jeudi 14 mars 2024

[Azoulai, Nathalie] Python

 

 

 

J'ai aimé

 

Titre : Python

Auteur : Nathalie AZOULAI

Parution : 2024 (P.O.L.)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Les machines du monde tournent grâce à des programmes informatiques qu’on appelle le code. Cette révolution technique ressemble à celle de l’électricité à la différence près qu’elle se compose de langages, de grammaires, de traductions, toutes choses qui devraient nous concerner mais dont nous ignorons tout. Je suis une femme, j’ai plus de cinquante ans, je suis écrivain et, malgré tous ces handicaps, je veux apprendre à coder. Je veux comprendre ce qui se passe sous les doigts des jeunes codeurs qui pianotent jour et nuit, font défiler sur leurs écrans noirs des lignes de signes multicolores, véloces, écrites dans notre alphabet mais que nous autres ne décodons pas. Ils sont là, à côté de nous, silencieux et puissants, et nous ne les voyons pas.
Mes proches se moquent de moi, me rappellent que je panique au moindre bug et ils ont raison, alors que faire ? Par où commencer ?
Python est bien le nom d’un langage de programmation mais c’est surtout ici une autofiction écrite comme un conte initiatique, mythologique, au cours duquel je croise Boris, Chloé, Margaux, Enzo, des jeunes gens qui codent et tentent de m’expliquer comment ils font. Je n’y comprends rien, je laisse tomber, je n’ai plus l’âge, je retourne à mes livres, à quoi bon ? Mais Python m’obsède et je m’obstine. Je m’y remets, intriguée par ces bataillons de geeks tournés vers des fonds où ils descendent entre eux, entre hommes. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Que cachent-ils ?
J’enquête et Python s’écrit en images sur mon mur à coups de visages, de scènes, de mots, de tableaux, de films, comme dans la série Homeland. Et brusquement, le visage de mon suspect affleure. Je remonte le temps, je retrouve Simon qui, le premier, m’a guidée dans le monde des jeunes hommes entre eux, Simon qui planquait ses magazines porno sous mon lit de jeune fille… »

Python est le récit fascinant d’une séduction contrariée pour le « nouveau monde » informatique, son langage, la puissance et la jeunesse qui lui sont associées. L’enquête se fait progressivement plus intime et trouble, jusqu’à révéler une autre séduction.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Nathalie Azoulai est née en région parisienne. École Normale Supérieure et agrégation de lettres. Vit et travaille à Paris. Elle a reçu le prix Médicis en 2015 pour Titus n’aimait pas Bérénice.

 

 

Avis :

Loin de la langue littéraire, une nouvelle élite réécrit le monde en différents langages, informatiques ceux-là, qui ne supportent pas non plus le moindre écart de virgule, mais, contrairement à elle, impactent désormais si bien le quotidien du monde que rien ne semblerait pouvoir encore fonctionner sans eux. Interpellée par cette puissance nouvelle en complet contraste avec la déshérence littéraire moderne – bientôt seules les vieilles dames liront des livres, écrivait récemment Luc Chomarat –, l’auteur est partie à la rencontre de l’univers du code, dans une enquête en territoire inconnu qui, paradoxalement, va la ramener au roman.

Décidée, à cause de son nom et parce qu’il est réputé abordable, à apprendre à coder en langage Python, la narratrice quinquagénaire, alter ego de l’auteur, se cherche des professeurs dans le monde très jeune et masculin des geeks, dos voûtés et capuches rabattues sur le mystère de leurs claviers. Mais, malgré ses efforts pour cadrer son esprit dans la logique binaire de la condition et de la négation censée transcrire en numérique tous les champs possibles du réel, cette apprentie codeuse décalée ne fait que de piètres progrès dans la maîtrise du code. De façon inattendue, ses rendez-vous avec ces jeunes gens bien décidés à impacter le futur la renvoient en fait vers le passé et le souvenir d’une autre attraction contrariée, vécue au temps de sa jeunesse auprès d’un homme qui préférait les hommes.

C’est ainsi que, partie explorer de nouveaux territoires langagiers dénués d’émotion et de poésie, l’auteur frappée par la rigueur extrême de la grammaire du code en même temps que replongée dans ses réminiscences au contact de la jeunesse, voit son récit bifurquer vers l’intimité de l’introspection et de la libido. Possiblement déconcerté, voire un tantinet frustré, par ce changement de pied inattendu, opéré sans préméditation, qui le propulse soudain dans un registre très personnel et bien peu connecté au sujet initial, le lecteur aura pour consolation l’intelligence de réflexions enrichies par cette confrontation ouverte et curieuse à la codification numérique du monde et aux impacts possibles de l’intelligence artificielle sur le langage et l’écriture au sens large.
Entre le monde construit par « le langage informatique, sa précision, sa clarté univoque » et celui, pluriel, « de la littérature qui ne tranche pas », pourquoi ne faudrait-il voir qu’opposition et obligation de choisir ? Ce roman se fait la preuve que le second peut se nourrir du premier, que la poésie peut fleurir partout et que la littérature se doit de se nourrir de la multiplicité des angles et des points de vue.

Indéniablement intelligente et talentueuse, la plume de Nathalie Azoulai suffira-t-elle à convaincre de la complémentarité entre la complexité humaine et l’efficacité de la machine en matière de littérature et d’écriture ? Il faudra pour cela au lecteur beaucoup de souplesse pour l’accompagner sans broncher dans la construction d’un récit faisant si bien le grand écart entre deux sujets - l'un intime, l'autre général - d’intérêt quand même très inégal. (3,5/5)


 

Citations :

Je recommence à lire des blogs [sur le code]. La plupart sont écrits dans un mauvais français, bourrés de fautes, de t et de s mal placés. On peut soutenir une activité cérébrale intense et être illettré. Évidemment, mais au lieu de le déplorer, j’y vois une sorte d’état de fait, comme si les codeurs avaient admis que le langage humain était devenu secondaire. Ils ne font même pas semblant, n’accordent plus rien convenablement, laissent la langue partir à vau-l’eau tandis que l’autre langue, celle qu’ils pratiquent, elle, ne souffre aucune entorse, aucune inexactitude, pas la moindre petite virgule mal placée. Et ça ne dérange personne, même pas moi à vrai dire. Nos deux illettrismes se regardent en chiens de faïence.
 

Quand je l’écoute, je vois du code pousser sous toutes les surfaces du monde, le menu, la table, les banquettes, le zinc, le percolateur, la caisse, le feu rouge à l’extérieur. Le sol devient surface de verre sous laquelle j’aperçois les lignes de code. Je me figure des masses touffues, velues, qui chaque fois que je soulève une chose, une action quotidienne, acheter un billet de train ou une place de théâtre, prolifèrent sous la pierre comme des mousses, des fourmis. Je fais une expérience mentale, je supprime le code comme on éteindrait l’électricité dans le monde entier et tout plonge dans le noir, la faim, le froid. Rien de bucolique ne se profile, aucune vision champêtre, seulement la guerre, la désolation, l’apocalypse.
 

Dans l’iPhone 13, par exemple, 15 milliards de transistors font des billions de calculs par seconde. 
 

Si la grammaire est l’art de parler, le code est l’art de programmer, et programmer, l’art d’expliquer ses pensées à la machine par des signes que les hommes ont inventés à ce dessein…
 

– Python, ajoute-t-elle, s’écrit très rapidement, c’est un atout. En revanche, il s’exécute un peu moins vite que d’autres langages. Il faut toujours arbitrer entre le temps d’écriture et le temps d’exécution.
Cette idée d’exécution me plonge dans des abîmes de réflexion. Qu’un signe produise autre chose que du sens, je n’en reviens toujours pas, même si évidemment je pense aux notes d’une partition qu’on exécute. Et la langue courante ? Et si la littérature s’exécutait, que se passerait-il ? Tous les livres prendraient vie, nous deviendrions les personnages, leurs histoires contamineraient nos existences. La poésie s’exécuterait plus vite que la peinture. La Terre serait instantanément bleue comme une orange. La question du temps m’épate, le code court après la vitesse, pour qu’entre le signe et ce qu’il produit, l’intervalle se réduise, disparaisse, n’existe pas, running code, disent les Anglo-Saxons.
 

Big Data est une masse volumineuse et véloce. Si elle se composait de livres, elle napperait tout le territoire américain et grimperait sur cinquante-deux étages. Si elle se composait de CD, on en verrait cinq colonnes monter jusqu’à la Lune. Certains parlent du déluge de données face auquel il faut dresser une arche, au moins le savoir-faire d’un Noé ou d’un Thésée pour frayer son chemin, contrer cette manne, qu’elle ne nous engloutisse pas, ne devienne pas notre châtiment suprême.
 

Mais j’ai lâché Anna Karénine, je l’ai lu avidement jusqu’à la page 350 et je me suis arrêtée tout net. Je n’arrive pas à le reprendre, je ne peux plus lire que la moitié d’un roman épais. J’entends souvent que les gens n’ont plus le temps pour ça mais si on fait le calcul, ils passent des heures devant des séries, à commencer par moi qui cède à ce loisir paresseux. C’est une question de cerveau, pas de temps, et de motivation, comme si l’idée que les romans ne disent plus le monde s’installait dans nos esprits. C’est une malédiction car le désir d’écrire, lui, ne disparaît pas et augmente même avec l’espérance de vie (après la retraite, les gens ont du temps pour ça). Mais la littérature, elle, a peut-être l’avenir d’un artisanat très rare comme la glyptique ou la plumasserie, bonne à ne plus fournir qu’une clientèle triée sur e volet. Si au moins elle avait le savoir-faire des luthiers, indémodable, indispensable et modeste, mais non, même pas.


 

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