mercredi 20 septembre 2023

[Sénanque, Antoine] Croix de cendre

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Croix de cendre

Auteur : Antoine SENANQUE

Parution : 2023 (Grasset)

Pages : 432

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

1348. La peste noire déferle sur l’Europe
1367. Deux jeunes frères dominicains se rendent à Toulouse pour trouver le précieux papier sur lequel leur prieur entend écrire le récit de sa vie. Et sa confession risque de faire basculer l’Eglise en révélant la vérité sur les origines de la Peste et la façon dont elle fut liée au destin de son maître, Eckhart de Hochheim, dit Maître Eckhart, théologien mystique et prêcheur le plus admiré de la chrétienté. Puis maudit.
 
Guerres, inquisition, persécution et trahisons  ; des bancs de la Sorbonne aux plaines reculées d’Asie centrale, Antoine Sénanque mêle les destins de personnages historiques et de fiction, marie petite et grande Histoire, et signe un texte exceptionnel, tout à la fois roman d’aventures, fresque historique, étude théologique et policier médiéval. Un page-turner spirituel et dramatique dans lequel les paroles d’Eckhart et les choix de nos héros font sonner autrement le beau nom grave de fraternité. Un coup de maître.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Antoine Sénanque est l'auteur, chez Grasset, entres autres de Blouse (2004), La grande garde (Prix Jean Bernard, 2007), L'ami de jeunesse (Prix Découverte Figaro Magazine, 2008), Salut Marie ! (Prix Version Femina, 2012) et Que sont nos amis devenus ? (2020). 

 

Avis :  

Lorsque leur prieur les envoie à Toulouse y chercher la meilleure qualité d’encre et de vélin pour son testament, les frères dominicains Robert et Antonin sont loin de se douter que cette mission va les mener tout droit dans les griffes de l’Inquisition. Tandis que, retenu en otage, le premier est jeté au plus secret des terribles geôles du tribunal pontifical, le second se voit contraint, pour espérer le libérer, de transmettre au grand Inquisiteur les confessions à venir de leur maître. Quels secrets sont-elles donc supposées dévoiler pour, en pleine Inquisition, faire trembler l’Église et son ambitieuse et intrigante hiérarchie ?

Désormais doublement tenus en haleine, par le sort de Robert livré aux affres de la torture et par les mystérieuses révélations qui vont occuper plus de quatre cents pages aussi denses en surprises qu’un polar, nous voilà, par une habile mise en abyme nous plaçant dans la même perspective qu’Antonin, récipiendaire des mémoires de son aîné Guillaume, les témoins emplis de curiosité du monde intellectuel du XIVe siècle. Le récit à l’intérieur du récit nous place cette fois dans les pas de Maître Eckhart, personnage bien réel disparu quarante ans plus tôt, en 1328, et dont Guillaume fut le jeune disciple et assistant.

A son époque, Maître Eckhart était un théologien de grande renommée qui enseignait dans les universités, les monastères et les confréries religieuses de toute l’Europe. La narration de Guillaume est l’occasion de découvrir sa pensée, de considérable influence, dans le contexte d’effervescence intellectuelle qui, en ce tournant du XIVe siècle, accompagnait la renaissance des villes et l’essor des échanges à travers l’Europe. Monastères, ordres, mais aussi confréries à vocation religieuse - béguinages ou autres - se développaient, en même temps que les écoles et les universités où clercs et laïcs se disputaient l’accès au savoir et à l’enseignement. Les rivalités étaient telles que l’on en venait souvent aux mains entre factions étudiantes, ces frictions reflétant à leur échelle les luttes politiques pour le pouvoir entre les diverses autorités.

Dans une telle foire d’empoigne, un moyen radical de se débarrasser d’un importun consistait à le dénoncer à l’Inquisition, pour peu que, comme Eckhart, certains de ses propos sortis de leur contexte pussent fleurer l’hérésie. Si sa mort avant la fin de la procédure d’Inquisition coupa court à toute sanction, son œuvre ayant été condamnée post mortem à l’oubli, toutes les mesures furent prises pour qu’elle disparût avec lui. Un retour à l’obscurité qui en devançait un autre, d’une ampleur cataclysmique, puisque vingt ans plus tard, en 1348, la peste ravageait et terrorisait l’Europe, tuant les idées dans un regain de ferveur religieuse. Cet épisode noir de l’Histoire offre à l’écrivain l’un des passages les plus impressionnants de son livre, à l’occasion du siège de Caffa que les armées mongoles abandonnèrent, décimées par la peste, mais non sans contaminer la ville en y catapultant leurs cadavres pestiférés...

Mêlant l’Histoire et la fiction avec autant de réalisme que d’originalité, Antoine Sénanque signe un roman passionnant, polar médiéval mâtiné d’aventures, habile emboîtement de symboliques et éclairante vulgarisation de la pensée philosophique et religieuse de l’époque. Quelle ironie que ce personnage qui, après avoir tant travaillé à son union à Dieu selon le principe de divinisation de l’homme, se fait plus vengeur que le plus biblique des Dieux, allant jusqu’à préférer la compagnie des rats à celle de ses semblables ! Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Dans la mémoire du prieur Guillaume, les souvenirs formaient des croix, plantées sur les dépouilles des actes qu’il avait laissés s’accomplir. Le temps les avait brûlées, mais les croix marquaient leur place. Toutes les mémoires étaient recouvertes de croix de cendre, de grands cimetières d’actes dont l’oubli avait emporté les ombres. Chacun pouvait prétendre renier leur existence. Mais les croix demeuraient, elles prouvaient qu’on ne décidait pas du destin de nos actes et qu’aucune trace ne s’effaçait jamais de la surface de la terre.
 

Depuis cinquante ans, les plus grandes tanneries d’Europe commerçaient avec les Turcs dont personne ne surpassait l’habileté dans le traitement des peaux. Après des années de factures « déshonorées », les commerçants de Constantinople avaient jugé préférable de commercer avec eux-mêmes en envoyant sur le continent des représentants de leur race. Les peaussiers turcs avaient envahi la périphérie des villes où on les prélevait en temps d’épidémie comme victimes expiatoires en compagnie des usuriers juifs. Les bûchers réunissaient ces pécheurs et réconciliaient leurs croyances dans les flammes. Depuis les années de peste, il s’en allumait partout. Les prophètes des rues appelaient à une grande purification car les derniers jours de la terre étaient proches. Il était écrit qu’aucun juif ni aucun Turc ne connaîtrait la fin du monde en Europe, tant on les massacrait pour les priver d’apocalypse.
 

La rue était un tas d’immondices sur lesquelles poussaient des échoppes crasseuses. Des cochons en liberté assuraient l’entretien. Gare à ne pas buter dessus, leurs morsures étaient plus redoutables que celles des chiens. Leur groin couvert de merde et de vermine vous infectait mieux qu’un ciseau de chirurgien. 
 

— Tu vois… commença Robert, l’encre…
— Quoi l’encre ?
— C’est les arbres, quand ils deviennent malades.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu sais bien. Les noix de galle, c’est comme un bubon sur l’écorce des chênes quand un genre de mouche venimeuse les pique, ça les fait gonfler par endroits comme la peau de ces malheureux. Et c’est de ces tumeurs d’écorce qu’on tire la belle encre pour tes vélins.
— Et alors ?
— Alors, c’est pareil pour les lépreux. Ils font de l’encre. C’est à Dieu qu’elle va servir pour écrire ses volontés. Et pour la peste, aussi. Et pour nous… Tout fait de l’encre. Nos larmes sont noires, le ciel écrit avec, c’est pour ça qu’on est là.
 

La nuit était tombée, épaisse et humide. Les chandelles de la maison Seilhan n’éclairaient rien. Dans les couloirs, une lumière jaunâtre dégoulinait avec la cire qui s’en échappait et tombait comme elle, en gouttes jaunes guidant le chemin des cafards. Le cloître désert lui apparut ainsi : chemin de cafards. Les frères qui y tournaient suivaient leur ligne tracée par des lueurs aussi rachitiques que leurs cœurs.
 
 
Ces deux hommes que mon maître a été, comment pourront-ils être jugés ensemble ? Comment le châtiment de l’un et la grâce de l’autre pourront-ils être équitablement partagés ? Tous les jugements sur nous-mêmes sont des moyennes entre le pire et le meilleur de nos actes. Mais quand l’écart est si grand, comment choisir entre celui qui mérite tous les pardons et celui qui devrait souffrir tous les enfers ?


Quelquefois, Antonin pensait que Dieu se foutait bien de la gueule du monde, comme s’Il n’avait plus rien à y faire et que tout ça ne le concernait plus. Désintéressé de ses enfants confiés au grand orphelinat de la nature, avec charge pour elle de les élever comme elle pouvait. Voilà bien le monde, se disait Antonin, un grand orphelinat où l’on passait son temps à se demander pourquoi on avait été abandonné. Quant à la nature, Dieu l’avait créée en oubliant la tendresse en route, elle aimait « dur », si elle avait un cœur, ce dont on pouvait douter.


On lui avait appris que la goutte était une maladie d’humeur, ce qui convenait bien à son malade. L’équilibre des quatre humeurs du corps réglait la bonne santé. L’une d’elle, la bile, pouvait s’accumuler en excès dans le crâne et verser à travers le corps comme l’eau d’un vase trop rempli. Goutte à goutte, jusqu’au pied. D’où le nom que les anciens avaient donné à l’affection. Peut-être était-ce l’excès de dureté qui commençait à s’égoutter de l’âme du sacristain pour enflammer ses orteils ?


« Il y avait des clans et des combats, racontait Guillaume. Le peuple de la Sorbonne était essentiellement composé de gens d’Église. Ce qui ne les empêchait pas de se battre comme des soudards. Entre les moines réguliers dont je faisais partie et les prêtres séculiers qui nous méprisaient, tout ce petit monde se bénissait d’ecchymoses et de bosses.
Les convictions philosophiques étaient aussi matière à contusions.
Parce que le maître paraissait défendre les thèses des platoniciens, le clan de l’inquisiteur général nous traitait de “Plats”, en prenant des airs de condescendance infinie. Eux n’avaient qu’Aristote à la bouche, un philosophe grec que l’on étudiait depuis moins d’un siècle. On disait qu’on devait aux Arabes d’avoir conservé et traduit ses œuvres. Alors on les appelait les “Sarrazins”. Les échauffourées entre les “Plats” et les “Sarrazins” de la Sorbonne étaient fréquentes et les bottes de paille qui servaient de chaises volaient dans les étages. Souvent, les concierges devaient séparer les novices qui se battaient comme les canailles du quartier. (…)
Les clercs n’étaient pas les seuls à combattre pour des convictions philosophiques d’autant mieux défendues qu’elles étaient moins comprises. Il y avait aussi le clan des laïcs qui nous sommaient de retourner à nos couvents. Ils méprisaient tout ce qui venait de l’Église et prétendaient que l’université écraserait un jour les cathédrales. Pourtant, leurs maîtres étaient tous des clercs. Ils crachaient sur les serviteurs de Dieu mais écoutaient leurs leçons. Comme ces apothicaires qui venaient apprendre leur métier auprès des moines thérapeutes avant d’afficher leur mépris pour ces ignorants sans diplôme à qui ils devaient leur culture.
Rejeter la religion, aux yeux des étudiants laïcs, garantissait une certaine élévation d’esprit. Dieu, dans sa très grande sagesse, n’avait pas cru bon de créer l’intelligence pour ses moines, se satisfaisant de leur foi. Il revenait donc aux laïcs de s’atteler à combler ce manque, ce dont ils se chargeaient en nous accablant d’insultes et de coups.
 
 
— Tu voulais savoir la différence entre Platon et Aristote ? Demande au lion. Pour le sculpter, Platon l’aurait cherché dans sa tête, Aristote dans la pierre. L’un croyait que la mémoire contenait le modèle de toutes choses, l’autre que rien ne pouvait exister sans la matière. Platon aurait demandé à l’artiste de copier le lion qui posait dans son esprit, Aristote lui aurait dit de l’extraire du marbre où il attendait sa main habile pour le libérer. L’un va chercher la beauté hors du monde, l’autre la trouve ici-bas. Tu as compris ? (…)
Étienne à mes côtés m’observait avec l’extraordinaire inexpressivité dont il était capable. Je m’étais empressé de partager avec lui la réponse du maître. Il avait plissé ses grands yeux, comme si une idée lui apparaissait mais elle avait dû lui échapper avant qu’il ne parvienne à la saisir. Il donnait l’impression de la chercher à l’extérieur de lui-même, au loin, en rétrécissant le regard pour mieux la distinguer à l’horizon. N’y repérant rien, il me proposa d’aller traîner vers les cantines où sa mère travaillait, ce qui nous valait un supplément de soupe quand l’humeur de cette femme rugueuse était légère.
— Ils sculptaient des lions, Platon et Aristote ? demanda Étienne sur le chemin des cuisines.
— Il faut croire, assurai-je. 


Il y avait des rumeurs sur des laïcs qui jouaient aux moines sans l’être vraiment. Parmi eux, on trouvait des femmes, souvent des veuves, de bonnes personnes qui se réunissaient en communauté sans prononcer de vœux. Indépendantes des ordres monastiques, elles agissaient comme des moniales sans clôture, sous la surveillance de l’évêque. Leurs seuls engagements étaient la chasteté et l’obéissance. Installées dans de petites maisons regroupées en béguinage, elles s’occupaient des pauvres et des malades, catéchisaient et menaient tranquillement leur chemin de prière et de méditation. Leur vie édifiante leur valait un statut social et le respect du peuple. Rien de menaçant ne paraissait pouvoir venir de ces congrégations simples et vertueuses. Pourtant l’ordre dominicain devait redouter de sérieux périls pour envoyer une figure aussi prestigieuse qu’Eckhart diriger leur enseignement. Les béguines lisaient, écrivaient, débattaient des questions spirituelles en toute liberté, le monde ne restait pas à leur porte. Or, à cette époque, une vague d’hérésie recouvrait l’Europe et avait particulièrement infecté les communautés dans les Pays-Bas et en Allemagne. »
Le prieur Guillaume appuya sa voix :
« La liberté, Antonin, elle avait prêté son nom à la grande hérésie qui faisait trembler l’Église : le Libre Esprit. Ces saintes femmes furent accusées de le propager.
Les béguines étaient comme les Franciscains, elles mettaient de l’amour partout. Pour elles, l’amour était suffisant pour “voguer sur l’océan de Dieu”, ainsi qu’elles le répétaient. La raison devait rester au port. Le pur contraire de l’esprit dominicain qui, pour voguer vers Dieu, s’en remet à la seule intelligence en respectant la distance de majesté.
La “Marguerite” dont m’avait parlé Étienne était une béguine célèbre qui avait écrit un livre que tu ne trouveras pas dans les scriptoriums des monastères, ni dans les bibliothèques des universités. Une œuvre en langue vulgaire qui pouvait contaminer les esprits non préparés et non surveillés, et dont les copies ont été détruites par l’Inquisition. Toutes, sauf quelques-unes que tu pourras obtenir si tu sais à qui demander.
La pauvre Marguerite fut brûlée avec son livre pour une phrase qu’elle aurait dû peser. Des mots empoisonnés, remplis d’un venin mortel, connus de toutes ses sœurs et de nous, dominicains, qui les avons condamnés : “Je suis Dieu, car amour est Dieu et Dieu est amour… Je suis Dieu par nature divine.” Comment pouvait-on accepter une telle folie ? Si chacun peut se transformer en Dieu par l’extase, à quoi sert l’habit que nous portons ? À quoi sert de prêcher la bonne parole et de confesser les âmes de leurs péchés.  
 
 
Antonin n’arrivait pas à imaginer le prieur Guillaume sous les traits d’un novice maladroit qui peinait à écrire comme un enfant laborieux. Il était plus facile de se représenter le gros inquisiteur au même âge. On sentait que rien en lui n’avait fondamentalement changé. Sa dureté garantissait la résistance au temps. La vieillesse ne s’intéressait pas à ce genre d’homme. Elle ne pouvait les abîmer qu’en surface.


Il n’exigeait aucune prière, aucun rituel. Il me demandait de laisser faire la nature, de la laisser prier pour nous et pour le monde car sa beauté était action de grâce. C’était la première leçon du maître, Antonin, voir dans la nature une action de Dieu.


— Quel est le but d’une existence terrestre, Guillaume ? me demanda-t-il.
— Le bonheur.
— Bien sûr, mais quel bonheur ? La santé, la bonne humeur, la paix intérieure, le confort pour toi et pour les tiens ?
— Je ne vois rien de plus désirable.
— Non ? Alors pourquoi ceux qui les obtiennent désirent-ils encore ? Si l’assouvissement du désir n’exigeait rien au-delà de ses limites, à quoi servirait cette force en nous qui ne s’apaise jamais ? Non, Guillaume, notre désir est fait pour Dieu, puisqu’il est infini.
— Alors tous les hommes devraient se faire moines ?
— Tous les hommes devraient se faire passants. Rien sur terre ne devrait les arrêter.
— Il suffit de désirer Dieu ?
— De désirer s’unir à Dieu.


Le feu nous enveloppait ou peut-être était-ce la grâce de cette nuit, ou celle des souvenirs qu’elle éveillait. Tu verras, Antonin, murmura le prieur soudain pensif, les souvenirs ont des bras. Pour nous enlacer comme ceux d’une mère bienveillante et réchauffer nos cœurs ou bien serrer nos gorges pour étouffer notre soif de vivre.


Un paysan nous avait offert un poulet contre une bénédiction et, à ma surprise, le maître l’avait accepté. Tu connais la rigueur de notre ordre sur l’interdiction absolue de la consommation de viande. Durant mon noviciat, ma bouche n’en avait jamais effleuré le goût. L’abstinence devait être totale, mais aux novices qui montraient des capacités intellectuelles et de l’ardeur à la lecture, du poulet était consenti pour l’unique repas du soir. Beaucoup de moines se découvraient ainsi une passion pour les livres. Une page pour une cuisse… 
 
 
— Et vous, maître, pourquoi priez-vous ?
Sa réponse me saisit.
— Je prie pour que Dieu ne me donne rien. C’est cela qu’il faut attendre, Guillaume. Si Dieu donne du néant, il donne le juste prix de la prière.
Déconcerté, je continuai :
— Cela ne sert donc à rien de prier ?
— Je n’ai pas dit cela. Quand tu demandes quelque chose à Dieu, que crois-tu faire ? Lui rappeler son devoir envers toi ? L’inciter à t’offrir sa protection ? Personne ne peut inciter le ciel à quoi que ce soit. Ta voix pourrait porter à l’infini, elle ne ferait pas obéir les anges. Dieu n’est pas comme un roi qui distribue sa bienveillance et que tu pourrais émouvoir ou séduire. Dieu n’a pas de cœur, Il a sa propre guise.


Dieu n’est rien de ce que tu peux en dire. Mieux vaut dire alors que Dieu n’est rien. Ou dire ce qu’Il n’est pas, plutôt que ce qu’Il est à l’horizon de notre faible intelligence. Dès que tu parles de Dieu, dès que tu le qualifies, tu le fais exister comme une créature. Et c’est cela, dont il faut se séparer. Du Dieu créature.
Je ne comprenais pas comment je pouvais voir Dieu autrement. Il fallait bien que je voie quelque chose pour accueillir mes prières. Il fallait bien que Dieu, malgré sa toute-puissance, soit un être vivant pour qu’il me parle et que mon amour puisse s’échanger avec le sien. Mais Eckhart ne concevait pas les choses de cette façon. Pour lui, la création nous séparait de Dieu et la distance de majesté était infranchissable dans le monde matériel. L’union ne pouvait se faire que sous une forme purement spirituelle, en rejoignant la pensée de Dieu et la place que nous y occupions éternellement.


— Quand le sculpteur conçoit son œuvre avant de commencer à tailler la pierre, est-ce que cette œuvre n’est rien ?
— Elle est dans sa pensée.
— Tu vois, Guillaume, “elle est”, tu l’as dit toi-même. Et c’est là que commence l’histoire de notre ressemblance avec Dieu, quand nous sommes dans sa pensée, pas encore créés dans le monde. Là… il désignait mon front, et seulement là ! Ce n’est que sous une forme purement spirituelle que nous pouvons nous unir à Lui, car Dieu est esprit. Si tu veux être de même nature que l’esprit, deviens pensée. Deviens “Idée d’homme”, il n’y aura alors aucune différence entre ce qui pense et ce qui est pensé. Aucune différence, Guillaume, entre celui qui pense et celui qui est pensé.


L’alchimie est une voie spirituelle. Le plomb, c’est l’homme misérable que nous sommes lorsque nous vivons selon les désirs terrestres. L’or, c’est l’homme spirituel, enrichi de Dieu. Et la pierre philosophale qui transforme l’un en l’autre s’appelle le détachement. Lorsque tu auras abandonné la volonté d’obtenir quelque chose, tu auras gravi la première marche du détachement.


Notre église était un champ de bataille. Les prêtres détestaient les moines qui se méprisaient entre eux. Le pape allait excommunier l’empereur élu contre sa volonté. Les Franciscains, fidèles à l’empereur, complotaient contre les Dominicains fidèles au pape. L’interdit lancé contre l’Allemagne fermait les portes des églises. Plus de messe, plus de sacrements et des hérésies qui poussaient partout. Les bûchers s’allumaient à travers le pays. On brûlait pour une parole, pour un livre. On chassait les juifs, les bégards, les sorciers. Chaque jour moissonnait une énergie puissante et sombre. Le monde grondait sous ces courants contraires qui s’entrechoquaient. 
 
 
Leur mythologie était pleine de fantaisies et d’extravagances mais aussi de leçons subtiles. Comme celle de Dionysos. Ce dieu était le fils chéri de Zeus. Dès sa venue au monde, tous les ennemis du ciel le jalousèrent. Des forces archaïques et brutales, les titans, qui convoitaient le pouvoir, le pourchassèrent. L’enfant s’enfuit, se cacha mais ne parvint pas à leur échapper. Les titans finirent par le dévorer au cours d’un horrible festin. Chacun digéra cette chair sacrée qui imprégna de lumière leurs corps monstrueux. Quand il le découvrit, Zeus foudroya les assassins. De leurs cendres naquirent les hommes que nous sommes, fils de la matière des titans mélangée aux restes d’un dieu. Vois-tu, Guillaume, les Grecs savaient déjà qu’il existait dans le cœur humain une petite étincelle divine. Et cette petite étincelle, je ne cesse de la prêcher. Quelquefois, je l’appelle l’étincelle, quelquefois la citadelle de l’âme, quelquefois l’intellect. C’est la part que Dieu a laissée en nous pour que nous puissions revenir en lui. Si tu ne comprends pas mes sermons, pense au festin des titans et n’oublie pas le dieu qui est en toi.
— Je croyais que ces écrits grecs étaient pour les païens.
— Ils le sont, raison pour laquelle je ne les apprends pas à nos sœurs. D’autant que les yeux de l’Inquisition nous guettent. Je pense, ajouta-t-il en souriant, que l’histoire de Dionysos règlerait mon compte une fois pour toutes auprès de l’archevêque. Et que ce petit titan ne ferait qu’une bouchée de moi.


Je me demandais pourquoi Dieu m’avait créé s’il fallait que je rejette tout ce qui faisait de moi une créature. Eckhart répondait à cela que Dieu avait besoin de moi pour sortir du néant. Dieu se réalisait dans la création. 


L’Inquisition se meurt, Guillaume, et ne se relève pas des temps de peste, continua-t-il après avoir bu une longue gorgée du breuvage sans paraître en ressentir la brûlure. Tu sais comment les gens du peuple appellent la grande épidémie ? Le fléau de Dieu. C’est le nom qu’ils donnaient à mon tribunal. Mais le bras qui les a châtiés s’est abattu bien plus fort que le mien. C’est la peste qui a redressé la chrétienté. Aucun de nos châtiments, aucune de nos tortures n’aurait pu terrifier les pécheurs à ce point. Depuis, le peuple fait pénitence. En Allemagne et tout au long du Rhin, entre Bâle et Strasbourg, des groupes de laïcs se regroupent dans la simplicité et le service des autres. Leur seule aspiration est d’imiter le Christ. On les appelle les « amis de Dieu ». On devrait dire les « amis de la peste ». Ils ne sont pas guettés par les hérésies car ils ne réfléchissent pas. Ils ne pensent pas leur foi, ils la vivent. Simplement. La peste a tué la pensée. Les idées sont mortes sur les charrettes qui portaient les corps de ses victimes. Les catastrophes ont cet effet sur l’humanité, elles tuent les ambitions. Elles rendent l’humilité au monde et les inquisitions inutiles. Les amis de la peste n’essaieront jamais d’atteindre le ciel. Ils prennent Jésus comme maître de vie. Jésus, l’homme, pas le fils de Dieu. La hauteur d’homme, Guillaume, c’est l’altitude de l’avenir. Personne ne voudra monter plus haut.


 

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