mercredi 6 septembre 2023

[Bui, Doan] La Tour

 




 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : La Tour

Auteur : Doan BUI

Parution : 2022 (Grasset)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Les Olympiades. C’est là, autour de la dalle de béton de cet ensemble d’immeubles du Chinatown parisien que s’est installée la famille Truong, des boat people qui ont fui le Vietnam après la chute de Saigon. Victor Truong chérit l’imparfait du subjonctif et les poésies de Vic-to-Lou-Go (Victor Hugo). Alice, sa femme, est fan de Justin Bieber mais déteste Mitterrand, ce maudit «  communiste  » élu président l’année où est née leur fille Anne-Maï, laquelle, après une enfance passée à rêver d’être blonde comme une vraie Française, se retrouve célibataire à 40 ans, au désespoir de ses parents.
Cette tour de Babel de bric et de broc, où bruisse le murmure de mille langues, est une cour des miracles aux personnages hauts en couleurs. Voilà Ileana, la pianiste roumaine, désormais nounou exilée ; Virgile, le sans-papier sénégalais, lecteur de Proust et virtuose des fausses histoires, qui squatte le parking et gagne sa vie comme arnaqueur. On y croise aussi Clément, le sarthois obsédé du Grand Remplacement, persuadé d’être la réincarnation du chien de Michel Houellebecq, son idole. Tous ces destins se croisent, dans une fresque picaresque, faite d’amours, de deuils, de séparations et d’exils.
La Vie mode d’emploi de Perec est paru en 1978, quand les Olympiades sortaient de terre. Comment Perec raconterait-il le Paris d’aujourd’hui  ? Ce premier roman de Doan Bui tente d’y répondre, en se livrant lui aussi à une topographie minutieuse d’un lieu et de ses habitants. L’auteure y décrit la France d’aujourd’hui, de la coupe du Monde 98 aux attentats de 2015 dans un roman choral d’une drôlerie grinçante.

 

 

Un mot sur l'auteur :  

Doan Bui est grand reporter à l’Obs, prix Albert Londres 2013. Son dernier livre, Le silence de mon père, récit autobiographique paru en 2016 a obtenu le prix Amerigo Vespucci et le prix de la Porte Dorée. Elle est également scénariste de deux BD. La Tour est sa première fiction.

 

 

Avis :

La Tour est parmi celles qui se dressent sur la dalle des Olympiades, l’un des quartiers asiatiques de Paris, dans le treizième arrondissement. Mille destins s’y côtoient, dans un caléidoscope dont le raccourci « Chinatown » ne donne qu’un très approximatif aperçu. Y habitent ainsi les Truong, boat people échoués ici après leur fuite du Vietnam à la chute de Saigon ; Ileana, pianiste devenue nounou de petits Parisiens dans l’espoir d’offrir un avenir à sa fille restée en Roumanie ; Virgile, sans-papier sénégalais qui squatte les parkings du sous-sol et vit d’arnaques « à la nigériane » sur internet… Et, parmi les Français de souche, Clément, ex-provincial obsédé par le Grand Remplacement, et aussi Michel Houellebecq, qu’il idolâtre au point d’en jalouser le chien…

La plus grande malice préside au récit, et c’est avec jubilation que l’on se délecte de cette série de portraits hauts en couleurs qui dresse un tableau plein d’ironiques vérités sur le Paris d’aujourd’hui. Rédigé avec une précision dont on ne sait si elle est totalement documentaire ou si elle le simule dans une forme de bluffante auto-dérision, le texte s’avère aussi divertissant qu’édifiant dans l’acuité de ses observations et la pertinence de ses commentaires. L’on se trouve vite convaincu de la parfaite représentativité de cette brochette de modestes personnages plus ou moins imaginaires, où viennent complaisamment se mêler les silhouettes décalées, bien connues du quartier, du célèbre écrivain et de son chien corgi.

Les trajectoires de vie qui s’échouent dans ce quartier comme autant de naufrages sur une île, dessinent une humanité bigarrée qui n’a pour point commun que ses innombrables et inguérissables meurtrissures. Et, pendant que Clément et ses semblables « historiquement » français se sentent dépassés par ce qu’ils envisagent, avec une certaine panique, comme une vague venue les submerger, tous les déracinés rassemblés ici tentent, modestement et douloureusement, de s’acclimater à une existence dont ce froid et rigide environnement de béton souligne très symboliquement l’aspect désespérément hors-sol.

Des trois histoires d’exil, de deuil et de séparations que l’auteur évoque avec une lucidité implacable assortie d’autant d’humour que d’humanité, le lecteur ressort plein d’une tendresse émue pour leurs personnages plus vivants que nature, dont l’ordinaire et modeste anonymat cache de si tragiques parcours et tant d’absurdes et injustes drames. Plus jamais l’on n’envisagera du même œil ce quartier de Paris, que l’on quitte, à l’issue de cette lecture, le coeur empli d’un irrésistible mélange de tristesse et de rire. Un premier roman époustouflant et un grand coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Clément avait grandi dans un territoire où partout l’histoire de France avait laissé des traces. Chinatown et son paysage urbain indifférencié en était l’exact contraire. Les Tours incarnaient à ses yeux la folie des hommes qui ne juraient que par l’Argent (il s’agissait à chaque fois de caser le maximum d’individus en une surface limitée pour des raisons de rentabilité). Jadis, l’homme construisait en hauteur, soit pour honorer Dieu, soit pour se protéger en cas de guerre. De façon ironique, à partir du xxe siècle, la tour perdrait de son usage défensif, devenant à l’aube du xxie siècle la cible parfaite : personne n’oublierait jamais la silhouette des Twin Towers s’effondrant en direct à la télévision.
 

Des boutiques et des restaurants : voilà à quoi se résumait la ville moderne. À Chinatown, on ne trouvait que cela. Manger, acheter, manger, acheter. La ligne 14 racontait cette déchéance. À Châtelet, au centre de Paris, battait encore le cœur de l’histoire. La Sainte Chapelle, la tour Saint-Jacques, l’église Saint-Eustache. À Bercy, on célébrait l’argent et le divertissement. À Grande-Bibliothèque, les bâtiments étaient censés représenter des livres, mais ils ne s’inscrivaient dans aucun passé. Venait enfin le terminus : Olympiades. Le dernier cercle de l’enfer. Le chaos. Le bruit. Les klaxons.
 

Chopin et les romantiques avaient consacré l’ère du moi. Après eux, il n’y eut plus ni réserve, ni pudeur. Dans la littérature ou dans la musique, chacun s’exposait sans retenue aucune, en prétendant que c’était de l’art. Moi, moi, moi. Blogs, réseaux sociaux, télévision… Dévoiler son intimité était désormais un sport national. La France était devenue un pays de pleureuses. Et ça chouinait sur le patriarcat. Et ça chouinait sur la colonisation. Et ça chouinait sur l’islamophobie, l’homophobie, la grossophobie, la nimportequoiphobie. Je pleure donc je suis. Pour exister, il fallait être une victime. Il fallait pleurer plus fort que l’autre, exhiber un trauma.
 

Il n’y a plus que 150 000 girafes dans le monde, contre 5 millions d’exemplaires de Sophie en plastique. La girafe est une espèce menacée. Mais bien après leur extinction, leurs avatars en plastique continueront à coloniser terres et océans : le progrès.
 

Pourtant, les escaliers de la Tour, au sol en béton peint et à l’odeur parfois suspecte, ne sont pas très accueillants. Ils sont cachés derrière deux portes coupe-feu. Dans les immeubles haussmanniens bourgeois, quand on ouvre la porte cochère, c’est au contraire l’escalier qu’on voit en premier, en chêne, il sent bon la cire d’abeille, recouvert dans les étages nobles d’un tapis moelleux s’élimant à mesure que l’escalier grimpe vers les hauteurs. Dans ces immeubles, l’escalier est un lieu de sociabilité où l’on échange les potins de l’immeuble, il mélange les habitants quels que soient leurs revenus et leur classe sociale, quoiqu’il ait existé jadis deux escaliers dans ce genre d’immeuble, un escalier visible, celui des maîtres, et l’autre, invisible, « de service », escamoté derrière des portes dérobées, pour que domestiques et maîtres ne se mélangent pas, mais où, pourtant, à la faveur des désirs sexuels, le mélange se faisait parfois quand Monsieur montait posséder le corps de la bonne, tandis que cette dernière descendait la journée laver l’intérieur de ses maîtres. Dans les immeubles modernes, les escaliers sont des non-lieux.
 
 
L’imparfait du subjonctif ne servait à rien, ou pas grand-chose, et c’est son inutilité même qui subjuguait Victor Truong.
L’inutilité était la définition même de l’élégance. Le français était une langue de riches qui pouvait se permettre l’inutilité. La langue des pauvres était abrupte, elle n’avait pas le temps de se perdre en détours, elle allait à l’essentiel, manger, dormir, marcher, des verbes d’action secs et efficaces.
Non que le vietnamien ne fût subtil, le vietnamien des grandes épopées et des poèmes était si beau. Mais chaque langue dessinait son propre paysage mental. Le vietnamien était à l’image de ses ciels : vaporeux. Le vietnamien était une langue pour les fantômes, les silhouettes imprécises se dessinant dans les crépuscules et les aurores brouillées. Une langue de musique où il existait mille expressions pour exprimer le bruit de la pluie, le tambour crépitant et dru de la mousson, le clapotis discret d’une ondée matinale sur la tôle d’un toit, le chuintement caressant de la bruine lorsque la nuit tombe sur un chemin de terre rouge dans les rizières, que la chaleur monte du sol et semble se densifier en un nuage lourd d’humidité. Le français était une langue cartésienne et précise. Tranchante. Une langue d’intellectuels, de théories savantes, de métaphores précises.
On ne croyait pas aux fantômes en France. Alors qu’au Vietnam, ils habitaient avec les vivants. Les esprits étaient partout : dans les branches tortueuses du banyan, dans le feu du foyer, les photos des morts, le bol de riz et les offrandes qu’on laissait tout en haut, avec l’encens, sur l’autel des ancêtres. Les vivants et les morts vivaient ensemble et c’est peut-être pour cela qu’il n’y avait pas besoin de temps en vietnamien. Pas de passé, pas de futur, des verbes figés dans un éternel présent.
Victor Truong avait été fasciné de découvrir la complexité de la conjugaison française. En français, on dénombrait tant de passés ! Le passé simple (qui ne l’était pas), l’imparfait (si mal nommé), le plus-que-parfait (tellement), le passé composé (un peu présent, un peu passé), le passé antérieur (métaphysique). Et Victor Truong trouvait cette obsession magnifique, le français était la seule langue capable de raconter des histoires qui allaient d’un point A vers un point B. Le vietnamien, intemporel, n’était pas romanesque. Le vietnamien était fait pour la poésie. Une langue circulaire. En vieillissant, pourtant, il avait réalisé la beauté d’une langue sans temps. Il eût finalement tant aimé ne pas utiliser le passé.   
Avant, je vivais au Vietnam.
Maintenant, je vis en France.   
C’est terrible, le passé.
Il aurait dû vieillir dans son pays, honorer ses ancêtres, enfanter puis mourir là où étaient leurs racines depuis des siècles. Le temps aurait coulé, sans ruptures ni exil. Le français, peut-être, mieux que le vietnamien, intégrait la folie du monde, fait de guerres et de violence. Le français fonctionnait en ruptures et en bascules. Le français était intrinsèquement révolutionnaire.
Cette folie touchait au sublime quand il s’agissait d’accorder. Les Français semblaient tellement obsédés par l’idée de sujet qu’il dictait sa loi à toute la phrase. Tel un roi soleil, le sujet attirait tout à lui, qu’il fût masculin ou féminin, singulier ou pluriel.
Plus déroutant encore, la « concordance » des temps. Les Français avaient eu l’absurde et délicieuse idée de changer les temps lorsqu’on collait des phrases ensemble.
Il n’y avait pas de « que », de « qui », en vietnamien, tandis que le français avait besoin de complexifier, rajouter des vis, des boulons, des conjonctions. Comme la tour Eiffel, la langue française lui semblait une construction splendide et bizarre. Un jeu de Meccano qui échappait à la pesanteur, un miracle aérien s’élançant vers les airs. Il n’y avait ni sujet ni objet dans la grammaire vietnamienne. Peut-être parce que le sujet et l’objet ne faisaient qu’un. Pas besoin de conjugaison en vietnamien. Première personne ou troisième personne du singulier, aucune différence. Pas de « il », de « nous ». Pas de « je ». Le verbe, dans sa simplicité, son immédiateté, suffisait.
 
 
Quand Victor rêvait de la France, là-bas, au Vietnam, il pensait à celle décrite dans les livres, les restaurants des Grands Boulevards, le Bonheur des Dames, le ventre des Halles de Zola, la belle et grasse campagne normande de Maupassant ou Flaubert, avec ses ruisseaux chantants et ses vergers, les aubépines de Combray chez Proust. Cette France-là n’avait rien à voir avec celle de la dalle des Olympiades. Il se souvenait de son arrivée. À l’époque, les Tours étaient toutes neuves. Dans ces années-là, on en avait construit un paquet pour optimiser le taux de remplissage d’immigrés au mètre carré. La France avait besoin de main-d’œuvre et il fallait la loger. Ces travailleurs étrangers, transplantés de leur campagne en Algérie ou au Maroc pour se casser le dos dans les usines françaises, avaient été séduits par cette modernité bon marché, la salle de bain, le robinet d’eau courante, le carrelage et le lino neuf. Victor Truong l’avait tout de suite détestée : le formica des meubles, les revêtements en plastique, les murs en placoplâtre qui sonnaient creux. La nostalgie l’étreignait, insoutenable, dès qu’il se remémorait la vaste maison de Hanoi, avec sa cour carrée, les lits et divans en bois de santal sombre, l’odeur pénétrante des jasmins et des bougainvilliers.


En France, vieillir c’était déchoir, contrairement au Vietnam où les aînés avaient le privilège d’être choyés et entourés de leur progéniture, toutes les générations vivant sous le même toit. En France, les vieux allaient mourir dans ce qui ressemblait à des prisons – lino au sol, ascenseurs avec code, cantines où l’on servait du pain tout mou avec de la confiture et du fromage sous plastique. Pendant l’épidémie, les Truong, horrifiés, avaient vu à la télévision les maisons de retraite mises sous cloche, les vieux interdits de visite pour éviter les contaminations. Tandis qu’Alice, en permanence sur Internet, suivait la situation au Vietnam, redevenant même patriote malgré sa haine des communistes, car le pays n’avait eu à déplorer quasiment aucun mort pendant la pandémie, contrairement aux pays occidentaux.


Mourir en maison de retraite. La perspective les terrifiait. Quand Victor Truong avait été hospitalisé pendant un mois pour une méchante pneumonie, il avait remarqué que les infirmières ne lui disaient pas « Avez-vous bien dormi, monsieur Truong ? », mais « Il a bien dormi, le monsieur ? », comme si elles s’adressaient à un enfant. Cela corroborait sa théorie : utiliser le « je », c’était entrer dans l’âge adulte.
Il aimait le « je » français. Dire « je », c’était s’affirmer comme individu. Jeune, il avait toujours voulu étudier à l’étranger, se délester du poids de la tradition, son père, son grand-père, tous ces anciens qui le toisaient, statues impénétrables et impavides dont les effigies en noir et blanc trônaient sur l’autel des ancêtres. À quoi bon ? Il vivait aujourd’hui dans un pays dont l’individualisme forcené le terrifiait. Des « je » qui se juxtaposaient s’ignoraient, des solitudes qui s’empilaient ou s’affrontaient. Plus il se rapprochait de la mort, plus il comprenait la sagesse ancestrale de sa langue maternelle qui avait nié le « je ». Les Vietnamiens savaient qu’il ne servait à rien de s’émanciper, le vieillard redevient l’enfant à qui l’on parle à la troisième personne, et le « je » semble vain, soudain. 


Comme celle de Victor, les familles de Lam le taché et de Cau le maigre avaient abandonné une première fois leur foyer en 1954. Après les accords de Genève, un million de nordistes avaient fui le Viêt-minh. Ils avaient été relogés tant bien que mal à Saigon, ils s’étaient entassés dans des gymnases et des écoles reconverties en dortoirs. Ils étaient des immigrés de l’intérieur, immigrés dans leur pays, ces « nordistes 54 », reconnaissables à des kilomètres à la ronde avec leur accent guttural : leur vietnamien n’avait rien à voir avec celui des sudistes. Les gens du Nord détestaient l’accent du Sud et les gens du Sud n’en pensaient pas moins de cette diaspora d’intellectuels : mais pour qui se prenaient-ils ? Les sudistes et les nordistes ne se mélangeaient pas, les premiers envoyaient leurs enfants au lycée Jean-Jacques-Rousseau, les derniers à Chu Van An, le lycée de Hanoi bien connu, qui avait déménagé à Saigon.


On ne sait jamais, au moment où elle se déroule, qu’on vit l’Histoire. Peut-être parce que c’est toujours les Événements qui prennent le dessus, que l’Histoire avec son grand H écrase toujours les histoires individuelles. C’est si fragile, une vie.


— Rentrez en Chine, arrêtez de nous piquer nos emplois !
Cela faisait une dizaine d’années qu’il avait commencé à entendre ce genre de phrases. Ce bruit de fond lui avait révélé la vérité : ici, ils ne seraient jamais que tolérés. Et encore. La France, cette grande France si fière, était nouée de peur. Tout le monde avait peur. De perdre son emploi. De perdre sa vie dans un attentat ou à cause d’une épidémie inconnue. Pour donner un visage à ces peurs, on montrait du doigt les étrangers. Cela faisait longtemps que les Truong vivaient dans la peur des agressions du quotidien. Dans la communauté asiatique on ne parlait que de ça : ces gangs qui ciblaient les Chinois, s’habillaient en faux policier, les suivaient en voiture, les cambriolaient et parfois, les tabassaient. Vitry, Ivry, Aubervilliers : les actes de violence s’accumulaient. Les agresseurs pensaient que « les Chinois avaient de l’argent ». Comme les Juifs. Mais les Juifs pouvaient fuir en Israël, il avait vu un reportage à la télé. Lui et sa femme, où iraient-ils ? Quand l’épidémie gagna la France en 2020, avec ce virus que beaucoup appelaient le coronavirus chinois, l’angoisse de la communauté s’accrut. Plusieurs restaurants avaient été dégradés, tags, vitrines cassées. Victor s’était fait alpaguer au Franprix. Un type avec son masque avait voulu l’empêcher de rentrer dans le magasin. « Casse-toi sale Chinois avec ton virus.
— Je ne suis pas chinois, je suis vietnamien », avait-il bafouillé, piteusement. Il ne dit rien à Alice. Il ne voulait pas l’inquiéter. Mais il imaginait qu’un fou, un jour, débarquerait ici, submergé par la haine envers les Asiatiques. Ses cousins américains avaient tous acheté des flingues pour se protéger. Là-bas, ça ne s’était jamais arrêté, cette haine. Dans les années 80, le péril jaune était incarné par les « Japs » : Vincent Chin, un Sino-Américain, avait été tabassé à mort par des employés de l’industrie automobile vociférant contre ces « Japs » qui leur avaient piqué leurs emplois. Désormais, tous les bridés étaient englobés dans une seule entité : les Chinois. Avec le Covid et ses millions de morts, c’était un miracle qu’un forcené n’eût pas déjà posé une bombe dans Chinatown.


Un jour, Anne-Maï avait réalisé, intriguée, que quasiment toutes les femmes de pouvoir étaient blondes. Angela Merkel, Hillary Clinton, les patronnes de la Silicon Valley ou du CAC 40, la chef du FMI… Les vraies blondes ne représentaient pourtant que 2 % de la population mondiale. La blondeur était en effet due à la mutation d’un gène dénommé MC1R, advenue il y a onze mille ans. L’homo sapiens chassait les femelles blondes en priorité car elles étaient rares, donc recherchées. Le phénomène était biologique. Les vraies blondes étaient une espèce en voie d’extinction : la dernière blonde naîtrait en Finlande, vers 2300. En attendant, le blond n’avait jamais été aussi copié. Une femme sur trois se teignait les cheveux en blond.


Dans les quartiers riches, les femmes, qu’importe leur âge, étaient souvent blondes et minces, corsetées dans des jeans et haillons de marque, les dents bien rangées. Dans les quartiers les plus pauvres, le cheveu était frisé, crépu, noir, raide, châtain, avec ou sans extension. On se tenait moins droit, avec les dents de travers et, passé un certain âge, on en manquait, les implants n’étaient pas remboursés par la Sécu. Les femmes pauvres étaient les premières à tomber sous les coups de l’âge, de la vie qui ronge les chairs, ternit les peaux, les regards et les lèvres. Pour les femmes de couleur, la quête de la beauté était d’autant plus absurde qu’elles n’avaient qu’une obsession : ressembler à des Blanches et avoir leurs cheveux. Les Noires se napalmaient la tête pour arborer des chevelures lisses, les Maghrébines tiraient sur leurs boucles pour arborer des brushings impeccables, les Asiatiques s’infligeaient des permanentes et se débridaient les yeux. Toutes s’enferraient dans cette détestation d’elles-mêmes qui les conduisait, en plus de vouloir ressembler à des femmes blanches, à ne vouloir plaire qu’à des hommes blancs, quitte à n’être pour eux que des objets exotiques de consommation.


Depuis que le monde était monde, les dominants se serraient les coudes pour préserver leur caste, tandis que les dominés se piétinaient, espérant attraper quelques miettes de la lumière des heureux du monde. L’Indochine fonctionnait exactement comme cela au temps de la colonisation. Les indigènes restaient à leur place, loin des métropolitains. Pour asseoir leur fortune, ses grands-parents avaient accepté de collaborer avec les Français. Ils avaient appris à leurs enfants la langue de leurs maîtres : le français. Ils avaient donné à leurs enfants des prénoms français, les avaient mis dans des écoles françaises où l’on chantait La Marseillaise et où on les punissait s’ils parlaient vietnamien avec leurs camarades. Mais leurs pathétiques efforts ne parvenaient jamais à effacer la réalité : ils restaient des indigènes.


On aimait l’ordre, en Europe de l’Est. En Hongrie, par exemple, Viktor Orbán avait décidé de construire des murs pour empêcher les migrants d’envahir l’Europe. Il y avait toujours eu des murs, à l’Est. Avant, ils interdisaient l’accès à l’Ouest. Aujourd’hui, ces murs étaient tombés. Devenus les gardiens de l’Europe, les anciennes républiques soviétiques avaient fini par en élever d’autres. Leurs habitants continuaient de partir vers l’Occident, légalement. En se félicitant de ses murs qui empêchaient d’autres migrants de les suivre.


Quand on partait, qu’on devenait migrans, il fallait faire croire à tous ceux restés au pays qu’on avait rejoint le paradis. C’est tout un art de mettre en scène son exil. Sur Facebook, Ileana postait des photos d’elle sur les Champs-Élysées, près de la tour Eiffel, devant les Galeries Lafayette ou devant les magasins de pianos de la rue de Rome. Paris ! La Ville Lumière ! Mais aucun cliché de son quartier, si peu conforme à son idée du Paris éternel. 


Ileana se souvenait très bien de cette usine de confection textile, près de Ciorteşti, qui jadis employait des ouvrières roumaines. Toutes les filles étaient parties travailler en Italie, torcher des vieux dont les enfants n’avaient plus le temps de s’occuper. Elles laissaient leurs propres gamins derrière elles, en Roumanie. Loi cruelle : pour les pauvres, prendre soin de sa progéniture, ça voulait dire l’abandonner. Endurer des présents séparés pour offrir un futur convenable en attendant un temps où tous seraient réunis. Pour remplacer les ouvrières roumaines, l’usine avait fait venir cent vingt Chinoises. Les malheureuses ne parlaient pas roumain et ne sortaient qu’en groupe, accompagnées de leurs contremaîtres pour des balades au pas de charge dans le bourg. Elles habitaient dans l’usine. Y mangeaient aussi. Une cuisinière chinoise faisait partie du convoi qui leur permettait de retrouver des mets familiers. Les patrons y gagnaient. Zéro absentéisme, une productivité record : les femmes travaillaient nuit et jour, certaines s’assoupissant brièvement à leur poste pour pouvoir accumuler plus d’heures et d’argent. Agglutinées les unes aux autres, elles formaient une masse informe et triste. Les gamins les attendaient quand elles sortaient de l’usine pour leur promenade hebdomadaire. Ils rigolaient, les moquaient, les pourchassaient, leur jetaient des pierres. Ileana se souvenait de leurs visages pâles, encadrés de cheveux noirs et raides, de leurs regards emplis d’une mélancolie sourde. Elles pensaient certainement à leurs enfants qui grandissaient sans savoir où leurs mères vivaient. Ileana savait qu’elle aussi devrait faire de même.


Peut-être eût-il été plus facile de vivre dans le Vietnam ancestral de ses parents. À 18 ans, après un mariage arrangé, elle aurait tout de suite eu des enfants, elle aurait subi, accepté, mais au moins, elle n’aurait rien eu à choisir. Avec la liberté venait le doute. On marchait, on hésitait à la croisée des chemins, plantée devant des carrefours, où la petite voix off susurrait : à droite, à gauche, fais ton choix, et ne te trompe surtout pas, tu n’auras pas de vie supplémentaire. La voix n’était pas aussi rassurante que celle, ferme et synthétique, du GPS qui assénait « Faites demi-tour immédiatement ». Elle était filandreuse, insaisissable, noyée de milliers d’échos, qui ouvraient d’autres portes, d’autres possibilités, d’autres chausse-trappes.
Au début, on se rassurait, on se disait qu’on pouvait retourner sur ses pas, remettre les compteurs à zéro, mais plus on vieillissait, plus le choix se restreignait. Restait cette angoisse d’avoir pris la mauvaise décision et de se retrouver acculé à vivre sa vie avec l’amère conscience de la gâcher. La vie moderne avait inventé la culpabilité de l’échec. On était désormais responsable de ses défaites, de ses maladies, de ses handicaps. Il fallait « aller de l’avant ». L’existence était devenue une course d’obstacles, de performance, une suite interminable de statistiques ponctuée par les notifications du téléphone qui, tous les jours, lui rappelaient qu’elle n’avait pas fait ses 7 Minutes de gym quotidiennes ou qu’elle avait ingéré trop de calories, risquant un cancer ou un AVC prématuré.


L’oncle Blaise avait combattu dans l’armée française. Virgile se souvenait bien de cette vieille photo en noir et blanc où il posait en uniforme de tirailleur, lorsqu’il avait été envoyé là-bas, dans la lointaine Indochine, pour défendre l’Empire français. Dans les rangs de l’armée française, on venait de toute la planète, goumis marocains ou algériens, tirailleurs sénégalais, régiments de Pondichéry, et même des grands blonds de la Légion étrangère, des Allemands. La Légion était dans ce temps-là un repaire à recycler les nazis. Dans cette guerre, personne ne semblait à sa place. Les Français, pourtant les plus concernés par l’affaire, étaient minoritaires dans les troupes. Les Allemands voulaient se faire oublier par les armes. Quant aux Marocains, aux Sénégalais, aux Algériens… Eux, ils n’avaient rien réclamé à personne, ils se demandaient donc parfois ce qu’ils foutaient là, à combattre ces Viêt-minh qui finalement désiraient la même chose qu’eux : l’indépendance.


À l’époque, en cet hiver 44, ça s’agitait dans les rangs, les soldats tirailleurs réclamaient le paiement de leurs soldes, l’armée renâclait. On voulait les renvoyer chez eux. Le général de Gaulle avait décidé qu’il était urgent de « blanchir » les troupes. Des Noirs ne pouvaient décemment pas libérer Paris. On demanda aux tirailleurs de rendre leurs uniformes. Ils en furent ulcérés. On les rassembla à Morlaix. Rentrez chez vous ! À Morlaix, beaucoup refusèrent de monter à bord, la rumeur disait que les bateaux n’arriveraient jamais à destination. Antoine, lui, fit confiance aux officiels. Après tout, il avait combattu pour la Libération avec les FFI.
Ils arrivèrent enfin au Sénégal. Direction le camp de Thiaroye. Ils n’avaient toujours pas été payés. Alors ils manifestèrent. Au petit matin du 1er décembre, l’armée française fit venir des automitrailleuses. Feu ! Antoine, le grand-père de Virgile, échappa au massacre. Les archives furent falsifiées pour jeter un voile pudique sur les événements de décembre 1944. On invoqua une « mutinerie ». Les corps furent jetés dans des fosses communes creusées à la va-vite dans le camp, qui, une fois détruit, deviendrait une décharge. Certains des hommes venaient du Bénin, de Côte d’ivoire… Peu importe : ils étaient les « tirailleurs sénégalais », les « Africains ». Des moins qu’humains. Les faire disparaître fut un jeu d’enfant.
Combien furent-ils à mourir ce jour-là ? 20 comme le dirent les officiels, 77, ou plus vraisemblablement près de 400 ? On ne le saurait jamais. Leur mort avait pesé aussi peu que leur vie. Sur leur dossier militaire s’étalerait en gros l’inscription : « n’a pas le droit à la mention mort pour la France ». Antoine, le grand-père de Virgile, fut blessé à la jambe. Il boita le restant de sa vie. Il fut arrêté après le massacre de Thiaroye. Lors de son procès, il fut condamné, comme « mutin », à un an de prison pour avoir été l’un des meneurs de la rébellion. Après avoir purgé sa peine, il revint au village. Il ne se plaignit jamais de cette France qui l’avait pourtant trahi. Quand l’oncle Blaise, son fils, partit combattre en Indochine, il ne protesta pas. Il admirait toujours le général de Gaulle. En France, Virgile s’était plongé dans des travaux d’historiens sur Thiaroye et, découvrant ce qui s’était passé ce jour-là, l’attitude de son grand-père lui avait paru incompréhensible. À son retour au Sénégal, il se rendit au mémorial célébrant les martyrs de Thiaroye, un monument laid et soviétique. Le sol était jonché de coquillages. Les tombes des tirailleurs se succédaient sans noms. Qu’en penseraient-ils, ces tirailleurs, massacrés par la France, de voir leurs petits-enfants se précipiter en mer dans des pirogues défoncées pour rejoindre le pays des maîtres ? Pour eux, pas de tombes non plus.


Le jeu des chaises musicales était l’allégorie parfaite du monde capitaliste. Il n’y avait jamais assez de chaises pour tout le monde. La vie se résumait à cette ronde absurde où il fallait se battre pour arracher des ressources trop rares. Il n’y avait pas assez d’argent, de jobs, d’amis, de temps, d’amour, de sexe. La ronde continuait, mais à un moment, il fallait s’y résoudre : vous vous retrouviez sans chaise, sans argent, sans famille, sans amour. Les plus forts avaient le droit aux prolongations. Même irréfragable logique au manège, où il s’agissait d’attraper la queue du Mickey pour gagner un tour gratuit. Pour rester dans la course, il fallait faire preuve de férocité. Et peu à peu le cercle des compétiteurs se réduisait jusqu’à ce que le vainqueur se retrouvât seul devant les chaises vides.
Pourtant, Anne-Maï avait toujours aimé jouer.
« On dirait qu’on était un cosmonaute. » On dirait qu’on était un chat. On dirait que tu étais un chou-fleur qui marche. En vieillissant, la formule magique « on dirait que » ne marchait plus. On était. Un cadre, un ouvrier, un contrôleur de gestion, un professeur.
On dirait que tu n’as pas été licenciée et que tu as gagné au Loto.
Jouer permettait de gagner d’autres vies.


 

2 commentaires:

  1. J'ai prévu de le lire pour novembre, dans le cadre d'une thématique sur la ville et l'urbanisme ..

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  2. Alors bonne lecture Ingannmic. Je lirai ton retour avec intérêt.

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