre société contemporaine.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ann Scott est l’auteure, entre autres, de Superstars (Flammarion, 2000), Cortex (Stock, 2017) et La Grâce et les Ténèbres (Calmann-Lévy, 2020). Avec Les Insolents, son dixième roman, elle remporte le prestigieux Prix Renaudot en 2023.

 

Avis :  

Un temps colocataire de Virginie Despentes et longtemps figure des nuits techno-queer parisiennes, l’ex-mannequin et batteuse punk Ann Scott que son roman culte Superstars avait propulsée en 2000 porte-étendard de la Génération X et de la pop culture française, a tout quitté il y a une poignée d’années pour la solitude au plus secret d’un bout de côte bretonne. Dans ce dernier roman couronné du prix Renaudot 2023, elle met en scène son double littéraire, en quête de réinvention.

A quarante ans passés, Alex ne supporte plus sa vie parisienne : son logement étroit en plein coeur du Marais ; le tapage de son milieu branché où, compositrice de musique de film et ex-guitariste fan de Velvet Underground, elle ne s’entend plus créer ; ses amours compliquées, masculines et féminines, désespérément condamnées à l’impasse. Sans même prendre le temps de la visiter, la voilà qui loue une maison en Bretagne, prend le train en attendant que ses cartons la suivent, et entame une nouvelle et spartiate existence, seule à proximité d’un maigre hameau désert, à plusieurs kilomètres du moindre commerce alors qu’elle n’est pas motorisée, sans chauffage ou presque, mais au calme avec son jardin et le voisinage vivifiant de la mer.

Elle abandonne ses rares amis proches, tout aussi minés par le mal-être et pourtant à mille lieues de s’imaginer quitter le bitume parisien, mais, à l’heure où, jeunesse enfuie, s’impose le premier bilan d’une vie qu’elle aura voulu brûler par les deux bouts, à grands coups de déglingues, de passions et de défonces en tout genre, la solitude restant son bien le plus évident, autant qu’elle lui serve à renouer avec ses voix intérieures, pour son propre équilibre et pour sa création musicale. Si le ton est mélancolique, Alex fait preuve d’une résilience obstinée, contrairement à son amie Margot et à son nouveau voisin Léo à jamais la proie d’insurmontables démons intérieurs. « Les illusions sont faites pour être perdues », admet-elle. Alors, elle fait face à ses mille nouvelles servitudes quotidiennes, apprend à se contenter des petites choses : « La beauté est faite pour les gens qui ont le temps de l’absorber » et à se recentrer sur l’essentiel : « Il n’y a rien ici, rien d’autre que ce qui se passe en dedans ». Dans sa solitude bretonne, elle finit par se sentir moins seule que dans la foule parisienne. « Elle est entourée de tous les génies imaginables à chaque seconde. Il lui suffit de mettre n’importe quel disque, de plonger dans n’importe quel film, d’ouvrir n’importe quel livre. Elle parle à ses fantômes en permanence. »

L’autodérision se mêle à la mélancolie dans cette évocation très autobiographique des désillusions qui ont fait place aux rêves des « insolents », cette jeunesse festive éprise de liberté maximale qui, de punk attitude en révolution sonique, a fait la vitalité de l’underground culturel parisien des années 1980 et 1990. L’avant-garde a pris de l’âge et ne se reconnaît plus dans le Paris d’aujourd’hui. Non seulement les artistes d’alors, en tête desquels Ann Scott aime citer Lou Reed et Bowie, ont disparu, mais personne ne les remplace. « YouTube est rempli de centaines de milliers de guitaristes et de bassistes et de batteurs qui font des reprises et qui sont super doués, mais sans le truc avant-garde qui sidère ou l’émotion qui va scotcher toute une génération. Ils ont la technique mais rien de plus, et quand bien même ce serait le cas, pendant combien de jours ou d’heures une découverte nourrit avant qu’on passe à la suivante ? » « Il n’y a plus que la frustration d’essayer de faire de l’art dans une époque qui s’en fout », le pire restant sans doute à venir avec l’intelligence artificielle pour, sans génie, refondre l’existant à l’infini.

Roman intime des désillusions de l’auteur âgée de cinquante-sept ans, ce récit d’un exil volontaire loin de la scène parisienne est l’ultime révolte d’une artiste éprise de liberté, désespérée de voir les techniques numériques et les réseaux sociaux ronger peu à peu la création. Beaux objets techniques créés à la chaîne et sans âme par des machines – photographies, musiques et bientôt livres –, produits sitôt consommés, sitôt jetés et oubliés, qu’auront-ils encore d’artistique ? Alors, mieux vaut claquer la porte avant qu’elle ne se claque toute seule. « Elle ne reviendra que si l’art sauve de nouveau. Peut-être un jour, peut-être jamais. » (3,5/5)

 

Citations : 

Il n’y a que les jeunes artistes qui démarrent qui sont motivés pour mettre en ligne un tas de choses, saisir tout ce qui peut ressembler à une opportunité. Les autres sont perdus, ou sur pause, ou se sentent comme des reliques. Avoir un compte sur un réseau social sans être beaucoup liké, c’est comme la cage de l’animal au fond du zoo devant laquelle personne ne s’arrête. C’est la même violence que de jouer devant une salle vide, excepté que ce n’est pas uniquement en tournée, c’est tous les jours à chaque seconde. Les artistes ne sont pas uniquement suivis par des gens qui s’intéressent à ce qu’ils font, la majorité des followers est là par mode ou voyeurisme. Si ce qu’on poste ne les touche pas, ils zappent ou se désabonnent, pas intéressés de voir ce qu’on aime ou ce qui nous influence et pourquoi. C’est pour ça qu’elle a arrêté de poster, aussi bien sur Instagram que sur Twitter. L’internet a tout détruit. La haine, la jalousie, le mépris, la mauvaise foi, les critiques d’amateurs qui se transforment en procès, tout ça a bousillé le moral d’absolument tous les artistes qu’elle connaît qui à un moment ou à un autre ont eu un compte ici ou là. Et plus il y a de gens sans talent ou d’influenceurs qui deviennent des stars, plus l’aura des stars véritables décline, et même si les mômes de maintenant sont aussi excités d’aller voir Rihanna ou Beyonce qu’elle a pu l’être à n’importe quel concert dans les années quatre-vingt-dix, qu’il n’y ait plus d’estime pour les artistes est un désastre.
 

Elle sait que sa profession va disparaître. La vidéo va remplacer le vrai cinéma et ce ne sera plus de l’art, donc on n’aura plus recours à des artistes pour en composer les BO. Plus personne ne payera plus pour de l’art, il sera gratuit ou on s’en passera. Ce sera un hobby, rien de plus et les BO ne seront plus qu’un fond sonore exécuté à la chaîne. C’est déjà le cas sur Netflix, aucun des films ou des séries n’a jamais de morceaux renversants, tout au plus un générique d’intro qu’on finit par reconnaître quand on l’entend. Des réals qui savent faire du boulot bien fait, il y en a des tas, mais des types qui ont un univers et un style à part, il n’y en a pas des masses, et tout le monde veut travailler avec ces quelques-là, et les places sont trop rares pour que la totalité de ceux qui sont vraiment doués puissent le faire.
 

Il n’y a plus que la frustration d’essayer de faire de l’art dans une époque qui s’en fout. 
 
 
Il marchait le long de l’écume et il en arrivait à la conclusion que tout manque de spiritualité, de dimension, d’humanité plus profonde, et sans doute que tout le monde le ressent, ce manque, quand on n’est pas distrait par les écrans. C’est pour ça qu’il relit Victor Hugo en ce moment, par besoin de héros qui inspirent, des héros symboliques avec des valeurs. Enfant, il entendait dire que la société progressait, mais c’est faux. C’est toujours la même soif de violence avec le même besoin de trouver quelqu’un à blâmer. Le quotidien devient plus luxueux ou plus confortable et on n’a plus les pieds dans la boue mais on est toujours des bêtes qui exploitent la faiblesse. Peut-être que finalement il n’y a ni bien ni mal ni paradis ni enfer ni karma, et que les raisons de ne pas faire de mal aux autres sont minces. La recherche d’harmonie, de noblesse d’âme, d’esthétique, tout ça est parti à la poubelle. Quiconque ne trouve pas le monde ou l’existence atroces vit dans une grotte. Il sait que s’il disparaît, faute d’avoir une femme et des enfants, l’argent qu’il a de côté ira forcément à sa mère. L’ironie. Elle qui a cessé de se comporter comme une mère le jour où elle a compris qu’il allait grave bien gagner sa vie. Mais peut-être que les petites communautés vont s’en sortir. Dans une communauté, chacun a un rôle, chaque chose a un sens et on a envie de faire des efforts pour que les gens qu’on connaît vivent le mieux possible. Mais quand on n’a pas le sentiment d’appartenir à quelque chose, il y a peu de chance qu’on se batte pour une cause. Si on ne se sent pas considéré par l’humanité en général, si on est tous insignifiants et interchangeables, pourquoi on s’emmerderait à avoir de la considération pour son prochain et son bien-être. La globalité est bien trop vaste. Notre prochain, tant qu’on ne le voit pas, il peut crever à boire de l’eau polluée, rien à foutre. C’est comme la viande. Tant qu’on ne voit pas l’animal mort, pas de problème. On achète des steaks hachés sous vide pour que l’inconscient ne fasse pas de lien. Comme à Auschwitz, pas de lien, toutes les choses qui conduisaient à la mort étaient séparées. Pas la même personne qui faisait descendre les gens des trains, qui les menait aux fours, qui appuyait sur les boutons, qui récupérait les chaussures et les lunettes. Successions de mini tâches d’une énorme machination qui conduit à l’annihilation, et tout le monde planqué derrière la responsabilité collective alors qu’elle était aussi individuelle. Quand tout est compartimenté, on ne fait que tondre des cheveux ou sortir sa carte bleue pour payer le steak.


Tout a un sens et une fonction sauf l’être humain. Tout était déjà là avant nous. Les animaux et la nature ont besoin les uns des autres mais l’humain ne sert qu’à lui-même. Donc il peut disparaître. C’est ce que les mecs de la tech montrent tous les jours à force de construire un monde numérique. Si on est une espèce qui détruit la planète, peut-être qu’on est un accident et qu’on n’aurait jamais dû voir le jour.


 

2 commentaires:

  1. Le texte est fort et àn sent cet appel de l'Ouest pour l'héroïne. Mais on reste sur sa faim à la fin du roman.

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