Coup de coeur 💓
Titre : La révolte des filles perdues
Auteur : Dorothée JANIN
Parution : 2023 (Stock)
Pages : 320
Présentation de l'éditeur :
«
À mesure que je lis tous les documents que je réussis à retrouver, je
commence à voir apparaître leur silhouette, les phrases qu'elles ont
lancées aux flics, aux juges… Chaque
fois je me demande si celle qui est décrite, celle qui parle, qui rit,
qui injurie, qui chante, celle qui a les mains en sang et les vêtements
déchirés, est la femme que je cherche. »
Voleuses, fugueuse, vagabondes, de petites vertus, les filles de la prison de Fresnes se mutinent. Le 6 mai 1947, elles défoncent des portes, brisent des carreaux, pillent l’économat, s’empiffrent de chocolat et de confiture, escaladent le mur de la prison et finissent par en occuper le toit. Pendant des heures, elles tiendront bon. Les prisonniers masculins, derrière leurs barreaux, les acclameront. Il faudra cent vingt policiers pour les déloger. Les journaux s’en emparent un temps, qualifiant l’événement d’« hystérie collective », et, après une nouvelle condamnation, les révoltées retourneront à l’obscurité de leurs cachots. Vies d’anonymes diablesses, semeuses de troubles sans voix, la postérité les oublie.
Jusqu’au jour où Serge Valère, un avocat médiatique comme le XXIe siècle en façonne, décide de démêler les fils de ses origines. Lui qui ne connaît pas son père, engage la généalogiste, Elvire Horta, pour retrouver sa mère Madeleine qui l’a abandonné. Elle apprend que celle-ci est une des mutinées de Fresnes. 1947 rencontre alors notre époque. Madeleine rencontre Elvire. Les filles perdues, celles d’aujourd’hui.
Avec force et passion, Dorothée Janin fait surgir la violence, la révolte et la liberté fugace de ces femmes qui n’existaient plus. Porté par une écriture frontale, à la manière du Journal d’un voleur, La révolte des filles perdues interroge notre mécanique sociale et nos obsessions.
Voleuses, fugueuse, vagabondes, de petites vertus, les filles de la prison de Fresnes se mutinent. Le 6 mai 1947, elles défoncent des portes, brisent des carreaux, pillent l’économat, s’empiffrent de chocolat et de confiture, escaladent le mur de la prison et finissent par en occuper le toit. Pendant des heures, elles tiendront bon. Les prisonniers masculins, derrière leurs barreaux, les acclameront. Il faudra cent vingt policiers pour les déloger. Les journaux s’en emparent un temps, qualifiant l’événement d’« hystérie collective », et, après une nouvelle condamnation, les révoltées retourneront à l’obscurité de leurs cachots. Vies d’anonymes diablesses, semeuses de troubles sans voix, la postérité les oublie.
Jusqu’au jour où Serge Valère, un avocat médiatique comme le XXIe siècle en façonne, décide de démêler les fils de ses origines. Lui qui ne connaît pas son père, engage la généalogiste, Elvire Horta, pour retrouver sa mère Madeleine qui l’a abandonné. Elle apprend que celle-ci est une des mutinées de Fresnes. 1947 rencontre alors notre époque. Madeleine rencontre Elvire. Les filles perdues, celles d’aujourd’hui.
Avec force et passion, Dorothée Janin fait surgir la violence, la révolte et la liberté fugace de ces femmes qui n’existaient plus. Porté par une écriture frontale, à la manière du Journal d’un voleur, La révolte des filles perdues interroge notre mécanique sociale et nos obsessions.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Dorothée Janin a publié La vie sur terre (2007, sélection du prix de Flore), Mickey Mouse Rosenberger et autres égarés (2010) et L’Île de Jacob en 2020 qui a reçu le Prix Maison Rouge. La révolte des filles perdues est son troisième roman.
Avis :
En 1947, une mutinerie éclatait dans le bâtiment de la prison de Fresnes réservé aux filles de Justice. Tandis que la presse condamnait la violence des révoltées, l’administration pénitentiaire se dédouanait en invoquant des meneuses incontrôlables, des « bêtes fauves » selon la directrice de l’établissement. Pourtant, les lettres des détenues laissent entrevoir une tout autre réalité, qui inspire à Dorothée Janin un roman plein de colère et de compassion.
Au moment des faits, elles sont quatre-vingt mineures, entre dix-huit et vingt-et-un ans, à avoir été provisoirement reléguées, après la fermeture en 1940 de leur institution corrective de Clermont et un passage par une section de la prison de Rennes, dans un bâtiment désaffecté de l’établissement pénitentiaire de Fresnes. Fugueuses, petites voleuses, filles de trottoir ou ayant simplement eu une relation sexuelle hors mariage, toutes grandies sur fond de misère et de violence, « ce sont avant tout leur moralité, leur comportement, leur milieu d’origine jugé déficient ou dangereux, pas les délits qu’elles ont ou n’ont pas commis, ni les articles du Code pénal » qui les ont menées à la réclusion en Institution Publique d’Education Surveillée. Elles ne sont donc pas des criminelles, mais, ce qui leur vaut pourtant en ces lieux un traitement plus sévère encore – « Elles sont venues à cette pauvreté morale par goût et par besoin, par joie du vice. Elles sont inadaptables ces petites prostituées, ‘’inamendables’’. La voleuse peut être relevée, et même la criminelle. Jamais la fille ‘’folle de son corps’’ » –, des « filles perdues », scandaleuses dans leur insoumission, leur indépendance et leur perversion, des déchets étiquetés vicieux et irrécupérables, que l’on entend mater par la discipline, les humiliations et la brutalité, par la maltraitance physique et psychologique, par « l’intrusion de la contrainte jusque dans l’intimité, le contrôle total sur le corps et l’esprit ».
Imaginant des personnages fictifs, d’alors et d’aujourd’hui, très fidèlement et scrupuleusement inspirés pour les uns de sa longue imprégnation des documents de l’époque, pour les autres, notamment Elvire la narratrice, d’éléments de sa propre biographie et de son passé, l’auteur mène l’enquête et croise les regards d’hier et d’aujourd’hui sur ces « mauvaises filles ». Peu à peu, les fantômes exhumés des archives reprennent vie, silhouettes et voix s’animent au gré d’une reconstitution réaliste et vibrante d’émotion, qui, se focalisant sur la prison de Fresnes, prend bientôt la dimension d’un véritable procès du siècle dernier en France. Car, tandis que l’on y escamote les terribles conditions d’enfermement des filles de Justice en faisant passer leur insoumission pour vice et leur révolte pour hystérie – quelle autre cause à leur soulèvement que les pulsions sexuelles d’« âmes perverties, énervées par le printemps » ? –, en ce lendemain de Libération on y traite aussi en hôtes de marque des collabos venus y remplacer les résistants qu’on vient d’y torturer et d’y exécuter. Alors, l’effet boomerang qui, dans la quête la menant vers Madeleine Lauris, fille-mère détenue à Fresnes et contrainte d’abandonner son bébé, renvoie douloureusement Elvire à son propre impossible désir de maternité, s’inverse une nouvelle fois et, « à la façon d’un mascaret », comme une « vague depuis les mots retourne vers le corps et vient frapper le cœur », remonte le fil tendu par le thème de la lutte et de la résistance pour faire écho à l’histoire familiale de l’auteur. En réalisant sa vénération pour son grand-père, juif polonais qui rejoignit en France les rangs des FTP-MOI, les Francs-tireurs et partisans de la Main-d’œuvre immigrée, l’on comprend, comme elle-même semble en avoir pris conscience en l’écrivant, combien ce livre et son sujet entrent en résonance profonde avec sa chair et son âme.
Avec ce livre sous-tendu par un remarquable travail d’investigation mais aussi par une émotion lui remontant des tripes, Dorothée Janin ne rend pas seulement justice aux filles de Fresnes. A travers elles, qui se révoltèrent non pour leur propre sort pourtant terrible, mais par fidélité à la seule éducatrice en qui elles avaient confiance, et qui, considérées comme des rebuts par la société, lui en remontrent pourtant en courage et en intégrité, ce sont les valeurs d’amour, d’honneur et de loyauté qu’elle remet à leur juste place, par-delà les hypocrisies, les préjugés et les impostures ordinaires. Coup de coeur pour ce roman qui, hasard de la rentrée littéraire, aborde par le versant féminin ce que L’enragé de Sorj Chalandon nous présente côté masculin, avec le bagne pour garçons de Belle-Ile. (5/5)
Au moment des faits, elles sont quatre-vingt mineures, entre dix-huit et vingt-et-un ans, à avoir été provisoirement reléguées, après la fermeture en 1940 de leur institution corrective de Clermont et un passage par une section de la prison de Rennes, dans un bâtiment désaffecté de l’établissement pénitentiaire de Fresnes. Fugueuses, petites voleuses, filles de trottoir ou ayant simplement eu une relation sexuelle hors mariage, toutes grandies sur fond de misère et de violence, « ce sont avant tout leur moralité, leur comportement, leur milieu d’origine jugé déficient ou dangereux, pas les délits qu’elles ont ou n’ont pas commis, ni les articles du Code pénal » qui les ont menées à la réclusion en Institution Publique d’Education Surveillée. Elles ne sont donc pas des criminelles, mais, ce qui leur vaut pourtant en ces lieux un traitement plus sévère encore – « Elles sont venues à cette pauvreté morale par goût et par besoin, par joie du vice. Elles sont inadaptables ces petites prostituées, ‘’inamendables’’. La voleuse peut être relevée, et même la criminelle. Jamais la fille ‘’folle de son corps’’ » –, des « filles perdues », scandaleuses dans leur insoumission, leur indépendance et leur perversion, des déchets étiquetés vicieux et irrécupérables, que l’on entend mater par la discipline, les humiliations et la brutalité, par la maltraitance physique et psychologique, par « l’intrusion de la contrainte jusque dans l’intimité, le contrôle total sur le corps et l’esprit ».
Imaginant des personnages fictifs, d’alors et d’aujourd’hui, très fidèlement et scrupuleusement inspirés pour les uns de sa longue imprégnation des documents de l’époque, pour les autres, notamment Elvire la narratrice, d’éléments de sa propre biographie et de son passé, l’auteur mène l’enquête et croise les regards d’hier et d’aujourd’hui sur ces « mauvaises filles ». Peu à peu, les fantômes exhumés des archives reprennent vie, silhouettes et voix s’animent au gré d’une reconstitution réaliste et vibrante d’émotion, qui, se focalisant sur la prison de Fresnes, prend bientôt la dimension d’un véritable procès du siècle dernier en France. Car, tandis que l’on y escamote les terribles conditions d’enfermement des filles de Justice en faisant passer leur insoumission pour vice et leur révolte pour hystérie – quelle autre cause à leur soulèvement que les pulsions sexuelles d’« âmes perverties, énervées par le printemps » ? –, en ce lendemain de Libération on y traite aussi en hôtes de marque des collabos venus y remplacer les résistants qu’on vient d’y torturer et d’y exécuter. Alors, l’effet boomerang qui, dans la quête la menant vers Madeleine Lauris, fille-mère détenue à Fresnes et contrainte d’abandonner son bébé, renvoie douloureusement Elvire à son propre impossible désir de maternité, s’inverse une nouvelle fois et, « à la façon d’un mascaret », comme une « vague depuis les mots retourne vers le corps et vient frapper le cœur », remonte le fil tendu par le thème de la lutte et de la résistance pour faire écho à l’histoire familiale de l’auteur. En réalisant sa vénération pour son grand-père, juif polonais qui rejoignit en France les rangs des FTP-MOI, les Francs-tireurs et partisans de la Main-d’œuvre immigrée, l’on comprend, comme elle-même semble en avoir pris conscience en l’écrivant, combien ce livre et son sujet entrent en résonance profonde avec sa chair et son âme.
Avec ce livre sous-tendu par un remarquable travail d’investigation mais aussi par une émotion lui remontant des tripes, Dorothée Janin ne rend pas seulement justice aux filles de Fresnes. A travers elles, qui se révoltèrent non pour leur propre sort pourtant terrible, mais par fidélité à la seule éducatrice en qui elles avaient confiance, et qui, considérées comme des rebuts par la société, lui en remontrent pourtant en courage et en intégrité, ce sont les valeurs d’amour, d’honneur et de loyauté qu’elle remet à leur juste place, par-delà les hypocrisies, les préjugés et les impostures ordinaires. Coup de coeur pour ce roman qui, hasard de la rentrée littéraire, aborde par le versant féminin ce que L’enragé de Sorj Chalandon nous présente côté masculin, avec le bagne pour garçons de Belle-Ile. (5/5)
Citations :
Centre pénitentiaire de Fresnes : la plus grande prison d’Europe, plantée au cœur d’une bourgade champêtre, en ceinture de Paris. (…)
un petit pavillon, réservé aux services de l’Éducation surveillée. (…)
Quatre-vingts jeunes filles y vivent depuis l’automne, réparties en cinq groupes toujours séparés, dans des salles de dix mètres de long sur quinze de large : dans ces dortoirs, elles mangent, elles font leur toilette, elles tuent le temps, elles effectuent des travaux de couture, parfois elles ont classe. Jour et nuit elles sont enfermées là sans jamais pouvoir sortir, sauf pour une promenade d’une demi-heure à une heure dans la cour, lorsque le personnel est en nombre suffisant. Toutes sont mineures selon la loi, la plus jeune a seize ans, la plus âgée vingt et un ans. Elles ne sont pas des détenues, elles ne sont pas des criminelles : elles sont de mauvaises filles. C’est pour ça qu’on les a capturées.
un petit pavillon, réservé aux services de l’Éducation surveillée. (…)
Quatre-vingts jeunes filles y vivent depuis l’automne, réparties en cinq groupes toujours séparés, dans des salles de dix mètres de long sur quinze de large : dans ces dortoirs, elles mangent, elles font leur toilette, elles tuent le temps, elles effectuent des travaux de couture, parfois elles ont classe. Jour et nuit elles sont enfermées là sans jamais pouvoir sortir, sauf pour une promenade d’une demi-heure à une heure dans la cour, lorsque le personnel est en nombre suffisant. Toutes sont mineures selon la loi, la plus jeune a seize ans, la plus âgée vingt et un ans. Elles ne sont pas des détenues, elles ne sont pas des criminelles : elles sont de mauvaises filles. C’est pour ça qu’on les a capturées.
Lorsqu’une nouvelle éducatrice, fraîchement nommée par l’Éducation surveillée, est arrivée pour prendre son poste, au début de l’hiver, la directrice l’a prévenue : « Vous allez prendre contact avec mes bêtes fauves ! Je vous souhaite bien du plaisir. Je vous préviens qu’il n’y a rien d’autre à faire que les mater. Ces déchets-là, c’est sans espoir ! »
Dans des tiroirs fermés à clef, il y a des dossiers à leur nom, elles y sont classées, étiquetées, rebaptisées par de droites écritures. Toutes dans le même sac, toutes jetées à l’ombre ; soustraites à la lumière. « Voleuse. » « Fugueuse. » « Caractérielle. » « Nerveuse. » « Inamendable. » « Incorrigible. » « Inéducable. » « Vicieuse. » « Perverse. »
Certaines d’entre elles sont bien de petites délinquantes, comme Jacqueline, fille de ferme, qui a volé quelques centaines de francs pour aller rejoindre son amant, ou Marcelle, employée de maison qui a subtilisé des vêtements de sa patronne. Issues de familles moins pauvres, ou si elles avaient paru plus convenables, elles auraient été rendues à leurs parents après avoir été grondées. D’autres mineures se sont prostituées – ce qui n’est pas, à l’époque comme aujourd’hui, un délit pénal. Pour cela, il suffit parfois d’avoir accepté les cadeaux d’un amant ou d’un soldat américain, ou d’avoir partagé son hôtel. Beaucoup ont été coffrées pour vagabondage : une notion floue dépénalisée en 1935 qui, concernant les mineurs, permet à la justice de sanctionner les fugues par un placement en institution jusqu’à la majorité, surtout si elles sont aggravées par des suspicions de prostitution ou seulement une tendance à la « débauche » : fréquentation de bals, fêtes foraines, guinguettes, cafés, dancings, liaisons avec des garçons, avec un homme jugé louche, ou parfois, encore pire, un homme nord-africain. Un juge peut donc décider d’enfermer en institution corrective toutes ces adolescentes, qui ont très souvent fui la violence familiale, des abus sexuels ou la grande pauvreté. On commence à utiliser la notion fourre-tout de « prédélinquance. » Selon leur attitude, on peut les y laisser jusqu’à leur majorité, les remettre à leurs parents ou les placer chez des employeurs, le plus souvent comme bonnes à tout faire, « domestiques de peine » ou gardes d’enfant avec interdiction de quitter leur emploi. Avant les vingt et un ans, la majorité, il n’y a pas de limite à la mainmise du juge. La décision est même parfois prise à la demande des parents mécontents de la conduite de leur progéniture, au titre de ce qu’on appelait « la correction paternelle ». Ce sont donc dès le départ avant tout leur moralité, leur comportement, leur milieu d’origine jugé déficient ou dangereux, qui valent à ces mauvaises filles d’être à l’ombre, pas les délits qu’elles ont ou n’ont pas commis, ni les articles du Code pénal. À Fresnes comme ailleurs, certaines sont ainsi enfermées depuis plus de dix années et, avant ça, derrière les murs depuis l’enfance, élevées dans des couvents, des « refuges ».
Sociologues et historiens l’ont mis en lumière, la masculinité d’un garçon délinquant n’a jamais été remise en cause, elle devait seulement être canalisée : mais une fille délinquante ou déviante dans sa façon d’être – violence, insoumission, indépendance ou sexualité estimée scandaleuse –, est une fille contre nature, pervertie, qui doit être dressée pour revenir à l’essence de la féminité : douceur, obéissance, vertu et continence sexuelle, accomplissement premier et suffisant dans le mariage et la maternité. L’affaire des religieuses ; qui de plus efficace pour inculquer ces valeurs ? Dans les congrégations où l’on envoyait, jusqu’à la fin des années soixante, ces jeunes filles par décision de justice, la discipline était terrible, humiliations et brutalités formaient le quotidien de la plupart des établissements. (…)
Recluses, sans contact avec l’extérieur, les pensionnaires se retrouvaient sous l’autorité de fer de religieuses obsédées par la répression de la sexualité et du désir. Parmi les méthodes dont des femmes traumatisées à vie témoignent aujourd’hui, on retrouve la bastonnade devant les autres filles, sur le ventre et à moitié dénudée, la montée d’escaliers à genoux, bras en croix ; on y entendait des injures comme « fille de poubelle ». (…)
Les méthodes différaient, la maltraitance physique ou psychologique n’atteignait pas toujours le même niveau. Mais l’objectif était partout le même : l’intrusion de la contrainte jusque dans l’intimité, le contrôle total sur le corps et l’esprit.
Recluses, sans contact avec l’extérieur, les pensionnaires se retrouvaient sous l’autorité de fer de religieuses obsédées par la répression de la sexualité et du désir. Parmi les méthodes dont des femmes traumatisées à vie témoignent aujourd’hui, on retrouve la bastonnade devant les autres filles, sur le ventre et à moitié dénudée, la montée d’escaliers à genoux, bras en croix ; on y entendait des injures comme « fille de poubelle ». (…)
Les méthodes différaient, la maltraitance physique ou psychologique n’atteignait pas toujours le même niveau. Mais l’objectif était partout le même : l’intrusion de la contrainte jusque dans l’intimité, le contrôle total sur le corps et l’esprit.
Là-bas, en Israël, à la date de la révolte du ghetto de Varsovie, à 10 heures du matin, toutes les sirènes se déclenchent. Elles sont aussi fortes que celles des raids aériens mais ce ne sont pas les mêmes. Le son ne tourne pas, il est fixe, la même note hurlante qui déchire et assomme. Les voitures sur l’autoroute s’arrêtent, les passagers et les conducteurs descendent, les gens dans la rue, ceux qui sont seuls chez eux, ou au bureau, peu importe ce qu’ils étaient en train de faire, partout dans le pays ils se lèvent et se figent et debout l’on se tient immobile pendant deux minutes dans le hurlement des sirènes, en mémoire des six millions de Juifs assassinés pendant la Seconde Guerre mondiale. Yom HaShoah. Le jour de la Shoah.
À Fresnes, en 1947, est incarcéré Xavier Vallat. Xavier Vallat, antisémite de toujours, antisémite à jamais, commissaire général aux questions juives du gouvernement de Vichy jusqu’en 1942, décisionnaire et exécutant de la seconde vague de persécutions antisémites instaurées par le régime de Vichy, et du recensement qui permettra plus tard – mais jamais il ne s’en sentira responsable – de les rafler pour les assassiner après un chemin de torture. Il prépare sa défense, développe son argumentaire, ameute des témoins de moralité. Il sera condamné à dix ans de travaux forcés, ne fera que trois ans de prison.
Clermont accueillait deux sections, l’une située dans le donjon, où l’on mettait les criminelles condamnées et les jeunes filles punies des autres maisons de redressement. L’autre était l’école de préservation, qui deviendra l’IPES. Quand les pupilles étaient punies, on les envoyait également au donjon ; de toute façon, le traitement entre les sections différait peu.
Celles qui n’avaient commis aucun délit mais avaient seulement « fait la noce », ou voulu vivre leur vie, fuir ce qu’elles avaient à fuir chez elles – coups, alcoolisme – ou chez un patron salace ou trop insistant ; celles qui avaient suivi un rêve, un désir, une pulsion, une façon d’être, et que leurs parents voulaient faire dresser par d’autres en demandant l’enfermement au nom de « la correction paternelle » ; les fugueuses, les petites et toutes petites voleuses ; toutes celles, aussi, qui font le trottoir depuis l’adolescence ou l’enfance, c’est-à-dire, on le sait aujourd’hui, et on le savait à l’époque sans que cela change rien, presque toujours victimes d’abus sexuels, de viol, d’inceste. Tout cela le plus souvent sur fond de pauvreté ou de misère. Les juges profitent, aussi, d’une inconduite ou d’un petit délit pour retirer une jeune fille à un milieu jugé peu favorable ; il y a l’alcoolisme, il y a la violence, il y a la misère, il y a aussi, très souvent, une mère seule, une mère pauvre qui travaille et donc jugée suspecte de ne pas pouvoir éduquer convenablement ses enfants, une mère vivant en concubinage : une mère jugée mauvaise mère.
Elle raconte aussi la punition d’une de ses camarades, Marguerite, mise au cachot pour s’être battue : la jeune fille d’abord résiste, en tapant à la porte avec ses pieds, allongée sur le dos car elle a les mains attachées. Le gardien se jette sur elle parce qu’elle l’a injurié, lui donne des coups de pied dans le ventre et « la camisole ». Quand on serre les manches très fort dans le dos et que l’on comprime le buste, explique le journaliste, la camisole est un véritable supplice. J’ai vu, accrochée à un mur, dans une exposition sur l’histoire de la jeunesse délinquante, l’une de celles qu’on utilisait dans ces établissements : énorme, épaisse, avec des liens de cuir. À la voir, on se sent devenir fou. À la voir, on a envie de se taper la tête contre les murs. Marguerite n’est délivrée que lorsqu’elle est violette. Après quoi elle fait soixante jours les mains attachées, obligée pour manger de s’étendre par terre. Du pain sec, qu’elle doit laper comme fait un chien dans son écuelle. Au bout de deux mois, on l’extrait du cachot : elle était blafarde mais elle était matée.
Selon l’inspecteur,(...) la plupart des jeunes filles seraient des prostituées.
(…) à Fresnes, il y a davantage de jeunes filles qui ont atterri en maison de correction pour de petits vols que de jeunes filles s’étant prostituées. Et dans ce nombre, seules quelques-unes se prostituent régulièrement, c’est-à-dire pas à l’occasion d’une fugue ou d’une errance particulière, d’une cavale sans ressources. Toutes celles qui pratiquent la prostitution régulièrement le font depuis leur jeune âge. Quinze ans, seize ans, moins. Ce passé semble ici donné à comprendre comme un choix raisonné fait au sortir de l’enfance, par vice et pure paresse. Voilà leur identité, à toutes celles qui ont un jour reçu de l’argent en échange de leur corps ; elles ne sont pas de très jeunes filles qui se sont prostituées, pour une raison ou une autre, sous une forme ou une autre. Elles sont des prostituées. Leur essence est d’être prostituées, on les définit ainsi.
Dans la liste, à côté de certains noms, sont inscrites les initiales P. A. Je me demande ce que cela désigne jusqu’à ce que je lise une phrase d’explication sur une autre feuille : Beaucoup de ces filles sont des éléments très pervers et actives dans leur perversité : P. A. – Perversion active. L’homosexualité, toujours. Parmi celles qui devraient aller dans les établissements les plus cléments, les moins sévères, cinq noms sont mis de côté, séparés des autres : des mineures condamnées pour crime. Elles ont atterri là à cause d’un manque de place, de structure, ailleurs. Dans ces criminelles, il y a une empoisonneuse qui a tué un bébé qu’elle gardait, une parricide, deux donneuses de maquis responsables du massacre de la ferme de la Fosse, dans lequel trois parachutistes anglais ont été tués par des SS, avec la fermière qui les cachait et son fils, avant d’être brûlés, et une collaboratrice des criminels français de la Milice. Ce n’est pas l’inspecteur qui détaille leurs méfaits, je les découvre dans d’autres documents historiques. Ce qui lui importe ici, c’est leur attitude impeccable, leurs bonnes mœurs, elles risquent la mauvaise influence des filles qui disent des gros mots ou tiennent tête aux surveillantes : leur tenue est bonne, leur comportement apprécié, elles ne devraient pas, juge-t-il, être contraintes de côtoyer la catégorie des P. A. Jeunes filles convenables, elles doivent être préservées de l’influence délétère des autres, celles qui s’embrassent la nuit.
[En hôpital psychiatrique] Il y a aussi les assommés. Ceux qui bougent comme pris dans une lenteur infinie, dans un mélange de coton, de plâtre et d’ailes de mouche, les bras ballants, le regard qui s’évase et ne fixe rien, comme s’il se dissolvait dans l’air et la tristesse. Chaque seconde semble les plonger dans une totale perplexité. À chaque seconde : transporté en bas d’un Everest à franchir. Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que je fais là dans ma vie, dans cette vie-là ? Dans un monde qui existe et bouge, où il y a des portes, un ciel, des gens qui fonctionnent et ont l’air de savoir ce qu’ils font et de se diriger vers des lieux ? Ils ont cette expression, ces alentis ; mais ils ne pensent pas tout ça, ils ne se posent aucune question. Ils traversent des murs transparents, et encore, et encore, l’un après l’autre, des immensités de murs transparents, des cloisons de poussière, l’un après l’autre, et derrière il n’y a rien, rien qui les attende, savent-ils, qu’un autre mur transparent à traverser, vers rien.
Valère lui avait dit : Oui, tu vois, on parle de l’esclavage immémorial des femmes, à raison, mais les hommes sont toujours allés se faire tuer. Ça n’est pas mieux. Théo avait dit oui, mais ce ne sont pas les femmes qui les envoyaient se faire tuer. Qu’en sais-tu ? avait répondu Valère. Sans doute avaient-ils peur pour leurs femmes et leurs enfants, et c’est pour ça qu’ils partaient tuer et se faire tuer.
Dans les maisons de corrections, on retrouve fréquemment des jeunes filles passées devant le juge pour avortement ou tentative d’avortement. La condition des filles-mères est terrible, celles qui souhaiteraient élever leurs bébés sont bien souvent contraintes de les abandonner. Mais au-delà de cette donnée, concernant les jeunes filles, c’est l’idée même d’avoir une vie sexuelle qui est condamnée : Ni le vol, ni la rébellion, ni la colère ne dégringolent vraiment une fille, peut-on lire dans Rééducation, une revue spécialisée de l’époque, mais dès que, pour une cause ou pour une autre, elle a consenti à certains gestes avec plusieurs personnes du sexe opposé, le phénomène d’une dégradation morale certaine se produit.
Un écrivain n’a pas le choix. Dans un livre, il verse de lui-même, avec divers détours ou tout droitement il le fait, et même si l’on ne veut pas se déverser, il faut bien aller puiser à la source pour irriguer le livre et les personnes qui le peuplent. Mais parfois, alors que l’écrivain écrit, le flux s’inverse, à la façon d’un mascaret. Comme le courant du fleuve s’inverse depuis l’estuaire, la mer, l’océan, soulevée par la marée l’onde remonte vers la source, la vague depuis les mots retourne vers le corps et vient frapper le cœur.
Ce qui est sûr, je crois, c’est que les orphelins de père, de mère, de frère, de sœur, ensuite, ont une connaissance en partage. (…)
Avec l’âge, nous finissons tous par porter un brassard noir. Mais eux, les adultes, qui nous rejoignent dans le deuil, existaient avant le deuil. Ils sont changés, amputés, ils ne sont plus les mêmes, mais ils existaient : nous n’existions pas avant, nous n’étions pas finis, pas grandis : nous sommes qui nous sommes car ils sont morts : nous serions une autre personne, une personne à des milliers d’années-lumière de nous-mêmes, s’ils avaient vécu. Leur mort nous a faits ; nous en sommes nés tels que nous sommes, tels que leur mort nous a fait advenir, nous a façonnés, construits. Nous avons poussé à la lumière de l’astre de la mort, avons été irrigués par la source intarissable de la mort. Nous sommes l’être que nous sommes « à cause de » leur mort, « grâce à » leur mort, la distinction n’a aucun sens. Ainsi nous sommes des vers. Ainsi nous sentons que nous sommes des vers. Charognes et charognards, dans nos berceaux, nos petits lits, nos lits d’enfance, d’adolescence, nous sommes, pensons-nous.
On se trompe en pensant que le manque et l’absence que subit un enfant le poussent à chercher à être aimé. Il cherche à aimer : comme personne n’aime longtemps, à aimer totalement ; il faut alors devenir aveugle à soi-même et au réel. Cet enfant a connu un amour impossible, il a grandi avec un amour plus fort que la mort et l’absence et contenant la mort et l’absence, totalisé, car la mort et l’absence sont d’une essence totale, ne présentent aucune faille, sont parfaites ; un amour jamais arrêté par la réalité et la chair, la vie, jamais arrêté par un regard en retour, par une parole, par un être ; ni par l’amour-propre, l’estime de soi, qui n’existent pas encore, et vont être mités, dévorés. L’amour-dans-le-deuil, comme dans l’abandon vrai, atomisé, dilaté comme l’univers, expansé, cet amour infecté du pus de la pureté, saoul, alcoolisé – alcool volatil ; dès l’étincelle, la flamme vire au bleu. (…)
L’adulte grandi depuis cet enfant, enfant ahuri par le manque de ce qui n’existe pas, égaré dans son amour total de la pourriture ou de la cendre, détaché du corps même, un amour non pas à travers mais dans l’horreur, mélangé à l’horreur – qui aime-t-on ? Des lambeaux de chair, des os couverts de chair froide, des orbites vides, le sourire affreux d’un mort, la cendre à l’odeur de cendre, froide, mélangée à la vieille poussière, aux chutes pourries du temps ?
Je n’ai jamais cherché la compagnie.
L’adulte grandi depuis cet enfant, enfant ahuri par le manque de ce qui n’existe pas, égaré dans son amour total de la pourriture ou de la cendre, détaché du corps même, un amour non pas à travers mais dans l’horreur, mélangé à l’horreur – qui aime-t-on ? Des lambeaux de chair, des os couverts de chair froide, des orbites vides, le sourire affreux d’un mort, la cendre à l’odeur de cendre, froide, mélangée à la vieille poussière, aux chutes pourries du temps ?
Je n’ai jamais cherché la compagnie.
Benjamin essaye de me donner des arguments pour ne pas être si triste, il a cette théorie : enfanter, c’est la mort de la morale. « Tu vois, dit-il, je pense que tu serais capable de mourir pour une cause ou pour sauver des vies, tu as une dose d’héroïsme en toi, je t’ai vue dévaler une falaise pour aller sortir la tête de l’eau d’une femme qui était tombée, je t’ai vue me défendre et ne pas fuir quand je me suis retrouvé avec un flingue sur la tempe en Corse, prétendument parce que j’avais mal parlé à des autochtones à la buvette du village. Mais si tu deviens mère, ça sera fini. Si tu es mère et que tu as deux boutons devant toi, et que tu dois choisir entre la disparition d’un continent avec tous ses habitants et la vie de ton enfant, tu sauves ton gosse. Paf l’Asie ! Et puis tu commences à avoir peur pour ta vie en général, tu ne veux pas laisser seul ton gosse, tu commences à estimer beaucoup trop haut ta vie pour être héroïque. Je t’assure, la morale et l’éthique chutent, on devient intéressé, on courbe le dos, on pense avant toute chose à la becquée qu’on doit lui enfoncer dans le gosier. »
Elle [la grand-mère] inventait sans mentir, son cerveau n’avait plus ces cases-là en place. Les heures, les jours, les années qui se disloquent et tombent ensemble comme un château de cartes. Les souvenirs qui s’effacent par le haut de la pile. Les phrases qui tombent dans un trou ou alors surgissent de l’enfance : « Mais où est maman ? » « Je vais rester là longtemps ? »
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