dimanche 24 septembre 2023

[Frèche, Emilie] Les amants du Lutetia

 




 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Les amants du Lutetia

Auteur : Emilie FRECHE

Parution : 2023 (Albin Michel)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

 « Qu’il vous reste de nous notre amour infini de la vie, de sa beauté et de sa légèreté, et que du fin fond de notre sommeil éternel, vous nous entendiez rire encore. Rire, chanter, danser et célébrer la vie. Nous l’avons tant aimée. »
Un matin, un garçon d’étage de l’hôtel Lutetia, découvre un couple d’octogénaires, main dans la main, endormis pour l’éternité. Ce geste ultime et romantique, cette liberté qu’ils n’ont pas hésité à s’offrir a certes du panache, mais Ezra et Maud ont-ils pensé à leur fille Eléonore qu’ils laissent en proie à l’incompréhension et au chagrin ? Ont-ils seulement pensé à elle en planifiant leur mort spectaculaire, leur funérailles extravagantes, le legs compliqué de leur maison des Bulles ? Ultime coup d’éclat d’un couple de publicitaires, vendeurs de rêves, incarnations vibrantes des dernières décennies euphoriques du XXe siècle ou témoignage d’amour maladroit, absurde, tapageur mais d’amour malgré tout ? C’est drôle, c’est perturbant, c’est bouleversant, et Emilie Frèche signe ici son meilleur roman.

 

Un mot sur l'auteur :

Emilie Frèche est romancière et cinéaste. Elle est connue pour son engagement contre le racisme et l’antisémitisme.

 

Avis :  

En 2013, plus effrayé par la dépendance et la séparation que par la mort, un couple d’octogénaires mettait fin à ses jours dans une chambre d’un palace parisien, Le Lutetia. Bouleversée par ce fait divers qui relançait la question du droit à une mort digne et choisie, Emilie Frèche s’est projetée dans leur histoire en leur imaginant une fille unique qui, le monde saluant un acte d’amour absolu, doit pour sa part faire face à un double abandon.

Ce matin de septembre 2018, lorsqu’un commissaire de police lui apprend au téléphone la découverte de ses parents suicidés dans leur chambre d’hôtel, une lettre seule expliquant leur geste, Eléonore est foudroyée. Ils venaient de passer en famille plusieurs jours heureux et détendus, et rien n’avait jamais percé de leur projet, pourtant soigneusement orchestré jusqu’aux moindres détails de leurs obsèques et de leur succession. Pour cette architecte divorcée et mère d’un grand fils, qui, enfant non désirée, s’était toujours sentie une intruse dans le couple que formaient ses parents, tout entiers happés par le tourbillon professionnel et mondain où s’ancrait leur éclatante réussite de publicitaires influents, cette disparition volontaire et organisée dans le plus grand secret, la mise en scène spectaculaire de leurs funérailles et les dispositions prises pour contrôler par-delà la mort la destinée de leur chère maison des Bulles, un chef d’oeuvre d’architecture organique imaginé par le célèbre Jacques Couëlle, mettent la dernière main à un égoïsme monstrueux, la laissant anéantie, à la fois meurtrie et pleine d'incompréhension.

Comment faire son deuil, quand, plus que tout, l’on en veut à ses parents de ce qu’ils ne furent jamais pour soi et de ce que leur ultime abandon renvoie encore de mise à distance et d’exclusion, cette fois définitives ? Le cheminement d’Eléonore devra passer par une longue et douloureuse introspection. Son questionnement l’amène à réfléchir sur les schémas, conscients ou non, qui ont construit la relation et le mode de vie de ses parents. Tandis qu’en filigrane de leur frénétique soif de vivre épousant l’euphorie des Trente Glorieuses, transparaît la chaîne de transmission familiale des failles et des traumatismes hérités des camps de la mort pendant la guerre, leur fille apprend à les comprendre avant de se comprendre elle-même. Pour éclairer le rapport à la mort, il faut d’abord se poser la question du rapport à la vie. Et, poussée dans ses retranchements par son propre fils par le biais providentiel de conversations anonymes sur Instagram, la voilà qui peu à peu se retrouve à envisager la fin de vie selon différents points de vue, recentrant le débat sur ce qui, pour reprendre les mots de Simone de Beauvoir, ne devrait être que la seule question véritable : « Que devrait être une société pour que, dans sa vieillesse, un homme demeure un homme ? »

Tout en justesse et en délicatesse, ce livre aussi lumineux qu’émouvant, qui réussit si bien à ancrer son souffle romanesque dans la réalité que l’on a du mal à se défaire de l’illusion d’une véritable autobiographie, est une formidable peinture du sentiment d’abandon, de la difficulté des relations aux parents et, dans un monde qui ne laisse guère de place à la fragilité, de notre incapacité à accompagner le vieillissement de nos proches. Très grand coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Deux êtres se suicident en se racontant qu’ils commettent un acte qui n’engage qu’eux, mais en réalité, c’est votre santé mentale qui fout le camp, votre vie entière qui bascule.
 

Toute leur vie, mes parents avaient fabriqué des images. Et toute leur vie, par ces images et par leurs slogans, ils avaient décidé de ce qui allait ou non s’imprimer dans le cerveau des gens. Leur métier leur avait donné les pleins pouvoirs. Pendant près de cinq décennies, Ezra et Maud avaient choisi ce que leurs semblables allaient porter – des collants Dim, des pulls Benetton, des chaussures Éram –, manger – des barres Ovomaltine, du Banga, de la Ricoré –, penser et même voter – Mitterrand –, comment imaginer qu’ils abandonneraient au hasard la dernière image qu’ils laisseraient d’eux ? Alors que l’identificateur rabattait les deux draps sur leurs visages et que la psychologue m’invitait à quitter les lieux, une évidence m’apparut : Ezra et Maud avaient pensé leur mort comme ils avaient travaillé leurs campagnes publicitaires. Ils s’étaient mis en scène de manière à s’inscrire pour toujours dans la mémoire collective, et les articles, reportages, émissions et colloques qui allaient bientôt tomber en cascade, plaçant leur couple dans la grande famille des amants éternels que sont Orphée et Eurydice, Tristan et Iseult ou encore Roméo et Juliette auxquels les journalistes aimeraient tant les comparer, me prouveraient que je ne m’étais pas trompée : leur double suicide en tenue de soirée dans un palace parisien aura été leur dernier coup de pub. Un coup de génie. Un stunt1 du tonnerre ! auraient-ils dit eux-mêmes en se jetant dans les bras l’un de l’autre après la bataille, seuls au monde dans leur bureau de ministre perché au-dessus de l’Arc de triomphe, au dernier étage de leur agence.
 

Ezra et Maud s’étaient regardés, et ils avaient échangé un sourire moqueur qui m’avait profondément humiliée. Un sourire qui disait : Ma pauvre chérie, tu prends vraiment tes rêves pour la réalité. Tu adorerais qu’on te demande quelque chose mais tu sais bien que ça n’est jamais arrivé, et que ça n’arrivera jamais. Je savais cela, en effet. Parce que très tôt dans leur vie, mes parents avaient décidé qu’ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, et de ce fait, ils tarifaient toutes leurs relations. Ils payaient des gens pour les servir, les conseiller, les seconder, les accompagner, les soulager, les divertir. Ils ne demandaient rien gratuitement. Ils disaient en se marrant qu’ils voulaient pouvoir se plaindre et gueuler à leur guise, être mécontents, virer les gens si ça leur chantait. Mais en réalité, ils ne plaisantaient pas : aucun affect nulle part, telle était la règle. Et le seul moyen aussi qu’ils avaient trouvé pour se sentir libres, redevables de rien ni de personne, pas même de leur propre fille.
 

Car qu’est-ce que l’amour, sinon trouver du plaisir au bonheur d’autrui ?
 
 
Le pire ? C’était peut-être toutes ces fois où ma mère avait accueilli chez nous les maîtresses de mon père et où, taisant sa jalousie, elle s’était occupée de ces filles bien plus jeunes et plus jolies qu’elle, mannequins pour les campagnes publicitaires qu’ils dirigeaient de concert. Russes, polonaises, norvégiennes, argentines, brésiliennes, ces filles venaient passer leurs vacances aux Bulles ou leurs dimanches d’hiver à Georges-Mandel, je les revois encore allongées telles des odalisques sur le lit nuptial où ma mère leur apportait un plateau-repas pour eux trois tandis que j’avais soupé seule, dans la cuisine, un peu plus tôt dans la soirée. Ces filles sublimes, mon père les tirait à la sauvette dès que ma mère avait le dos tourné. (…)
Comment ma mère pouvait-elle supporter cela ? Où trouvait-elle la force d’abnégation nécessaire pour fermer à ce point les yeux ? N’y tenant plus, une année, je lui avais lâché le morceau. Je devais avoir treize ou quatorze ans et ma mère m’avait giflée – De quoi tu te mêles ? Je t’interdis de parler de ton père comme ça ! Il ne fallait surtout pas abîmer l’image du couple soudé et harmonieux qu’ils formaient. Parce que ce couple était aussi une société, M.E.K. Agency, qui faisait désormais plusieurs centaines de millions de francs de chiffre d’affaires, et que, s’il explosait, c’était tout un système qui risquait de s’effondrer avec lui, des actifs, des salariés, du patrimoine immobilier. Cela ne m’empêcha pas de recommencer. Cette fois, j’étais majeure, et la jeune femme meurtrie d’avoir une mère pareille, une mère capable par soumission de donner à sa fille une si piètre image de la femme, lui avait posé la question un jour au déjeuner, devant une dizaine de convives. Mais Maud ne s’était pas démontée. Elle était demeurée d’une dignité exemplaire pour très calmement me répondre qu’il n’était pas donné à toutes les femmes d’épouser Alain Delon – Toi, par exemple, Éléonore, tu n’épouseras jamais d’Alain Delon – et j’avais eu envie de mourir de honte.


Petit, chétif, les yeux marron, les cheveux bouclés et la peau laiteuse parsemée de son si typique des Ashkénazes, on l’aurait volontiers rangé du côté d’un Bob Dylan ou d’un Allen Ginsberg, mais certainement pas dans la catégorie des sex-symbols. Il n’y avait que ma mère pour le voir ainsi ! En revanche, c’est vrai, il possédait le charme des grands séducteurs, ce bagout et cette superbe qui donnaient la sensation qu’avec lui, la vie serait toujours une grande aventure. Or ma mère n’avait soif que de cela. Elle exécrait la réalité qui avait fait d’elle une orpheline. Elle voulait être un personnage de roman et que son mari lui en écrive chaque chapitre. Elle, elle ne s’en sentait pas capable. Elle avait l’impression de connaître si peu de chose, comparée à lui. Elle pouvait seulement se tenir à ses côtés, mais c’était une place qui la rendait fière, parce qu’en son temps, être l’épouse d’un homme pareil, un homme qui n’avait ni nom, ni diplôme, ni héritage, mais qui s’était montré capable de transformer en or tout ce qu’il avait touché, suffisait à se tenir droite. Ce dont elle ne se rendait absolument pas compte, c’est que sans elle, il n’était rien. Elle était son épouse, sa mère, sa compagne, sa jumelle, son associée, son oxygène. Il ne pouvait pas faire trois pas sans l’avoir dans son champ de vision, seul son avis avait véritablement de l’importance, et quand au détour d’une conversation elle lui rappelait qu’un jour, comme tout le monde, elle rendrait l’âme, il lui ordonnait aussitôt de se taire. Il ne plaisantait pas.


(…) pour lui comme pour la plupart des hommes de sa génération, les filles étaient un marqueur de réussite sociale. Mon père ne parlait d’ailleurs jamais de ses maîtresses, mais de ses conquêtes. Une femme était un trophée, un territoire qu’il disputait et sur lequel il pouvait, en cas de victoire, planter son drapeau. Et ma mère y croyait puisque les mots le disaient. Alors avec cette docilité qui caractérisait si bien son sexe, elle continuait d’accueillir et de servir toutes ces filles magnifiques qui couchaient avec son mari et qui, de campagne publicitaire en campagne publicitaire, leur rapportaient toujours plus d’argent. 


Longtemps, j’ai espéré que mes parents divorcent. Pour plus de calme, plus de dignité, et peut-être aussi, c’est vrai, dans l’espoir de voir naître chez eux autre chose qu’un époux et une épouse – un père et une mère, par exemple. Ou même tout simplement un homme et une femme, ce que leur couple ne leur permettait pas d’être. C’était pour cela que par moments leur tandem me faisait horreur. Enfermés dans une cage verrouillée à triple tour, mes parents n’avaient pas d’autre choix que de s’entre-dévorer. Pourquoi restaient-ils ensemble ? Je n’arrivais pas à le comprendre, surtout du point de vue de ma mère, qui n’avait pas été écrasée par des modèles de femmes soumises. (…)


[Elle] avait choisi par trois fois, avant ma naissance, d’avorter dans une chambre de bonne au sixième étage d’un immeuble de la petite ceinture. Ezra l’avait toujours soutenue, ne voyant pas, lui non plus, l’utilité de se reproduire. À la rigueur, à l’époque des princes et des rois, pour transmettre le nom et les terres, mais après la Shoah et Hiroshima, cela n’avait pour eux aucun sens. La vie n’a aucun sens, disaient-ils d’ailleurs à tout bout de champ, et ce n’était pas chez eux un abus de langage. L’absurdité de notre condition, ils l’avaient tous deux expérimentée dans leur chair, au début de leur existence, pourquoi seraient-ils allés jeter dans un tel bordel un être innocent qui n’avait rien demandé ? C’eût été d’un égoïsme crasse. Trois fois de suite, ils avaient donc fait preuve d’altruisme et eu recours à cette fameuse faiseuse d’anges, Dorothée Levanant. Je connaissais ce nom pour l’avoir entendu plusieurs fois dans leur bouche, comme le nom de celle à qui ils devaient tout, c’est-à-dire leur liberté. Pourtant, au troisième avortement, ma mère avait bien failli y passer. Elle avait souffert d’une hémorragie et s’était, selon ses propres mots, vidée comme un goret. Mais jamais ni l’un ni l’autre n’en avaient voulu à cette femme. À sa quatrième grossesse, ma mère avait simplement décidé qu’elle n’y retournerait pas. Ezra avait compris. Il n’avait pas fait d’histoires en dépit de sa déception, et ainsi avais-je pu tranquillement poursuivre ma croissance intra-utérine, devenant dans la vie de mes parents ce qu’ils appelleraient plus tard un accident. Ce mot avait souvent choqué leur entourage et ils ne comprenaient pas pourquoi. Ils disaient Mais enfin, vous croyez quoi, que ce n’est pas par un merveilleux accident que l’Humanité est arrivée sur terre ? Un accident, ça peut être heureux !


Je me dis, depuis la nuit des temps les êtres humains s’occupent de la mort de leurs proches parce que c’est ce qui les aide à canaliser leur chagrin, à faire correctement leur deuil. Ils choisissent la couleur et le bois du cercueil, les vêtements du défunt, le type de fleurs, le déroulé de la cérémonie, et chacun de ces choix est un petit caillou sur le chemin de leur résilience. À quel moment de notre histoire contemporaine tout a foutu le camp ? À quelle date exactement les gens se sont dit qu’ils ne pouvaient plus laisser leur mort entre les mains de leurs enfants, et qu’il fallait qu’ils s’en occupent eux-mêmes ? Je n’en sais rien, sinon que mes parents sont ces gens-là, des êtres convaincus de leur droit inaliénable à disposer d’eux-mêmes. Des gens libres, audacieux, pourvus d’une fantaisie sans limites, à qui tout le monde voudrait ressembler, mais que personne ne souhaiterait avoir comme parents. Et ils sont les miens.


Au cœur de l’hiver suivant, j’en parlerai à la généraliste que j’irai consulter pour insomnie chronique et crises de panique à répétition, et elle n’en sera pas surprise. Elle me parlera de dissociation, m’expliquera ce mécanisme de défense classique selon lequel un individu, pour pouvoir supporter un choc traumatique, se déconnecte de la réalité. Elle évoquera les victimes des attentats de Charlie Hebdo, des terrasses et du Bataclan, et elle me dira : « Le double suicide de vos parents, c’est votre 13-Novembre à vous. »
 
 
(…) au moment où les deux cercueils de mes parents ont été avalés par les flammes, je me suis entendue dire qu’on les mettait dans le four. Oui, c’est la phrase qui m’est venue – Voilà, ça y est, ils mettent mes parents dans le four – et je me suis souvenue que cette phrase n’était pas la mienne, mais la leur. Elle leur appartenait. Cent fois, enfant, j’avais en effet entendu Ezra et Maud dire que leurs parents étaient morts dans les fours. Ils disaient dans les fours, pas dans les camps, et cent fois, la petite fille que j’étais avait imaginé ses grands-parents couchés dans un plat en pyrex gigantesque leurs deux corps recouverts d’huile, d’ail et d’aromates, enfournés à cent quatre-vingts degrés tel notre joli poulet du dimanche. De ces aïeux, je ne savais rien. Ni leur âge, ni leur prénom, ni leur nationalité exacte, ni leur métier. Mais je connaissais la façon dont ils étaient morts car c’était la seule chose qu’Ezra et Maud avaient retenue de leur courte vie, dans les fours, et à ce moment précis, une autre évidence m’apparut – mes parents avaient choisi et la mort brutale et la crémation pour cette unique raison, demeurer encore, en cet instant, les enfants de leurs parents. 


Vincent et moi étions seuls, à présent. Nous n’avions plus d’enfant à charge, plus de parents dont il fallait s’occuper, et ni lui ni moi n’avions refait notre vie. Qu’allions-nous faire ? Travailler uniquement, lui à ses BD, moi à mes chantiers ? C’était une perspective désespérante, et pourtant nous n’en avions pas d’autre. Je lui ai demandé si ce destin était celui que nous nous étions imaginé à l’époque de notre rencontre, sur les bancs de cette école d’arts appliqués où l’on avait fait de nous des enragés prêts à tout pour écraser nos concurrents et obtenir le meilleur classement, le meilleur poste, le meilleur salaire. Vincent n’a pas su quoi répondre, et j’ai eu la sensation que le système nous avait eus, comme tout le monde. Comme les perdants de la première heure. Pourquoi nous raconte-t-on que la vie est une jungle ? Pourquoi nous dit-on qu’elle est une guerre de tous contre tous ? Ce sont des choses auxquelles on croit lorsqu’on est jeune. Alors on s’arme jusqu’aux dents, on se bat avec la fureur d’un lion, on dégomme tout ce qui bouge, tout ce qu’on peut, et puis un beau matin on se réveille et on réalise qu’en réalité, la vie n’est rien d’autre qu’un grand désert, un interminable tête-à-tête avec soi-même, et tout ce que l’on a dépensé en énergie pendant des années pour être le plus performant possible paraît dérisoire, juste ridicule.


Les vieux sont des êtres improductifs au coût d’entretien très élevé, je vous l’accorde, chose parfaitement aberrante dans une société marchande qui envisage l’humain avant tout à l’aune de ses diplômes, de son salaire, de son statut social et de sa consommation, mais est-ce une raison pour les pousser gentiment vers la sortie en leur susurrant à l’oreille combien ils sont DIGNES d’alléger nos charges en se supprimant ? Et les autres, alors ? Les handicapés mentaux, les tétraplégiques, les Alzheimer, les fous, les détenus, les sous-tutelle, qu’en faites-vous ? Vous les considérez indignes de vivre, ces gens-là ? Et si oui, que proposez-vous ? De tous les exterminer ? Vous avez posté il y a quelques jours l’affiche du film Amour, de Michael Haneke, mais je me demande si vous avez bien compris le sens de cette œuvre. Ce film n’est pas un plaidoyer pour l’euthanasie, c’est un sublime éloge de notre vulnérabilité. C’est une déclaration d’amour pour ce que nous sommes au plus profond, des êtres fragiles et aimables jusqu’au bout. 


Tu connais cette phrase de Jankélévitch, « Les morts dépendent entièrement de notre fidélité » ? Eh bien c’est cette fidélité qu’Ezra et Maud ont achetée en choisissant de vendre Georges-Mandel pour nous faire garder Les Bulles. C’est leur esprit qu’ils veulent que nous perpétuions en continuant à faire vivre cette maison, mais je te le dis en toute franchise, je ne sais pas si j’ai envie d’accepter cette charge.  


– Mon père s’est suicidé aussi. C’est complètement dingue, mais je vous jure que c’est vrai. Il s’est suicidé en 1997, six mois après que le haut-fourneau où il travaillait a fermé. (…)
– Est-ce que vous lui avez pardonné ? L’homme hésita un certain temps. Puis il finit par me dire : – Non, si je suis honnête, je ne lui ai pas complètement pardonné. J’étais déjà adulte, pourtant. J’avais trente-cinq ans, une femme, un marmot, je comprenais très bien le désarroi et la honte, le sentiment d’inutilité qui avait pu envahir mon père, mais une part de moi restait hermétique à tous ces arguments. Avec les années, j’ai identifié cette part-là comme l’enfant qu’on demeure au fond de soi tout au long de la vie. Cet enfant-là avait la haine, il lui en voulait à mort. Et cette haine, figurez-vous que j’ai fini par la retourner contre moi en me répétant chaque jour pendant trente ans que j’étais un nul, un minable, parce que je n’avais pas réussi à me faire aimer de mon père, suffisamment aimer pour qu’il choisisse la vie, et non la mort. Des parents qui vous tournent le dos, c’est un abandon dont on ne se remet jamais.


Elle voulut tout de même citer Simone de Beauvoir dans La Vieillesse qui, selon elle, posait la seule question à laquelle nous devions répondre : « Que devrait être une société pour que, dans sa vieillesse, un homme demeure un homme ? » 


Ce que la vieillesse fait à un corps humain, seul son spectacle peut le révéler. C’est le tableau d’une entreprise de démolition massive, un anéantissement de tout ce que nous avons été, esprit et corps, corps et esprit, et de tout ce que nous avons patiemment construit au fil des ans. C’est une tour que quelqu’un vient de faire péter à la dynamite et que nous regardons, impuissants, s’affaisser sur elle-même.


Régulièrement, Simon livrait le récit d’un de ces pactes. Parmi les plus célèbres, il y avait eu celui d’Hitler et d’Eva Braun, cette folle qui avait choisi de retourner à Berlin en avril 45 pour rejoindre le Führer dans son bunker, alors qu’elle le savait fait comme un rat. Elle l’avait épousé le 29 avril, puis le lendemain, ils s’étaient tués tous les deux, lui par arme à feu et elle par intoxication, lui offrant la possibilité d’écrire, dans une ultime lettre : « Moi et mon épouse choisissons la mort. » À l’autre bout de l’échelle humaine, Simon avait aussi rapporté sur son compte l’histoire de deux désespérés, Stefan Zweig et son épouse Charlotte Elisabeth Altmann, qui s’étaient donné la mort ensemble le 22 février 1942 à Petrópolis, au Brésil, où ils s’étaient réfugiés pour fuir la montée du nazisme en Europe. Où se situaient Ezra et Maud entre ces deux couples ? Du côté de la lâcheté ou du côté du désespoir ? À mi-chemin entre les deux ? Je m’interrogeais.


– Vous voyez le building, là ? J’essayai à mon tour de me glisser dans mon siège et de suivre son index. – Oui… – Vous croyez que des gens sont là, dans des bureaux, derrière des ordinateurs en train de travailler ? Eh bien, pas du tout. ll n’y a pas une seule personne dans un seul de ces bureaux, ce sont toutes des tours fantômes. Elles n’abritent que des boîtes aux lettres pour domicilier des sociétés offshores qui n’ont pas d’autre raison d’être que de détenir des parts de sociétés étrangères et de permettre à leurs actionnaires d’échapper à la fiscalité de leur pays de résidence. Voilà comment les milliardaires spéculent sur la pierre et transforment les mégalopoles d’Europe en villes-musées – fortiche, non ?


En faisant de moi la locataire à vie des Bulles, j’avais la sensation affreuse qu’Ezra et Maud ne m’offraient pas un héritage, mais qu’ils m’obligeaient à m’inscrire dans leurs pas. Ils me privaient de la liberté de le liquider, d’être quelqu’un d’autre que le prolongement d’eux-mêmes, ce contre quoi toute ma vie j’avais lutté. 


– Pourquoi as-tu rompu avec tes parents ?
L’impudeur de ma question sembla le déstabiliser. Il prit le temps d’y réfléchir pour me répondre au plus juste, puis il dit :
– Parce qu’ils ne m’ont pas protégé. C’est pourtant la seule chose qu’on demande à des parents, non ?
Je laissai cette phrase infuser, sans lui répondre, et il reprit :
– Non, tu n’es pas d’accord ?
– Si. Je pourrais dire exactement la même chose, mais de leur couple. Mes parents ne m’ont pas protégée de leur couple.
– Ça veut dire quoi, cette phrase ?
– Ça veut dire qu’il n’y avait pas de place pour moi dans leur histoire. Tout le monde veut faire des enfants pour défier la mort, mais quand deux personnes se sont trouvées au point de se suffire à elles-mêmes, on devrait leur dire de ne pas se reproduire. Ça ne sert à rien. Et ça complique tout.


La vie, c’est rien, Léo. C’est un battement de cils. L’important, c’est après. C’est à côté de quel nom tu veux que le tien soit gravé dans la pierre, c’est tout. 

 
Quel que soit le lieu où j’avais vécu, je n’avais pas réussi à prendre racine. Mes parents, eux, avaient été arrachés aux leurs, et ils avaient réussi cet exploit, ils s’étaient rempotés aux Bulles. Mais ce qu’on réussit pour soi, comment le transmettre à ses enfants ? Ce qu’on arrache de haute lutte au destin et à l’atavisme – toute la volonté, l’énergie, la rage qu’on met pour ne pas reproduire ce qui fut mais pour inventer quelque chose de neuf –, par quel miracle parvient-on à l’offrir en héritage à ses descendants ? Ce qui se transmet n’est pas ce qu’on fait, mais ce qu’on est au plus profond de soi, c’est-à-dire ce qu’on cache. Et tout ce que mes parents m’avaient caché pour s’en sortir avait pris la forme de ces cartons que je remplissais et déballais régulièrement, comme pour me rappeler de quelle errance nous venions. 


Je voudrais que tu lises ce livre parce que parfois, les mots des autres sont le chemin le plus court pour nous mener vers ceux qu’on aime, mais qu’on est incapable de comprendre.


L’enfance est comme le ressac, toute la vie, elle vous revient, parfois avec douceur en vous caressant l’âme, mais parfois pourvue d’une violence qui vous démolit si vous allez contre. Il faut donc lâcher prise. Accepter d’être malmené pour avoir une petite chance, une fois la tempête passée, de se retrouver sain et sauf sur le rivage. 

 
Voilà ce que le grand âge produit, de l’isolement qui se traduit par une suite infinie de pages blanches dans un agenda…


 

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