J'ai beaucoup aimé
Titre : Humus
Auteur : Gaspard KOENIG
Parution : 2023 (L'Observatoire)
Pages : 384
Présentation de l'éditeur :
Deux étudiants en agronomie, angoissés comme toute leur génération
par la crise écologique, refusent le défaitisme et se mettent en tête de
changer le monde. Kevin, fils d’ouvriers agricoles, lance une start-up
de vermicompostage et endosse l’uniforme du parfait transfuge sur la
scène du capitalisme vert. Arthur, enfant de la bourgeoisie, tente de
régénérer le champ familial ruiné par les pesticides mais se heurte à la
réalité de la vie rurale. Au fil de leur apprentissage, les deux amis
mettent leurs idéaux à rude épreuve.
Du bocage normand à la Silicon Valley, des cellules anarchistes aux salons ministériels, Gaspard Kœnig raconte les paradoxes de notre temps – mobilité sociale et mépris de classe, promesse de progrès et insurrection écologique, amour impossible et désespoir héroïque… Une histoire de terre et d’hommes, dans la grande veine de la littérature réaliste.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Gaspard Kœnig est un philosophe engagé, auteur d’une douzaine d’essais et de romans, et fondateur du mouvement SIMPLE.
Avis :
Philosophe et essayiste aux convictions libérales, fondateur du mouvement Simple contre la complexité administrative et bref candidat à la dernière élection présidentielle, Gaspard Koenig a abandonné la politique pour une autre façon d’influencer le monde : la création littéraire. Il revient à la fiction avec un roman d’apprentissage sur fond d’engagement écologique, une satire apocalyptique où l’avenir du monde repose sur le sauvetage… des vers de terre…
Ingénieurs agronomes fraîchement diplômés, Arthur et Kevin ont noué leur amitié autour d’une idée commune : le plus grand - mais pourtant le plus ignoré, tant la science du sol et la géodrilogie restent balbutiantes - des désastres écologiques est la disparition des lombrics, première biomasse au monde indispensable à la vie des sols et donc à la production agricole. « Sans vers de terre, plus de terre ». En quelques décennies de productivisme agro-industriel, la fragile couche d’humus constituée au cours de millions d’années d’évolution biologique s’est transformée en poussière infertile que l’on continue d’épuiser à grands coups de chimie. Alors, eux qui n’ont jamais rejoint les rangs des bifurqueurs, ces étudiants de grandes écoles dont les velléités écolo-contestataires produisent à leurs yeux plus de bruit que d’effets, se lancent chacun dans un projet censé exorciser leur éco-anxiété.
Pendant qu’Arthur, le Parisien issu d’un milieu aisé, se met en tête de faire revivre, par l’inoculation de vers de terre, la terre tuée en Normandie par son grand-père agriculteur, Kevin le fils de paysan pauvre crée une petite entreprise de vermicompostage. Dès lors, les rebondissements se bousculent dans un crescendo confrontant leurs idéaux et leurs principes à la réalité. Entre tempêtes amoureuses et financières, les erreurs et les échecs répétés de l’un, l’engrenage du succès en mode start-up pour l’autre, déboucheront sur une troisième voie beaucoup plus violente et désespérée, dans une explosion finale bouclant le tour des comportements, finalement tous voués au fiasco, adoptés par les uns ou les autres face à l’urgence écologique.
Si, soutenu par une documentation qui rend le propos fascinant, le récit fait la part belle à ses petits personnages rampants et méconnus, les « intestins du sol », que l’on ne verra plus désormais du même œil, l’autre grande force du roman est le regard moqueur, qu’avec autant de cruelle lucidité que de vraie tendresse, il porte, sans jamais les juger, sur les différents acteurs de la société. Il faut dire que, créateur d’un think tank et un temps membre d’un cabinet ministériel, l’auteur a fréquenté l’élite et les dîners parisiens comme il a sillonné la France et l’Europe au plus près de ses habitants lors de plusieurs mois d’un périple à cheval. De ce matériau, il tire une satire percutante, n’épargnant ni zadiste, investisseur ou ministre, ni écologie libertaire, éco-frugalité ou greenwashing. Et, tandis que ses observations soulignent sans prendre parti le grand désordre de tous ces tâtonnements qui s’étagent des plus idéalistes aux plus opportunistes et hypocrites, des plus cosmétiques aux plus radicaux et violents, il recentre le débat sur une vision prophétique et, selon sa démonstration, encore très inédite : l’avenir passera par les sciences de la terre ou ne sera pas, n’en déplaise aux uns et aux autres et à leurs différentes manières de réagir face à l’urgence environnementale.
Malgré un final, à y réfléchir pas si invraisemblable, mais quand même très (trop?) spectaculaire, un livre intéressant et original, dont on retiendra les vérités satiriques d’une humanité écartelée, dans sa course folle, entre son confort immédiat et ses craintes d’un avenir menaçant, autant que son exploit inattendu de passionner son lecteur pour les vers de terre. (3,5/5)
Ingénieurs agronomes fraîchement diplômés, Arthur et Kevin ont noué leur amitié autour d’une idée commune : le plus grand - mais pourtant le plus ignoré, tant la science du sol et la géodrilogie restent balbutiantes - des désastres écologiques est la disparition des lombrics, première biomasse au monde indispensable à la vie des sols et donc à la production agricole. « Sans vers de terre, plus de terre ». En quelques décennies de productivisme agro-industriel, la fragile couche d’humus constituée au cours de millions d’années d’évolution biologique s’est transformée en poussière infertile que l’on continue d’épuiser à grands coups de chimie. Alors, eux qui n’ont jamais rejoint les rangs des bifurqueurs, ces étudiants de grandes écoles dont les velléités écolo-contestataires produisent à leurs yeux plus de bruit que d’effets, se lancent chacun dans un projet censé exorciser leur éco-anxiété.
Pendant qu’Arthur, le Parisien issu d’un milieu aisé, se met en tête de faire revivre, par l’inoculation de vers de terre, la terre tuée en Normandie par son grand-père agriculteur, Kevin le fils de paysan pauvre crée une petite entreprise de vermicompostage. Dès lors, les rebondissements se bousculent dans un crescendo confrontant leurs idéaux et leurs principes à la réalité. Entre tempêtes amoureuses et financières, les erreurs et les échecs répétés de l’un, l’engrenage du succès en mode start-up pour l’autre, déboucheront sur une troisième voie beaucoup plus violente et désespérée, dans une explosion finale bouclant le tour des comportements, finalement tous voués au fiasco, adoptés par les uns ou les autres face à l’urgence écologique.
Si, soutenu par une documentation qui rend le propos fascinant, le récit fait la part belle à ses petits personnages rampants et méconnus, les « intestins du sol », que l’on ne verra plus désormais du même œil, l’autre grande force du roman est le regard moqueur, qu’avec autant de cruelle lucidité que de vraie tendresse, il porte, sans jamais les juger, sur les différents acteurs de la société. Il faut dire que, créateur d’un think tank et un temps membre d’un cabinet ministériel, l’auteur a fréquenté l’élite et les dîners parisiens comme il a sillonné la France et l’Europe au plus près de ses habitants lors de plusieurs mois d’un périple à cheval. De ce matériau, il tire une satire percutante, n’épargnant ni zadiste, investisseur ou ministre, ni écologie libertaire, éco-frugalité ou greenwashing. Et, tandis que ses observations soulignent sans prendre parti le grand désordre de tous ces tâtonnements qui s’étagent des plus idéalistes aux plus opportunistes et hypocrites, des plus cosmétiques aux plus radicaux et violents, il recentre le débat sur une vision prophétique et, selon sa démonstration, encore très inédite : l’avenir passera par les sciences de la terre ou ne sera pas, n’en déplaise aux uns et aux autres et à leurs différentes manières de réagir face à l’urgence environnementale.
Malgré un final, à y réfléchir pas si invraisemblable, mais quand même très (trop?) spectaculaire, un livre intéressant et original, dont on retiendra les vérités satiriques d’une humanité écartelée, dans sa course folle, entre son confort immédiat et ses craintes d’un avenir menaçant, autant que son exploit inattendu de passionner son lecteur pour les vers de terre. (3,5/5)
Citations :
À une époque où le moindre geek prétend réinventer le monde, Arthur trouvait réconfortant de découvrir en Marcel Combe un vrai savant : un esprit curieux qui sait ce qu’il ne sait pas.
La nature en sursis les invitait à philosopher. Ils ne refaisaient pas le monde, comme les générations précédentes. Ils le regardaient se défaire et tentaient de se trouver un rôle dans l’effondrement à venir.
Arthur dissertait ainsi (...) avec ce faux désespoir de la vingtaine, quand on peut s’amuser à ne croire à rien parce qu’on croit encore en soi-même.
De dix ans plus âgée que Philippine, Zo-iii avait travaillé chez Google comme avocate spécialisée dans le droit du travail (autrement dit, experte en licenciements express) avant de créer une agence de chasseurs de têtes. Elle passait donc son temps dans les conférences et les cocktails à scruter qui pourrait débaucher qui. D’un physique avenant sans être remarquable, elle était en passe de devenir la mère maquerelle de la Valley. Déjà divorcée, elle ne voulait plus entendre parler d’amour et envisageait de recourir dans quelques années à une mère porteuse pour élever un enfant, ou plutôt le faire élever par des baby-sitters philippines, l’équivalent des dog walkers mexicains pour l’espèce humaine.
Zo-iii avait arrangé une série d’entretiens à Menlo Park, selon elle « l’endroit sur la planète où il y a le plus de fric ». Pour leur premier rendez-vous de la journée, Kevin et Philippine se rendirent à l’hôtel Rosewood Sand Hill, au milieu de la réserve naturelle de Jasper Ridge. Ce n’était pas ainsi que Kevin imaginait l’épicentre mondial du capital-risque. Depuis la terrasse, on voyait les cyprès qui descendaient jusqu’à la piscine, puis plus loin les forêts de séquoias qui moutonnaient à perte de vue. Il n’y avait ni immeuble de quinze étages, ni banquier en costume, ni écran diffusant les cours de Bourse. C’était plutôt une paisible et luxueuse retraite dans une nature épargnée par l’homme. Certains séquoias séculaires au tronc rougeoyant avaient dû grandir au temps des tribus amérindiennes. Comme si, au cœur du capitalisme le plus déchaîné, il fallait ce calme soudain. L’œil du cyclone, sans un brin de vent.
— C’est un bois communal, il n’a rien à dire. Arrivés là-bas, on pourra s’éparpiller, rien ne sert de rester groupés. Il faut si possible repérer les turricules, des mottes de terre pas plus grosses que le pouce, pures déjections lombriciennes…
— Je vois bien. C’est gras comme de la boue. Ça colle aux doigts.
— Ensuite, pour faire sortir les vers… — C’est facile. On met du détergent.
— Pour faire simple, je vous propose la méthode vibratoire. On prend une fourche…
— Le détergent, c’est ce qui marche le mieux.
— C’est vrai, mais ça prend plus de temps, et qui va trimbaler les barriques d’eau savonnée ? Donc on prend une fourche, on la plante et on balance le manche des deux côtés pour envoyer des ondes dans la terre. Les vers détestent ça. Ils vont se précipiter à la surface.
— Marrant. Comme les pommiers à l’automne. On secoue et on attend que ça tombe. Sauf que là, ça tombe d’en bas.
— Si tu veux. Ensuite, on les attrape délicatement entre deux doigts, de préférence par l’extrémité la plus claire.
— Par le cul, en fait ?
— Voilà. Le ver de terre rentre souvent dans le sol par l’arrière. Mais attention, quand vous le prenez, il faut faire attention de ne pas le casser en deux.
— Je croyais que les anneaux repoussaient.
— Difficilement. Ensuite, vous les mettez dans le seau où ils trouveront tout seuls leur chemin. Si chacun pouvait en rapporter entre deux et trois cents, ce serait idéal.
— On va en avoir pour la nuit !
— Justement. D’ici une petite heure, vous allez devoir allumer vos lampes frontales. J’ai mis des ampoules à faible luminosité pour ne pas effrayer nos petits amis.
— On ne pourrait pas remettre ça à demain, en plein jour ?
— Les vers sortent plus volontiers au crépuscule et à la nuit tombée.
— Ça va te coûter le poids des lombrics en bière, Arthur !
— Je vois bien. C’est gras comme de la boue. Ça colle aux doigts.
— Ensuite, pour faire sortir les vers… — C’est facile. On met du détergent.
— Pour faire simple, je vous propose la méthode vibratoire. On prend une fourche…
— Le détergent, c’est ce qui marche le mieux.
— C’est vrai, mais ça prend plus de temps, et qui va trimbaler les barriques d’eau savonnée ? Donc on prend une fourche, on la plante et on balance le manche des deux côtés pour envoyer des ondes dans la terre. Les vers détestent ça. Ils vont se précipiter à la surface.
— Marrant. Comme les pommiers à l’automne. On secoue et on attend que ça tombe. Sauf que là, ça tombe d’en bas.
— Si tu veux. Ensuite, on les attrape délicatement entre deux doigts, de préférence par l’extrémité la plus claire.
— Par le cul, en fait ?
— Voilà. Le ver de terre rentre souvent dans le sol par l’arrière. Mais attention, quand vous le prenez, il faut faire attention de ne pas le casser en deux.
— Je croyais que les anneaux repoussaient.
— Difficilement. Ensuite, vous les mettez dans le seau où ils trouveront tout seuls leur chemin. Si chacun pouvait en rapporter entre deux et trois cents, ce serait idéal.
— On va en avoir pour la nuit !
— Justement. D’ici une petite heure, vous allez devoir allumer vos lampes frontales. J’ai mis des ampoules à faible luminosité pour ne pas effrayer nos petits amis.
— On ne pourrait pas remettre ça à demain, en plein jour ?
— Les vers sortent plus volontiers au crépuscule et à la nuit tombée.
— Ça va te coûter le poids des lombrics en bière, Arthur !
En les contemplant de très près, Arthur put distinguer leur bouche. Elle n’avait ni langue ni croc. C’était un simple vide annelé, comme le trou formé par une pelote de fils. Et ce vide était surmonté d’une grosse babine pelleteuse qui venait y fourrer indistinctement ce qu’elle trouvait devant elle, feuille, herbe, charogne, résidus divers. Le ver avalait tout sans rien mâcher, et laissait ensuite son intestin broyer les éléments organiques à l’aide des petits cailloux qui s’y trouvaient mêlés. C’était une membrane ambulante, ingérant et excrétant. Les vers formaient les intestins du sol.
« À quoi pense un ver de terre ? », se demandait Arthur en jetant son butin grouillant dans le seau. Il se trouve plongé dans un monde aveugle, sans odeur, ni forme, ni goût, ni son. Le seul sens qu’il possède, le toucher, doit être formidablement développé. Anneau par anneau, le ver perçoit le moindre changement de température ou d’humidité. Toujours poussant, engagé tête la première dans les concrétions du sol, il balise son territoire selon des zones plus ou moins compactes, plus ou moins friables. Un mètre cube de terre représente un univers dont il connaît les cavités et les recoins. Il sait où il peut se faufiler et quand il doit rebrousser chemin. Il y retrouve même les petites chambres qu’il a aménagées, où il fait macérer ses propres excréments comme des fromages et où il se réunit parfois avec quelques amis choisis, peau contre peau, pour passer les saisons inclémentes. De même que les grands espaces avec leurs géométries figées nous ont appris à raisonner de manière causale, le ver pense selon les catégories de la masse et de la résistance.
Cette ambiance lui rappelait une scène de livre. Une battue au loup, l’hiver, quelque part dans un village perdu des Alpes. Des centaines de villageois en armes avançant dans la neige et agitant leurs crécelles. La traque qui progresse, lentement et inexorablement. L’ambiance légère de bonne camaraderie. La bête qui se révèle par son absence, qui s’exprime par son silence, qui s’impose par ses ruses. La peur qui surgit, absurde et tyrannique. Les flambeaux qu’on apporte à la tombée de la nuit. Le découragement qui point. Les traces qui se précisent. Le cercle des hommes qui se referme du côté de la muraille. La bête acculée, tranquille, attendant son destin. La paix, soudain. Le commandant de louveterie qui s’avance et tire deux coups de pistolet en même temps. Le sang sur la neige. La mort. Et cet affreux sentiment que l’essentiel, dans toute cette mise en scène, était de se divertir.
Ce soir avec les vers de terre, pensa Arthur, c’était pareil, et c’était tout l’inverse. Il ne s’agissait pas de la mort mais de la vie. Cette obsession du meurtre, cette esthétique du néant, c’était le luxe des époques paisibles. À présent, le néant menaçait pour de bon, celui d’un monde stérile, desséché, vitrifié. On n’avait plus le temps, on n’avait plus le droit de s’ennuyer. La question n’était pas de se divertir mais d’agir. Il fallait vivre, vivre et faire vivre.
Ce soir avec les vers de terre, pensa Arthur, c’était pareil, et c’était tout l’inverse. Il ne s’agissait pas de la mort mais de la vie. Cette obsession du meurtre, cette esthétique du néant, c’était le luxe des époques paisibles. À présent, le néant menaçait pour de bon, celui d’un monde stérile, desséché, vitrifié. On n’avait plus le temps, on n’avait plus le droit de s’ennuyer. La question n’était pas de se divertir mais d’agir. Il fallait vivre, vivre et faire vivre.
En démocratie, pensa Arthur, le pouvoir accorde à ses opposants le plus vicieux des privilèges : l’illusion de la révolte. Une révolte tolérée, confortable et donc bénigne. Au moins, en Russie ou en Chine, on joue sa liberté sur un tweet. Ici, on se contente de l’épuiser.
Arthur marcha une bonne dizaine de minutes sans trouver personne. La nuit ne lui faisait pas peur. Le temps médiéval des loups et des ogres était révolu, remplacé par la conscience plus ancienne encore de trouver dans cet espace touffu un refuge contre les prédateurs. Réunis par la nuit, les arbres coalesçaient en masses compactes d’où émergeait un moucharabieh de branchages, une architecture complexe qui transformait la forêt en palais oriental. Arthur s’y sentait protégé.
Ce vers idiot d’Éluard : “La Terre est bleue comme une orange.” Finalement, notre siècle lui donne raison. L’homme a pelé la Terre comme on pèle une orange. Il en a ôté le zeste. Ne reste plus qu’un caillou aux reflets d’argent.
Ils diront : et si on remettait des vers de terre là-dedans ? Bon courage, les amis. Les lombrics n’aiment pas qu’on les bouscule, voyez-vous. Le temps de les convaincre, ce sera la famine. L’apocalypse alimentaire. Le changement climatique, les raz-de-marée, les sécheresses et les inondations, c’est un amuse-bouche, ça ne touche pas à l’essentiel. Ce qui fait notre humanité, ce n’est pas la température. C’est le sol. Imaginez un été où les céréales refusent de pousser. Où les graines restent toutes ratatinées dans le bunker qu’on appelle encore un champ. Juste un été. Les vaches, moutons, poulets, toute notre viande sur pied sera la première sacrifiée. Menu végétarien pour tout le monde. Grognement du peuple. On videra les silos pour faire du pain. Quand les réserves seront épuisées, émeutes. Resteront encore quelques légumes sous serre : on s’entretuera pour un poireau. Imaginez l’hiver suivant, quand les nappes phréatiques cesseront de se remplir, l’eau de pluie ne s’écoulant plus à travers une terre devenue minérale. On ouvre le robinet : plus rien. On va voir le voisin : rien non plus, c’est bizarre. On attend une journée. Pas deux. Les villes se dépeupleront en quelques heures dans un chaos indescriptible. Il n’y aura plus personne pour entretenir les réseaux de téléphone, ’Internet et d’électricité. La planète plongera dans le noir. Les maîtres du monde, ceux qui possèdent un potager et un puits, repousseront les hordes chapardeuses de cadres, d’ingénieurs et d’ouvriers chassés des villes.
Les Romains le savaient bien : Homo vient d’humus. Homo vit d’humus. Puis Homo a détruit humus. Et sans humus, pas d’Homo. Simple.
Maintenant qu’il avait sous la main la clé des champs, comme disait Montaigne, chaque jour devenait une prime offerte par le temps. Rien de tel que de se préparer à la mort pour ne plus la désirer.
— Notre technique marche. Ta technique, celle que tu as mise au point. On connaît désormais le rythme de traitement et les rendements en compost. Quand l’usine du Limousin sera ouverte, il n’y aura plus aucun problème. D’ici là, il faut s’arranger. Encore quelques mois, au pire, un an. Avec le cash qu’on a en réserve, on pourra lancer la production très vite dès que tous les permis seront délivrés.
— Je ne vois pas de quelle production tu parles. On a menti. Il faut tout arrêter.
— Ne fais pas la tête, partner ! C’est de bonne guerre. Comme on dit dans la Valley : « Fake it until you make it. » On n’a fait de mal à personne.
— L’incinération, c’est le pire des…
— D’accord ! Ça représentera quoi, au final, ce qu’on a brûlé ? Une goutte d’eau dans l’océan du carbone. Alors que notre projet, il va changer le monde pour de bon.
Kevin fit la moue.
— Le monde du déchet, en tout cas. Veritas va justement mettre fin à tous ces fours à merde répugnants. On ne peut pas se faire hara-kiri, si près de la réussite ! Je dirais même qu’on n’en a pas le droit. Moralement.
Kevin se sentit fléchir. Il aurait voulu s’appesantir sur cette idée. « Moralement. » Au Petit Lutetia, Arthur lui avait parlé de deux types de morale, l’une intentionnelle, l’autre conséquentialiste.
Un titre de la rentrée littéraire qui semble décidemment faire l'unanimité.. je le note, en attendant sa sortie poche..
RépondreSupprimerBonne future lecture, Ingannmic.
RépondreSupprimer