vendredi 22 septembre 2023

[Hoemmel, Livie] Le sacrifice du roi

 





J'ai aimé

 

Titre : Le sacrifice du roi

Auteur : Livie HOEMMEL

Parution : 2023 (Plon)

Pages : 448

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Un roman événement, qui dévoile enfin la vérité sur le grand mystère du monde des échecs. Ou comment une incroyable machination du KGB a mis fin, en pleine guerre froide, à la carrière du meilleur joueur de tous les temps, Bobby Fischer.
 
En 1972, en pleine guerre froide, un Américain de 29 ans devient champion du monde d’échecs en battant le Russe Boris Spassky, sous les yeux médusés de l’opinion mondiale. Bobby Fischer vient ainsi de mettre un terme à une suite ininterrompue de champions du monde soviétiques depuis 1948. De cette débâcle naîtra une promesse faite par les dirigeants de l’Union soviétique à la Russie tout entière : « Dans trois ans, au prochain championnat du monde, notre fier représentant écrasera l'Américain ! » 
1975, coup de tonnerre : Bobby Fischer renonce à son titre. Il abandonne sans combattre, ni donner d'explication, et disparaît de la scène médiatique. Le monde des échecs est en deuil. Pourquoi le Mozart de cet art n’a-t-il pas défendu son titre, alors qu'il se savait invincible ? Sa décision demeure un mystère. Les historiens, les philosophes, les psychiatres finiront par enterrer cette énigme de manière simpliste : Bobby aurait tout simplement perdu la raison.
Ce livre, presque 50 ans plus tard, nous dévoile enfin la vérité, en s'appuyant sur des faits réels. Mi-roman d'espionnage, mi-grand roman d’amour, ce récit explosif nous entraîne dans une épopée historique poignante, des clubs d'échecs enfumés new-yorkais aux couloirs du Kremlin. La vie du prodige est réécrite à travers une série d'anecdotes encore jamais dévoilées. Et le plus grand secret du monde des échecs résolu.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Livie Hoemmel est passionné par le monde des échecs. Avec ce pseudonyme sibyllin, l’auteur crée une mise en abîme de l’histoire, entretenant le mystère à la fois autour de sa personnalité et de la conception du Sacrifice du roi, son premier roman. Entre personnage fictif et réel, Livie Hoemmel immerge son lecteur dans une expérience littéraire à son image, complexe et fascinante.

 

 

Avis :

Discrétion ou ruse marketing, de l’auteur de ce roman l’on ne sait rien, sinon ce que le récit prétend laisser croire. Lui et le narrateur ne seraient qu’un, et sous le pseudo, anagramme de « le vieil homme », se cacherait à la fois le fils d’un espion du KGB installé à New York et l’ami de toujours du champion d’échecs américain Bobby Fischer. Célèbre pour avoir mis fin en 1972, en pleine guerre froide, à l’hégémonie soviétique qui perdurait sur le titre depuis 1948, ce génie inégalé d’un jeu alors devenu affrontement politique avait à nouveau stupéfié le monde trois ans plus tard, quand, sans explication, il s’était déclaré forfait lors de la remise en jeu de son titre. L’explication, détonante si l’on en croit les supposées révélations de cet ouvrage, le narrateur était bien placé pour la connaître. C’est incognito qu’il se décide à la révéler dans ces pages, déplaçant le mystère vers... sa propre identité cette fois. A moins que l’indice de sa maîtrise, autant de la langue que des références littéraires françaises, ne suffise à faire pencher le lecteur perspicace vers l’hypothèse de la mystification romanesque…

Empilant donc les manipulations en un échafaudage à plusieurs étages incluant le lecteur lui-même, l’auteur s’empare de faits historiques propres à frapper les imaginations, entre un joueur iconique qui « était aux échecs ce que Mozart est à la musique » –  champion des Etats-Unis à quatorze ans, grand maître à quinze ans, champion du monde à vingt-neuf ans à l’issue de ce qu’on appela le « match du siècle » –, son retrait inexpliqué alors qu’il passait pour imbattable, et le déplacement de la guerre froide à l’intérieur d’un plateau de soixante-quatre cases, pour y adjoindre la construction d’une intrigue encore plus hallucinante.

Tout part de cette affirmation des dirigeants soviétiques au lendemain de leur défaite politiquement trop symbolique contre Bobby Fischer : "Dans trois ans, au prochain championnat du monde, notre fier représentant écrasera l’Américain !" Encore leur faut-il en trouver le moyen, puisqu’en vérité aucun Russe ne se sent en mesure de le battre. Parce qu’il figerait définitivement Bobby en vainqueur mythique, le poison – tant craint par le champion qui, dans la vie réelle, ne quitta plus une petite valise emplie d’antidotes – est écarté. Et le KGB se met activement à la recherche du génie capable de trouver la solution. Il va se matérialiser sous les traits d’une femme, surdouée à tendance Asperger, qui, puisque la cible ne vit que pour les échecs, va elle aussi s’immiscer à l’intérieur des soixante-quatre cases, pour une partie convoquant – excusez du peu –  Dieu lui-même. Mais peut-être devrait-on également évoquer le Diable, tellement cette histoire est une prouesse d’ingéniosité machiavélique…

Si l’on peinera sans doute à trouver ce texte tout à fait brillant, tant rebondissements et twists, qui plus est un peu trop scolairement surchargés de références littéraires et philosophiques semblant parfois au récit comme autant d’artificielles décorations en stuc, finissent par former une accumulation presque aussi épuisante qu’abracadabrantesque, l’on restera néanmoins estomaqué par la virtuosité inventive de ce roman, bien décidé à embrouiller son lecteur en mimant ingénieusement toutes les apparences de la véracité. En somme, un monument de manipulation… (3,5/5)

 

 

Citations :

Bobby Fischer n’est pas celui qui a été choisi pour marcher sur la Lune : il est celui dont le génie l’a conduit à marcher sur l’échiquier du monde.  
 

(…) l’Autrichien Wilhelm Steinitz, ancien champion du monde qui était persuadé de pouvoir rivaliser avec Dieu. Afin de L’inciter à accepter le défi, il Lui donnait un pion de plus. Avait-il peur de gagner et de s’attirer les foudres divines ? Le Créateur était-Il mauvais perdant ? Ou Steinitz était-il si génial qu’il était obligé de laisser l’avantage au Seigneur ?
 

Pourtant, le 11 mai 1997, lorsque la foule a applaudi la victoire de l’ordinateur Deep Blue sur Garry Kasparov, considéré comme le représentant humain le plus doué pour cet art, la communauté a craint que l’attrait pour ce jeu ne s’essouffle. Et pour cause, l’ordinateur n’est qu’un super-calculateur : il se contente d’inventorier, de recenser, de déterminer la plus forte probabilité de gagner. Le meilleur joueur serait donc celui qui possède la plus grande capacité à sonder l’infinité des variantes, un point c’est tout. Au bout du compte, les échecs auraient été inventés pour faire briller les monstres de silicium.
J’étais présent ce jour-là. Quelque part dans la salle, une poignée de grands maîtres faisaient bande à part. Ils se demandaient si le résultat aurait été différent contre un autre adversaire. Peu à peu, dans ce petit cercle d’initiés, un autre point de vue s’est dessiné :
— Pour avoir une chance de l’emporter, il faudrait que notre joueur ait une conception des échecs instinctive, que son style soit comparable à la pureté d’un Bach, que ses idées soient le fruit de la raison autant que de l’imagination, que son approche de l’art nous donne une valeur ajoutée : l’intuition.
Tout l’auditoire, suspendu aux lèvres du vieux maître, s’est arrêté de respirer. Il a finalement conclu :
— Un seul sur cette Terre réunit dans son jeu ce savant mélange de science et de conscience : BOBBY FISCHER. Oui, Bobby aurait pu triompher d’une lignée de microprocesseurs !
C’est avec joie que je suis intervenu dans leur discussion :
— Merci ! Il existe encore des gens qui font la différence entre le titre de champion du monde, le talent, des facultés hors normes et le génie… Bien sûr, seul Bobby Fischer serait en mesure de battre l’ordinateur ! Laissez-moi pour l’occasion citer Kant : « Le génie consiste dans un heureux rapport entre l’imagination et l’entendement, qu’aucune science n’enseigne, qu’aucun labeur n’acquiert. »
 
 
(...) c’est lors de la sixième et dernière partie du match l’opposant à Deep Blue que Garry Kasparov, digne représentant de l’espèce humaine, s’est effondré. Nerveusement épuisé, il s’était « suicidé » dès l’ouverture et avait perdu en dix-neuf coups ! Kasparov était pourtant un roc inébranlable. Mais l’ordinateur a été sacré champion du monde. Que s’était-il passé ?
Pour le comprendre, il nous faut revenir à un moment clé de la première partie lorsque, à la sidération générale, la machine a sacrifié un pion sans obtenir de réelle compensation. Kasparov se prend la tête entre les mains. Perdu, il divague : cette offrande est-elle le signe d’une intelligence supérieure ? IBM a-t-il enfoui une caractéristique improbable dans les lignes de codes : l’inspiration ? Le sacrifice positionnel à long terme n’est pas concevable pour un dispositif qui ne sait que calculer. C’est un geste trop raffiné, trop sophistiqué pour une machine binaire.
Notre champion vacille sur sa chaise. Dès lors, il n’a de cesse de tester son adversaire sur un point. Il va tenter de découvrir la vérité, de répondre à la question qui le tourmente : Deep Blue est-il capable de pressentir la voie à emprunter pour gagner ?
Kasparov en oublie l’essentiel : jouer aux échecs, trouver la meilleure réplique, le plus beau tracé de lumière qui aurait donné un ascendant à l’espèce humaine.
A posteriori, il semblerait que ce « sacrifice » puisse s’expliquer par un bug de la machine. Incapable de choisir entre plusieurs coups dotés strictement des mêmes évaluations, Deep Blue a joué un coup au hasard – tel un acte divin. De cette collision entre deux mondes que tout oppose le Russe ne se relèvera pas.


Les échecs ne sont-ils pas le seul jeu qui, dans un espace clos de soixante-quatre cases, ouvre des possibilités exponentielles ? En d’autres termes, un lieu unique à la frontière de deux univers, le fini et l’infini. Un passage étroit dans lequel, fugacement, il est possible de ressentir une présence supérieure.


En 1991, l’État était propriétaire de la Russie à 100 %. En 1994, 75 % des richesses étaient devenues privées. Aujourd’hui, en 2019, l’État s’endette pour préserver les richesses colossales d’une poignée d’entre nous. Un service très spécial a même été créé pour les protéger, le FSO.


« Il n’y a au monde que deux manières de s’élever, ou par sa propre industrie ou par l’imbécillité des autres. » [La Bruyère]


C’était donc ça, la littérature, une plongée dans la nature humaine, immuable malgré l’écoulement des siècles. 


Alors qu’elle prenait la mesure de la technique d’endoctrinement mise en place, il lui devint de plus en plus difficile de refréner son envie de communiquer. Elle entrait dans le paradoxe de la condition humaine : l’impossibilité de devenir soi-même sans l’influence des autres. 


La méthode consiste à nous isoler dès notre arrivée, à nous exiler. Nous n’avons plus aucune attache avec notre vie d’avant, même notre nom nous est confisqué. Le tout se traduit par un vide en nous qui ne cesse de grandir. La douleur engendrée crée à son tour un besoin impératif : combler ce manque affectif. Privé de la possibilité de créer des liens véritables, l’on se débat autant que possible avant de s’abandonner à une déstructuration psychique. C’est là que l’on devient malléable, stade récompensé par l’obtention d’une troisième étoile. Une rééducation est orchestrée, propre à chaque individu. Sa réussite apaise les douleurs, et c’est alors qu’un quatrième insigne est octroyé. Plus tard, lorsque la personne est totalement “guérie”, elle intègre la cinquième dimension. Elle a perdu tout sens critique et toute capacité à s’insurger. Elle entre dans une phase de latence pour intégrer définitivement les nouveaux paramètres de sa psyché. À ce moment précis, l’équipe médicale fait un autre travail important. Puis, dans un dernier geste d’inhumanité, et non sans la satisfaction d’avoir modelé son sujet, le médecin l’expose aux yeux de la société.  


Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. 


Au cours des siècles, le jeu avait subi maintes modifications. Mais l’une d’elles la laissait perplexe. La pièce qui était, à l’origine, un « ministre » était devenue au Moyen Âge, par un concours de circonstances, la vierge, puis la reine. Olga interprétait cette curieuse transformation comme un signe du rôle grandissant qu’avait alors pris la femme. Les règles avaient donc suivi l’évolution de la société. Ce jeu n’était pas seulement une distraction, il était aussi le miroir de notre monde. 


Le corbeau, que La Fontaine fait passer pour un fieffé imbécile lâchant son fromage sous les vaines flatteries du renard, est en réalité bien plus malin que cela. Quand, dans la savane, une hyène repue laisse une carcasse, l’oiseau vient se régaler des restes. Mais d’autres animaux convoitent également ce butin. Or, le corbeau est dénué de toute arme contre eux, excepté celle de la ruse : pour induire les autres en erreur, il fait donc le mort ! Ces derniers, découvrant ce qu’ils croient être son cadavre, imaginent que la viande est avariée. Ils s’éloignent alors, laissant l’ingénieux volatile profiter seul du festin.


(…) comme l’a écrit le poète John Dryden, « les grands esprits sont sûrement de proches alliés de la folie, et de minces cloisons les en séparent. »


Aux échecs, l’intensité de la réflexion peut soumettre le corps à une pression telle que ses capacités sensorielles en sont momentanément altérées : la vision à plus d’un mètre se brouille, les oreilles bourdonnent. D’autres manifestations ahurissantes témoignent de la violence de cette joute intellectuelle, comparable, dans son ampleur, à un match de boxe : la température corporelle augmente, le rythme cardiaque ralentit. On est proche de l’embolie cérébrale. Au cours d’un affrontement de cinq heures, un joueur peut perdre jusqu’à quatre kilos sans avoir quasiment fait aucun mouvement. Heureusement, seuls les plus grands champions du monde, aux confins des capacités de l’esprit, sont victimes de ces troubles physiques.


Platon croyait que l’invention était le fruit d’une inspiration divine, un cadeau des dieux. Descartes ne partageait pas cet avis ; selon lui, tout raisonnement innovant était le produit de l’esprit déductif plutôt que des muses. Pour Kant, penseur du siècle des Lumières, la création était une activité spontanée, volontaire, indépendante de l’assistance divine ou de règles antérieures. Olga, dans l’un de ses carnets, en donne, elle, une définition poétique :
« Les ailes déployées, le corps haletant, on se sent léger, privé de toutes les contraintes sociales et même morales. Alors, l’homme, dans un instinct de vengeance, défie l’apesanteur et, d’un sursaut, s’élève. »
J’ai fini par comprendre la symbolique de ce fragment : la capacité de créer est intimement liée à la non-acceptation, c’est un acte de bravoure qui s’affranchit des codes pour établir un ordre nouveau. À son apogée, nous pouvons accéder à la folie. Voilà pourquoi, de toutes les spécialités, Olga avait choisi la psychiatrie, afin de vivre au plus près de ce qu’elle convoitait : l’aliénation, la plus puissante des révoltes de l’esprit.


Anatoli Karpov avait gagné le tournoi des candidats en battant en finale son compatriote Viktor Kortchnoï. Petit homme, maigre et chétif, il devait désormais se préparer à affronter Bobby Fischer, alors qu’il n’avait que vingt-trois ans. La ville de Manille, aux Philippines, s’était portée candidate, avec une dotation de cinq millions de dollars. Cela en faisait l’événement planétaire le plus lucratif de l’histoire ! Nous étions bien loin des deux cent cinquante mille dollars proposés par Reykjavik en 1972. Si nous devions évaluer cette somme aujourd’hui, elle s’élèverait à cinquante millions de dollars. Les chiffres montrent à eux seuls l’importance de cette confrontation entre les deux nations. Trente-cinq chefs d’État projetaient d’y assister ! Il faut l’admettre, l’essence même de la guerre froide s’était concentrée dans un jeu, un art, les échecs.


Écris-moi une histoire et je te dirai qui tu es.
Le choix des mots est à l’écriture ce que l’homme est à sa destinée.
Qu’elle soit longue ou courte, une fiction ou un témoignage, poignante, enivrante ou décevante,
Je saurai mieux te définir, t’appréhender, te nommer.


 

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