jeudi 28 septembre 2023

[Lambert, Kevin] Que notre joie demeure

 


 


J'ai aimé

 

Titre : Que notre joie demeure

Auteur : Kevin LAMBERT

Parution : 2023 (Seuil)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Architecte millionnaire partie de rien, Céline Wachowski a sa série sur Netflix et des contrats dans le monde entier. Égérie de la modernité, elle est convaincue d’apporter de la beauté au monde. Mais voilà, son projet le plus ambitieux est stoppé net par une polémique : accusée de favoriser la gentrification, elle voit condamnées sa stratégie et ses méthodes de travail. En quelques jours, elle est renvoyée de sa propre entreprise, et amorce une traversée du désert qui l’amène à une méditation sur la culpabilité.
Quand l’élite perd pied, quel récit conçoit-elle pour justifier ses privilèges et asseoir sa place dans un monde dont elle a elle-même établi les règles ?
« Il faut rester attentifs aux rayons noirs qui parviennent du fond des âges et continuent d’obscurcir notre monde trop blanc, trop clair, Céline sait défendre la nécessité de l’opacité, c’est un réflexe naturel, presque vital chez elle. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Kevin Lambert a 30 ans, et a grandi à Chicoutimi, au Canada. Titulaire d’un doctorat en création littéraire, très impliqué dans la scène artistique québécoise, il a été libraire et participe aux revues Liberté et Spirale, ainsi qu’à plusieurs émissions de Radio-Canada.
Que notre joie demeure confirme et amplifie la portée de Querelle, qui l’avait révélé au public en 2019 (lauréat du prix Sade, sélections Wepler et Médicis).

 

Avis :  

« Nous devons protéger les intérêts des minorités, et les riches sont toujours moins nombreux que les pauvres ». Après deux romans pointant les inégalités du point de vue vengeur des perdants, le Québécois Kevin Lambert annonce la couleur dès cette épigraphe empruntée à John A. Macdonald : cette fois, nous voilà invités chez les nantis, ceux qui voudraient surtout que rien ne change, pour que leur joie demeure.

Céline Wachowski, célèbre et richissime architecte montréalaise désormais sexagénaire, se retrouve au coeur d’une polémique suffisamment violente pour la faire chuter. Elle, si sûre de sublimer la vie des gens par la grandeur de ses réalisations, est accusée de gentrification au cours de ce qui tourne peu à peu à un lynchage médiatique en règle. Mais cette violente remise en cause suffira-t-elle, sinon à la ruiner, au moins à ébranler ses certitudes ? Rien n’est moins sûr...

Comme une pièce en trois actes, le récit s’étage entre l’avant, le pendant et l’après de la crise. L’on découvre d’abord, à l’occasion d’une très mondaine fête d’anniversaire, un tableau tout en subtilité, jamais satirique ni caricatural, d’un sélect entre-soi d’artistes, de personnages politiques et de dirigeants de grandes entreprises, tous très en vue et influents, moulés dans les mêmes attitudes par les mêmes références, mais s’ennuyant ferme quand il ne s’agit plus directement de leurs ambitions personnelles et de leurs intérêts financiers. Une fois la mesure prise de cette caste de privilégiés si narcissiquement convaincue de ses mérites et de sa supériorité, il est maintenant temps de s’intéresser de plus près à l’une des invitées, cette « starchitecte » peut-être d’autant plus sanglée dans la suprématie de son autorité et de son prestige que d’extraction populaire – comme son bras droit gay et d’origine haïtienne – et en proie aux affres de la création artistique. Le temps de s’appesantir sur l’avantageuse image qu’elle se fait d’elle-même et sur la genèse de l’ultime projet qui doit couronner sa carrière en lui assurant enfin la seule consécration qui lui manque encore – fâcheuse vexation, sa propre ville lui boude encore la reconnaissance que le reste du monde lui accorde –, et là voilà, d’abord violemment confrontée à la contestation des Montréalais expropriés pour sa gloire, puis égratignée par des révélations médiatiques peu flatteuses pour son ego, enfin bien vite lâchée par ses pairs. Extirpée de sa bulle ouatée de privilégiée, son sentiment de toute-puissance écorné, tirera-t-elle les leçons de cette confrontation à la réalité existant au-delà de sa mégalomanie ? C’est une autre célébration d’anniversaire qui marque la dernière partie du roman. L’on s’apercevra que, loin de lui avoir ouvert les yeux, l’épreuve n’aura que trempé plus encore sa détermination à se refaire, quitte à mordre à son tour sans vergogne pour défendre son apanage.

Si terriblement ennuyeux soit-il, de molles longueurs en harassantes phrases serpentines se réclamant sans doute d’une influence proustienne – les références au grand œuvre de l’écrivain lui rendent un hommage appuyé –, le roman impressionne par la subtilité de ses observations. Se gardant de prendre parti, déjouant tout jugement politique, le texte préfère s’attacher au portrait, dans toutes ses nuances et ses complexités, surtout avec ses ressorts et ses raisons, de cette coterie de puissants qui ne fera jamais que tolérer, du haut de ses étroits remparts, une transfuge de classe et un gay à la peau noire. Ne parlons donc pas des revendications égalitaires qui peuplaient les précédents romans de Kevin Lambert : l’on comprend ici qu’elles sont totalement et désespérément hors sujet et que, contrairement à Proust qui croyait au déclin de la suprématie bourgeoise et aristocratique consécutivement à la première guerre mondiale, l'inébranlable pérennité des (dés)équilibres de la société garantit pour longtemps que la joie des plus puissants demeure. (3/5)

 

Citations : 

(…) l’architecture n’était-elle pas la forme d’expression artistique la plus lourde, la plus massive, la plus coûteuse, la plus dépendante de la sphère politique, mais aussi la plus accessible et la plus démocratique à la fois? Un bâtiment, Céline voulait le croire, pouvait métamorphoser la vie des gens, l’énergie d’un quartier, inscrire un peu de beauté dans le quotidien des hommes et des femmes qui croisaient son chemin, son art demandait énormément de moyens, mais il possédait aussi ce pouvoir d’alléger la souffrance et de briser la linéarité des existences, de susciter des émotions profondes et enfouies, de donner aux individus cette impression de faire partie de quelque chose de plus grand que soi.
 

Au fond les choses n’ont pas vraiment changé depuis l’époque de Proust, la plupart des gens du milieu des affaires se font croire qu’ils sont issus de nulle part, artisans de leur réussite, sans mentionner les parents médecins, banquiers, hauts fonctionnaires, les études dans les écoles privées de grandes villes, l’aristocratie existe toujours, plusieurs politiciens français qu’elle connaît ont des particules et poursuivent une entreprise de possession qui trouve ses origines au Moyen Âge, dans quelque baronnie acquise par les armes par des ducs du même sang que celles qui ne manquent jamais de vous révéler ces nobles origines, après deux ou trois rencontres, empreints d’une fausse humilité ou d’une honte exagérée (s’ils sont de gauche) trahissant un regret pour ces temps prémodernes, Céline peut presque entendre dans leurs voix les lointains pleurs des monarques d’autrefois se plaignant, juste avant d’être guillotinés, des aménagements légaux les ayant détrônés. Aujourd’hui on ne va plus en voyage à Balbec, ces stations balnéaires ont été prises d’assaut par les classes moyennes qui ont fini par imposer leur mauvais goût sur tous les bords de mer, on se trouve plutôt des lacs privés, surpeuplés et ravagés par les constructions humaines, à quelques heures d’une grande ville, dans lesquels on peut à peine nager en paix sans se faire rentrer dedans par un yacht, les embarcations pullulent sur ces eaux souillées dans lesquelles engraissent des algues toxiques gavées d’essence et de chardonnay renversé par accident. Proust capte les énergies d’un monde que Céline a fini par connaître, ses amitiés, ses collègues et ses clientes évoluent dans cet univers parallèle, au sujet duquel Proust écrit des choses hilarantes (parce que vraies), sur la nécessité de jouer la simplicité, par exemple, jeu qui coûte très cher, surtout qu’il faut indiquer aux autres qu’on pourrait ne pas être simple (c’est-à-dire très riche). Céline réalise au milieu du livre un trait frappant du monde de Proust: personne ne travaille. La foule de millionnaires qu’elle connaît ressemble à celle de la Recherche, à la différence près qu’aujourd’hui, les gens ne font que ça, travailler, c’est le seul sujet de conversation possible et la seule raison de vivre de beaucoup de monde, les riches de nos jours ne dorment plus, ne parlent que d’argent, n’ont plus d’intérêt pour la culture, ni même pour les mondanités, trop occupés qu’ils sont à bosser douze heures par jour, on a perdu le sens de la paresse, croit Céline, le plaisir de la discussion, l’art de l’oisiveté. Il est difficile pour elle de prendre une fin de semaine de congé sans répondre à ses courriels, sans ouvrir un document dans lequel jeter quelques notes pour un projet en cours; elle a des choses à apprendre des Verdurin et des Guermantes.
 

Sodome et Gomorrhe explique à lui seul l’amour de Michel pour Proust, Céline comprend pourquoi il accorde autant d’importance à ce tome, elle a pour la première fois le sentiment de saisir pleinement l’expérience des gais, leur désespoir, leur humour cinglant et affligé, leur stérilité, la malédiction qu’ils subissent, celle de ne jamais être aimé par l’objet de leurs désirs, par les véritables hommes, le poids des secrets qui finit par faire courber les épaules, la femme cachée au fond d’eux-mêmes et qui s’exprime, parfois, par un geste, un déhanchement involontaire. Proust écrit avec sa rivière de mots blessés les pages les plus complètes sur l’infortune des siens. Céline cherche le texte sur internet et le copie-colle dans un message à Pierre-Moïse. Il faut absolument qu’il lise ce court chapitre, trente pages parmi les plus belles de toute la littérature.
 
 
(…) elle se souvient d’avoir lu sur Instagram que les riches, dans les pays pauvres où les inégalités économiques sont criantes, vivent dans des châteaux munis de défenses imposantes, des murailles, des barbelés, des chiens enragés, des mitraillettes, la capsule avançait que pour les pays occidentaux, il existe un système défensif tout aussi sophistiqué, mais invisible. L’appareil de protection est symbolique, c’est le prestige, la beauté des possessions, l’art rhétorique, tout un ensemble de récits, une conception du succès qui protège les riches des vols légitimes que pourraient commettre les crève-la-faim, tout un attirail de charme, la croyance dans le mérite, les bijoux, les diamants reflètent la valeur de leur propriétaire.


Bruegel représente selon Amalia le tissu de pulsions obscures et déroutantes qui travaillent chaque existence et constituent l’arrière-fond véritable de ce qu’on nomme «société», le monde est peuplé d’actes inintelligibles, une multitude d’existences inconnues vivent à leur propre rythme, fourmillent sans cohérence, le sens de nos vies, pense Amalia, ressemble à une course erratique vers une destination toujours changeante, nous vivons comme l’a montré Bruegel dans un théâtre aux gestes incompréhensibles, nos trajectoires rencontrent des bouleversements inimaginables, de violents surgissements dans nos vies régies par des rituels arbitraires. Les actions et les gestes ordinaires regagnent sur la toile leur caractère bizarre, plein de beauté absurde, la bêtise, la méchanceté, l’aliénation existent, oui, apparaît aussi un monde qui ne peut être réduit à une perspective unique, à une vérité ultime, les êtres sont parfois grossiers, vains, ils sont aussi drôles, souffrants, battus, ils convoitent et ils donnent, ils luttent, ils s’aiment et forment aux yeux du peintre une formidable réserve d’énergie.
 

(...) n’est-ce pas la véritable révélation cachée dans la Recherche, qu’on heurte et qu’on fait tout pour ne pas prendre la mesure du mal causé, pour rester aveugle aux petites terreurs exercées sur les autres en se justifiant par le Bien, en se mettant du côté du Bien et en se convainquant soi-même de nos nobles intentions? Le seul salut possible, écrit Proust, est l’oubli, le lichen qui efface le nom gravé sur la tombe de nos crimes; les délires de l’auteur sur le temps retrouvé voilent, pense Céline, le véritable propos du livre, l’espérance d’une rédemption, le fantasme d’un lieu où n’existerait plus la souffrance des autres. On prend tellement de précautions pour ne pas faire de mal qu’on n’imagine jamais être aussi terrible que ces gens qui nous ont blessés et qui, dans nos esprits humiliés, adoptent des traits monstrueux, nous leur composons des masques repoussants parce que sommes bien pires qu’eux. On heurte, on heurte et puis on meurt, c’est tout. Il n’y a pas de rapprochement possible entre les êtres, pense Céline, sans ces collisions et ces dommages; chaque relation est un supplice enduré et infligé dont on ne se remet jamais. Toute la jalousie du narrateur de la Recherche, son anxiété, sa paranoïa quant à l’infidélité d’Albertine ne sert qu’à motiver son entreprise de torture, ses petites passions totalitaires, à fonder dans le Bien ses pièges, ses attaques et ses geôles. On croit répondre à une agression mais on agresse, on croit protéger du feu mais on brûle, on croit sauver de la noyade mais on retient sous la surface de l’eau le visage bleuté, étouffé qui nous tire vers le fond. C’est ce que révèle Proust. Nos craintes de faire le mal, comme nos défenses vertueuses, sont des formes déviées, des théâtres intérieurs qui nous détournent du mal commis, à chaque instant, à chaque geste, ce mal qui se répand et renverse le monde. La douleur des autres, leurs souffrances sont inconcevables, elles seraient trop perturbantes pour nos esprits fragiles, on est prêt à tuer pour ne pas voir la peine qu’on leur fait. 


« La seule résolution possible des paradoxes de notre temps réside dans la dépossession des puissants.»  
On manque de nuance pour parler de la richesse, cela est palpable dans la manière dont nous accusons indifféremment les gens qui ont réussi, comme s’ils formaient une classe homogène, comme si avoir du succès était foncièrement mauvais, Céline veut recentrer l’attention sur les milliardaires, groupe méconnu dont elle fait partie, la plupart des problèmes que nous connaissons, les famines, la pauvreté, le manque d’accès à l’eau potable, les catastrophes climatiques pourraient être réglés si les très grandes fortunes sortaient un peu d’argent de leurs poches; il existe près de 3000 milliardaires dans le monde, les dix plus riches possèdent au-dessus de 100 milliards de dollars américains en fortune personnelle et en actifs; si on additionne la valeur de ces fortunes, nous atteignons environ 1500 milliards de dollars; le budget d’un pays comme la France est de 250 milliards annuellement; imaginons tout ce que nous pourrions faire avec une fraction de cet argent. Dans le documentaire qui paraît en avril, Céline présente ces idées dans l’épisode final. Elle interviewe des économistes, des philosophes et illustre leurs idées par un visuel instructif qui clarifie certains propos abstraits. Devant une salle remplie de jeunes gens triés sur le volet et qui boivent ses paroles, Céline rappelle avec assurance que des lois devraient limiter les chiffres abstraits qui engraissent les comptes en banque des hommes (ce sont surtout des hommes) les plus riches du monde, l’espoir d’une redistribution de la richesse mérite d’être défendu, on l’applaudit. Des règlements devraient être votés pour exproprier les propriétaires qui détiennent plus de cent logements, limiter la spéculation immobilière, les villes, soutient Céline, doivent investir pour fonder des modes d’habitation alternatifs, des coopératives ou des logements plus faciles à acquérir pour les premiers acheteurs. La distribution des rôles, dans notre monde, est inéquitable; Céline donne chaque année des dizaines de millions de dollars aux organismes de charité, pourtant elle n’arriverait jamais, dans une vie seule, à dépenser tout son argent – un peu moins de cinq milliards de dollars («which is not much from the point of view of many of my billionnaire friends»). Il faut pénétrer la forteresse imprenable de la grande fortune, Céline est la pointe de l’écharde qui ouvre le premier trou dans la peau avant que tout le morceau s’enfonce, elle rejoint ce vaste mouvement de transformation sociale, aménage sa place du bon côté de l’histoire et formule une idée claire: continuons de valoriser le succès, la réussite, la compétitivité saine, l’entrepreneuriat responsable, forces vitales du progrès, mais établissons collectivement nos limites. «We are in an urgent need of a global salary cap.» Un impôt confiscatoire. À combien Céline fixerait-elle ce maximum? demande Oprah. «Two or three billion is more than enough to recognize the involvment of hard working people and to offer them a gracious living», il faudrait débattre de ce montant bien sûr, laisser les différents partis s’exprimer; l’idée n’est pas d’envoyer les gens à la rue, mais de limiter les excès. Céline avoue avoir pleinement pris part aux logiques qu’elle dénonce, mais elle est touchée par une illumination divine. Parmi les somnambules elle s’éveille. Bien qu’elle soit devenue l’une de ces personnes choyées par l’existence, elle est issue d’un milieu modeste. CNN lui propose un poste de commentatrice régulière, elle signe des éditoriaux chaque fois qu’un scandale boursier éclate, Céline connaît intimement les rouages de la haute finance, elle parle en prenant son temps, son rythme casse la marche habituelle des actualités en continu, elle expose de manière pédagogique des enjeux comme l’effacement de la dette des États ou la multiplication des paliers d’imposition; en l’écoutant, on pense «dans quel monde scandaleux on vit», mais on ignore comment faire pour le changer.


Ont-ils lu Proust, les romans de Proust, il faut absolument lire Proust, Céline leur en passe une grosse pile. Elle a terminé récemment, c’est l’aventure de lecture la plus formidable de sa vie, elle aurait dû le lire beaucoup plus tôt, il y a des passages extraordinaires sur l’existence, cet auteur saisit les humains, la psychologie des êtres, on y trouve des pages grandioses sur les gais! Céline a envoyé un chapitre à Pierre-Moïse par courriel. Dans le contexte du roman, c’est peut-être intéressant, répond-il poliment. Il aimerait beaucoup la fin, pense Céline, les dernières pages sont sublimes, une grande réflexion sur l’art, après avoir lu Proust on voit la vie différemment, on trouve des ressemblances entre les gens que nous connaissons et les personnages du livre, nos proches se révèlent autrement, leurs contradictions, leurs bassesses, leurs petites lâchetés nous apparaissent comme des fééries précieuses, chérissables.


Si Proust s’est trompé quelque part, croit-elle, c’est précisément à ce sujet. Il a vu juste sur le passé mais s’est fourvoyé sur l’avenir. Toute la fin de la Recherche laisse planer l’idée d’une décrépitude, d’une déréliction des puissants, la Première Guerre mondiale aurait amorcé la lente agonie des aristocrates et des bourgeois qui se prennent pour des aristocrates, Marcel retrouve ses anciennes connaissances vieillies, maganées par la vie, ils ont perdu leur éclat d’antan, la mort se donne à lire sur les visages, on n’avait pas encore inventé les chirurgies esthétiques à l’époque, aujourd’hui le narrateur aurait retrouvé la Guermantes liftée, la peau lisse comme une vingtenaire, la Verdurin aurait des fesses brésiliennes, Charlus serait accro aux liposuccions, il arborerait fièrement des abdominaux de silicone et des implants pectoraux, le narrateur aurait probablement essayé tous les traitements d’extension du pénis sur le marché, Céline rigole, mais pense sérieusement que Proust s’est fourvoyé en imaginant le déclin d’une classe sociale plus pimpante que jamais. Les millionnaires sont plus nombreux aujourd’hui qu’ils ne l’ont jamais été, Céline a vu leur nombre augmenter de manière impressionnante, surtout à Montréal, la ville n’a pas cessé de générer des fortunes, il y avait pas mal moins de riches à ses débuts, que des Anglais au centre-ville ou sur la montagne, Céline a été aux premières loges de l’apparition de richesses neuves, surtout à partir des années 1980, des populations ont commencé à se lancer sans gêne dans l’entrepreneuriat, de nouveaux visages sont apparus, leur argent n’a pas fini de mener le monde. Céline fait partie de la population qui s’est enrichie dans ce contexte favorable. Elle accepte de faire partie du groupe à condition de lui cracher dessus, elle n’adhère à aucune idéologie, à aucune communauté. Son plaisir est de faire rager les autres. Devant Nathan et Pierre-Moïse, Céline prétend mentir pour se divertir, pour se venger de ses ennemis, elle mène une entreprise strictement personnelle, faire chier celles et ceux qui la détestent l’enchante, son vice, ce qu’elle appelle son vice, est tout ce qui lui reste, elle en profite, l’exprime, le raffine. Elle se repaît dans la haine. Des connaissances lui envoient des messages de bêtises, l’accusent de traîtrise, les puissants sont fragiles, ils se sentent persécutés dès qu’on parle d’eux. Elle leur répond par des courriels effrontés, en citant une phrase de Shakespeare: «Hell is empty and all the devils are here. »

2 commentaires:

  1. J'avais été impressionnée par Querelle, de cet auteur, ce qui m'a incité à feuilleter celui-ci en librairie. J'ai eu l'impression que l'écriture en était bien moins percutante, ce que confirme l'ennui que tu évoques... aussi, je passe !

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    1. Je pense sincèrement que ce livre mérite d'être lu, Ingannmic. Sa démonstration est magistrale. Mais il m'a fallu passer outre cet ennui que je ne m'explique que par la forme.

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