samedi 2 mars 2024

[Péan, Grégor] Le ciel t'attend

 

 

 

 

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Titre : Le ciel t'attend

Auteur : Grégor PEAN

Parution : 2024 (Robert Laffont)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

12 avril 1961, URSS. Pour la première fois, un homme a volé dans l’espace. Pourtant, rien ne prédestinait le jeune Youri Gagarine à un tel exploit. Quelques années auparavant, Khrouchtchev, aidé d’une ex-espionne et d’un ingénieur des fusées, s’est lancé dans la course aux étoiles. La bouille joviale du cosmonaute devient dès lors plus convaincante que n’importe quelle propagande communiste. Mais à quel prix ? Derrière les sourires et la gloire, un homme se débat pour rester lui-même…

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Écrivain, Grégor Péan a notamment publié La Seconde Vie d’Eva Braun (Robert Laffont, 2022 ; prix des Lecteurs de la ville de Brive 2022, prix Griffe noire 2022 du meilleur roman français).

 

 

Avis :

Fils du grand journaliste d’investigation Pierre Péan, Grégor Péan a longtemps publié ses livres sous le pseudo Jean Grégor. Ce n’est que depuis le décès paternel, et donc pour la seconde fois, qu’il signe ses ouvrages de son nom véritable. Ce chef de piste dans l’aviation s’est tant intéressé à l’improbable destin du cosmonaute Youri Gagarine qu’il nous en propose une biographie romancée, en tout point fascinante.

En effet, quelle incroyable destinée que celle de ce fils de modestes paysans du centre de l’Union Soviétique. Pilote amateur, il abandonne sa formation de technicien du machinisme agricole pour intégrer une école de pilotage militaire, puis, son diplôme de pilote de chasse en poche, se retrouve affecté à une base aérienne dans la région de Mourmansk, au nord du cercle Arctique. Il y mène une vie rude avec sa jeune épouse, lorsqu’il est sélectionné pour un « entraînement spécial » dont il ignore encore qu’il fera de lui, « venu d’un village sans eau courante, né en quelque sorte au Moyen Âge », le premier être humain à effectuer un vol spatial. On est alors en 1961. Cet homme venu de rien se retrouve propulsé au rang de demi-dieu, héros d’une nation soudain galvanisée par un exploit qui, en pleine guerre froide, vient sévèrement humilier les Américains.

Au-delà du destin individuel de Gagarine, c’est toute l’histoire de la conquête spatiale soviétique au tournant des années 1960 qui se profile dans ces pages : pas seulement la prouesse technologique incarnée par l’ingénieur et fondateur du programme spatial Sergueï Korolev, mais le défi relevé par des institutions minées par les dysfonctionnements, la paranoïa et la corruption. « Dans la tête de Staline, être le meilleur, être une référence, c’était ramener la couverture à soi, s’éloigner de l’idée même du communisme. » Aux côtés du seul personnage fictif du roman, Marina Socovna, une bureaucrate devenue la conseillère de Khrouchtchev sur ce projet, l’on assiste alors aux manœuvres politiques, entre processus de déstalinisation et réformes intérieures, entreprises par « Nikita » : « sans ce miracle du premier homme dans l’espace, le communisme aurait pu mourir de désespoir. Avec ce petit gars, ils ont compris que toutes les pertes, toute cette tristesse ont été dépassées. Le communisme vient d’en reprendre pour trente ans ! »  

Mais comment peut-on garder les pieds sur terre après un tel exploit ? Surtout lorsque la propagande, loin des vôtres et du métier qui vous tient à coeur, vous réduit à la fonction de marionnette enrôlée dans une tournée sans fin de représentation publique ? « Lorsqu’on ne se prépare plus à être le meilleur », « on se sent redevenir banal, et cette banalité a un goût de médiocrité. » Pour Gagarine, la suite de l’histoire aura le goût de l’alcool et des femmes, avant de s’achever tragiquement dans le crash demeuré mystérieux d’un MIG-15. « L’ouvrier communiste ne pouvait pas avoir pour modèle un trublion alcoolique, amateur de voitures de sport. » De la grandeur à la décadence, sa mort à trente-quatre ans a fait l’objet des rumeurs les plus folles.

Entre intimité d’un homme au destin hors du commun et immersion historique en pleine conquête spatiale lors de la guerre froide, ce roman dont la fluidité d’écriture fait oublier le travail de documentation qui la sous-tend s’avère une lecture aussi vivante que passionnante. Il ne faisait décidément pas bon se faire remarquer en période soviétique ! (4/5)


 

Citations :

Le rassemblement d’aujourd’hui va donner lieu à un film diffusé dans tous les cinémas de Smolensk à Vladivostok, en passant par Volgograd et Samara. Pour une fois, la convocation de la population ne sera pas synonyme de disparition dans un camp. Au Kazakhstan, en Sibérie, en Moldavie, dans toutes les républiques socialistes soviétiques, des gens tous différents communient autour d’une seule et belle idée : un Russe a volé dans l’espace à bord d’une fusée. Et au-delà du message politique – à savoir : seul un Soviétique est capable de réaliser cet exploit, seul le communisme peut guider l’homme vers le progrès –, beaucoup y voient enfin un peu d’espoir, la justification des sacrifices consentis. Le père déporté, le frère torturé, tout prend soudain un sens. Finalement, ces pertes n’étaient pas vaines.
 

Si l’on se penche sur son cas, puisque c’est lui qui va servir de toile de fond à l’une des plus grandes aventures spatiales du XXe siècle, on peut être fasciné par son ascension. Par la manière dont, avec son petit sourire de tonton Arsène, il a réussi à flouer son monde et à passer pour un brave gars. Il fait moins peur que Staline, c’est là sa grande qualité. Pourtant, Khrouchtchev a servi son maître fidèlement pendant des années, lui apportant les têtes de ses amis ou de ses collègues sur un plateau.
 

Devant la foule à côté du cosmonaute, Khrouchtchev sourit parce que le phénomène Gagarine vient à point nommé. L’événement cloue le bec de ceux qui veulent sa peau, ceux qui agitent la main à côté de lui. Quelle aubaine pour Khrouchtchev ! Il va pouvoir souffler. Toute idée de renversement est soudain mise entre parenthèses. Alors oui, il peut embrasser Gagarine sur la bouche. Il peut lui taper sur l’épaule. Il se lâche complètement en ce grand jour.
 

Staline croyait sincèrement en la corruption de tous les êtres humains, car, selon lui, le fait d’avoir une situation enviable, et d’en profiter, finissait par rendre toute personne mauvaise, individualiste. Ce qui nuisait à la bonne tenue d’un État collectiviste. C’est seulement par ce prisme que l’on peut comprendre les purges, et cette décision qui nous paraît folle aujourd’hui : éliminer les meilleurs généraux, les meilleurs spécialistes dans chaque domaine de compétence. Dans la tête de Staline, être le meilleur, être une référence, c’était ramener la couverture à soi, s’éloigner de l’idée même du communisme. Pas bon.
 

Youra, pour ceux qui ne le savent pas, c’est le diminutif affectueux de Youri. Et Youri, c’est celui qui dans vingt ans deviendra le premier individu de l’histoire de l’humanité à voler en orbite jusqu’à une altitude de trois cent quatre-vingts kilomètres. Pour l’instant, l’enfant circule le plus souvent en carriole tirée par un gros cheval maladroit. La famille s’éclaire à la lampe à pétrole, va chercher l’eau au puits. Les routes ne sont pas goudronnées, et à la mi-saison c’est compliqué de ne pas perdre un sabot dans la boue.
 
 
Concrètement, les USA ont récupéré Wernher von Braun, le créateur du V2, cette fameuse rocket dont Hitler a rêvé jusqu’au bout. Si, juste avant de se suicider, le dictateur avait pu envoyer une tête nucléaire sur Londres, Moscou ou Washington, il n’aurait pas hésité une seconde. On sait à quel point la vie humaine était moins importante que l’idéal de société conçu par son esprit malade. Tout s’est joué à un cheveu. Les fusées soviétiques et américaines qui propulseront plus tard des hommes en orbite – Gagarine compris – sont nées dans le cerveau du Sturmbannführer von Braun. Le 25 juillet 1969, quand un Yankee bon teint pose le pied sur la Lune, on évite de communiquer sur le fait que ce miracle repose sur le génie d’un SS. Capturé par les Américains, le créateur du V2 a été rapatrié avec ses brevets. Il sera le maître d’œuvre des projets Mercury, Gemini et enfin Apollo. C’est une chance pour tous que le génie d’un homme ait servi à l’exploration de l’univers, plutôt qu’à un massacre sans nom.


C’est à la suite d’un de ses déjeuners mensuels avec sa conseillère occulte que Nikita autorisa l’envoi de la boule dans les airs. Très honnêtement, Nikita n’y croyait pas une seconde. Il pensa même que c’était du grand n’importe quoi. Pourtant, l’envoi du premier satellite par l’homme fut un des événements majeurs du XXe siècle. Nikita Khrouchtchev avait appuyé sur le bouton presque par inadvertance, et il en découlerait un feu d’artifice de fierté nationale qui durerait des années. Spoutnik fut le déclenchement de tout, la naissance de Jésus-Christ de la conquête spatiale. Avant, ce n’étaient que missiles qui explosent et tentatives avortées. Après Spoutnik, le politburo accepta de consacrer le lanceur balistique R7 à des fins civiles. On parla alors de fusée. Comme par magie, cet appareil prévu pour la guerre bascula dans une catégorie nettement plus noble.


Si Khrouchtchev avait voulu en mettre plein les yeux aux Américains, il n’aurait pu mieux s’y prendre. Les Russes étaient les premiers, c’était indiscutable. Wernher von Braun n’en menait pas large. Sur les chaînes de télévision, on enchaînait les interviews de citoyens apeurés. Les passants levaient la tête vers le ciel avec un air inquiet. Le petit satellite – dont le diamètre était de cinquante-huit centimètres – n’aurait pourtant pas fait de mal à une mouche. Mais l’idée qu’il planât au-dessus de ces gens si sûrs d’eux était humiliante. On s’imaginait un tas de choses, le contexte de la guerre froide n’arrangeait rien. Les Américains se sentaient espionnés, menacés. Ils en voulaient à leurs dirigeants. Eux qui pensaient être les meilleurs et qui se payaient la tête des Russes ! Ils durent ravaler leur fierté. C’était une blessure, qu’il faudrait panser.


Après la satellisation du Spoutnik, Sergueï Pavlovitch Korolev se sentit pousser des ailes. Il reçut des coups de téléphone de ministres qui l’avaient snobé jusque-là. Tout le monde lui mangea dans la main. L’opinion publique – si tant est que ce concept puisse exister dans l’URSS post-stalinienne – avait les yeux rivés sur le prochain défi spatial. Débordés par leur succès, et alors qu’en termes de qualité de vie, ils étaient encore des paysans sans l’eau courante, les Russes se virent propulsés en tête du hit-parade du moral à toute épreuve. On leur avait annoncé qu’ils étaient les plus avancés, technologiquement parlant. L’exploit du Spoutnik avait libéré les imaginations, ce fut palpable dans les fictions, les journaux officiels, et même à la radio. Tous les rêves étaient permis. 


Savoir si un homme pouvait endurer « tout ça » était en effet la question à laquelle Korolev s’attelait comme jamais. La capacité technique, Korolev l’avait avec la fusée R7 qui avait propulsé Spoutnik. Le grand enjeu des missions à venir consisterait à faire des tests, des tests, et encore des tests pour comprendre comment il était possible qu’un homme survive à toutes les secousses et autres vibrations redoutées par Korolev.


Il voyait se dessiner le profil de celui qui s’installerait bientôt dans sa fusée. Il le sentait rôder, il en éprouvait une sorte de mélancolie : n’était-ce pas dément de vouloir asseoir un homme sur des milliers de litres de propergol, prêts à s’enflammer, pour obtenir une déflagration équivalant à l’explosion de cinq tonnes de TNT ? De quoi parlait-on, au juste ? Ne cherchait-on pas un homme doué de toutes les qualités du monde pour mieux l’exposer à la mort ? C’était l’ultime paradoxe de cette quête. Parfois, Korolev se demandait s’il ne fallait pas faire voler un prisonnier, un condamné à mort, lequel en cas de succès de l’opération se rachèterait, et ainsi rachèterait l’humanité. 


La course à l’espace comportait ce double enjeu, que le président américain JFK résumerait dans son discours à l’université de Houston en septembre 1962 : « Je crois que cette nation devrait se donner comme objectif, avant que cette décennie ne se termine, d’envoyer un homme sur la Lune, et de le ramener sain et sauf sur Terre. »


Gagarine accueillit la nouvelle en se levant et en regardant droit devant lui. Il était sonné. Avoir ainsi été nommé, c’était la forte probabilité d’être classé parmi les plus grands explorateurs du monde, à l’instar de Christophe Colomb. On pouvait compter ces derniers sur les doigts d’une main.


En faisant son bilan anticipé, Khrouchtchev adopta un ton assez nostalgique, ce qui lui allait mal. Peut-être avait-il l’impression d’être au sommet de son mandat. Il savait que le pouvoir n’était pas éternel. Et qu’après l’ascension, le temps de la descente allait bientôt sonner.
« Vous savez, Marina, la fin de Staline et l’exploit effectué par Youri Gagarine seront liés à jamais. Je crois que, sans ce miracle du premier homme dans l’espace, le communisme aurait pu mourir de désespoir. Avec ce petit gars, ils ont compris que toutes les pertes, toute cette tristesse ont été dépassées. Le communisme vient d’en reprendre pour trente ans ! »
On était en 1961. Nikita voyait juste.


D’autant que Youri Gagarine croyait avec sincérité en la supériorité du communisme sur les autres systèmes. Certes, il avait subi la propagande pendant ses études, ce rabâchage à coups d’histoires de Lénine, de la révolution, et de caricature du peuple américain. Mais, à titre personnel, il voyait bien que le système l’avait plus que promu. Venu d’un village sans eau courante, né en quelque sorte au Moyen Âge, il était entré dans la machine la plus sophistiquée du monde. Dans ce système, un gosse de paysan n’avait-il pas fait des études tout à fait honorables de métallo-fondeur ? Puis de pilote d’avion, avant d’être recruté pour un programme très spécial ? Youri se souvenait avec acuité des mots de son instructeur : « Aux États-Unis, seuls les fils de pilotes deviennent pilotes. Ici, tout le monde a droit à sa chance. »


Depuis le discours de JFK, les Américains communiquaient sur la Lune avec frénésie. Frustrés d’avoir été dépassés à toutes les étapes – premier homme, premier chien, première femme, jusqu’à la première sortie extravéhiculaire effectuée par Leonov en 1965 –, ils voulaient décrocher la timbale. Le peuple entier avait vécu humiliation sur humiliation avec le plan spatial soviétique : la conquête de la Lune était devenue une question cruciale.


Un peu comme un baby blues, ceux qui ont préparé des épreuves pendant des années se sentent désorientés quand celles-ci sont passées ou déprogrammées. Le mental, le corps ont tendu vers un même objectif, et la disparition de ce dernier laisse la personne hagarde. Comment se comporter lorsqu’on ne se prépare plus à être le meilleur ? On se sent redevenir banal, et cette banalité a un goût de médiocrité. Ceux qui ont une vie ordinaire ne connaîtront jamais ce sentiment. Mais les cosmonautes n’ont pas une vie ordinaire, on l’aura compris. Ils côtoient les extrêmes, la peur ou la joie ultime.


Certains prétendirent qu’on avait acté de le supprimer en haut lieu. Réduit au rang de has been, de casse-cou porté sur la vodka et les femmes, il avait fini par devenir gênant. Grand étendard du communisme et de l’URSS pendant des années, son image s’était ternie. L’ouvrier communiste ne pouvait pas avoir pour modèle un trublion alcoolique, amateur de voitures de sport.


 

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