J'ai beaucoup aimé
Titre : Casablanca Circus
Auteur : Yasmine CHAMI
Parution : 2023 (Actes Sud)
Pages : 208
Présentation de l'éditeur :
Le destin du plus ancien bidonville de Casablanca alors que les autorités
au pouvoir veulent déplacer, recaser disent-ils, ses habitants à des
kilomètres du centre-ville. L’avenir d’un couple amoureux, celui d’un
jeune architecte et de sa femme historienne alors que les enjeux
politiques de cette affaire viennent les opposer profondément, détruire
leurs convictions face à la pieuvre de l’urbanisme, la violence de la
mondialisation, l’attrait du carriérisme. Et plus encore la
représentation du masculin initiée par la famille dans les pays du sud.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Née en 1966 à Casablanca, Yasmine Chami poursuit ses études supérieures au Lycée Louis le Grand à Paris, avant d'intégrer l'Ecole Normale Supérieure Ulm en philosophie. Elle est également agrégée de sciences sociales. Elle se tourne alors vers l'anthropologie et travaille sur les lignées de femmes migrantes, remontant les généalogies et les histoires de la France vers le Maroc, dans une tentative d'élucidation des conséquences de la migration sur les représentations de la maternité et de la filiation. Elle publie son premier roman Cérémonie en 1999 chez Actes Sud. À la naissance de ses fils en 2001 à New York, elle décide de retourner vivre au Maroc où elle dirige la Villa des Arts de Casablanca avant de fonder et diriger pendant 10 ans une entreprise de production audio visuelle qui propose à travers des émissions sociales diffusées par la télévision marocaine une compréhension des enjeux des évolutions de la société marocaine liées à l'urbanisation. Elle y aborde entre autres les questions liées au patriarcat, l'éducation, la place des femmes, l'argent, la sexualité et la transmission religieuse, questionnant toujours le rapport entre normes et réalités. Depuis 2011, elle se consacre à l'enseignement. Casablanca Circus est son cinquième roman.
Avis :
Après des années d’études à Paris, un jeune couple de retour au Maroc s’y retrouve confronté à un décalage inattendu. De leurs rêves et idéaux à la réalité vécue, leurs illusions ne tardent pas à s’effriter face aux antagonismes sociaux et culturels qui s’ouvrent entre eux et leur famille, viennent infléchir leur carrière, et, bientôt, s’immiscent jusque dans leur intimité au travers du rapport entre masculin et féminin.
Tous deux originaires de Casablanca, May et Chérif se sont tout de suite sentis sur la même longueur d’onde, lorsque, étudiants, ils se sont rencontrés à Paris. Rapprochés par leurs appartenances communes, leurs frustrations et aspirations de gens du Sud du monde découvrant l’Occident, ils n’ont alors pas réalisé tout ce qui, dans leur ville natale, viendrait les séparer. Elle a toujours vécu dans les beaux quartiers et leur luxe tapageur. Lui est issu d’un milieu modeste et, dans son désir d’acceptation par sa belle-famille autant que par la bonne société de Casablanca, se retrouve très vite obsédé par une obligation de réussite professionnelle. Tandis que pour le faire briller, son métier d’architecte l’amène à toujours plus de compromissions politiques, entre népotisme et conflits d’intérêts, elle, de son côté, se voit de plus en plus réduite au rôle de faire-valoir, ses travaux d’historienne désormais tout à fait secondaires, surtout depuis la naissance de leur fille.
Au travers de ce couple malgré lui sur la ligne de friction de multiples frontières et contradictions, se révèle une ville de tous les contrastes, véritable coeur du roman. De ses quartiers prestigieux aux luxueuses demeures jusqu’à son misérable bidonville que les plans d’urbanisme prévoient de reléguer loin du centre et du bord de mer, de sa classe de nantis prêts à bien des arrangements jusqu’à son humanité la plus précaire, mais aussi la plus fraternelle, c’est un brassement de puissants courants de convection qui semble animer la tectonique sociale et territoriale de cette ville protéiforme défiant les cases et les définitions pré-établies.
Enchâssant dans cette ample fermentation la gestation d’une vie nouvelle à travers les cahiers où, durant sa grossesse, May s’adresse à sa future fille et lui promet le monde meilleur, plus juste et égalitaire, pour lequel elle entend mener bataille, le récit mène une réflexion rigoureuse, lucide et engagée, sur les constructions du masculin et du féminin au Maroc, questionnant l’équilibre des pouvoirs en place. Toute en subtilité et empathie, adjoignant à son histoire de touchants personnages secondaires illustratifs d’autant de situations réelles – comme la non-reconnaissance par l’état civil des enfants nés hors mariage, qui, privés de papiers et d’identité, n’ont droit à aucune existence dans la société –, la narration est aussi un vibrant hommage à ceux qui font bouger les lignes vers plus de justice sociale et pour les droits liés au genre, en même temps qu’un chant d’amour pour cette ville et ce pays sur lesquels l’auteur porte un véritable regard d’anthropologue.
Une grande acuité d’analyse préside à cet ouvrage dont, peut-être plus que les qualités romanesques, l’on retiendra surtout la portée sociologique et l’engagement féministe. Il en résulte une lecture réellement éclairante sur les ressorts de la société marocaine et sur ce qui y construit les relations entre les hommes et les femmes. (4/5)
Tous deux originaires de Casablanca, May et Chérif se sont tout de suite sentis sur la même longueur d’onde, lorsque, étudiants, ils se sont rencontrés à Paris. Rapprochés par leurs appartenances communes, leurs frustrations et aspirations de gens du Sud du monde découvrant l’Occident, ils n’ont alors pas réalisé tout ce qui, dans leur ville natale, viendrait les séparer. Elle a toujours vécu dans les beaux quartiers et leur luxe tapageur. Lui est issu d’un milieu modeste et, dans son désir d’acceptation par sa belle-famille autant que par la bonne société de Casablanca, se retrouve très vite obsédé par une obligation de réussite professionnelle. Tandis que pour le faire briller, son métier d’architecte l’amène à toujours plus de compromissions politiques, entre népotisme et conflits d’intérêts, elle, de son côté, se voit de plus en plus réduite au rôle de faire-valoir, ses travaux d’historienne désormais tout à fait secondaires, surtout depuis la naissance de leur fille.
Au travers de ce couple malgré lui sur la ligne de friction de multiples frontières et contradictions, se révèle une ville de tous les contrastes, véritable coeur du roman. De ses quartiers prestigieux aux luxueuses demeures jusqu’à son misérable bidonville que les plans d’urbanisme prévoient de reléguer loin du centre et du bord de mer, de sa classe de nantis prêts à bien des arrangements jusqu’à son humanité la plus précaire, mais aussi la plus fraternelle, c’est un brassement de puissants courants de convection qui semble animer la tectonique sociale et territoriale de cette ville protéiforme défiant les cases et les définitions pré-établies.
Enchâssant dans cette ample fermentation la gestation d’une vie nouvelle à travers les cahiers où, durant sa grossesse, May s’adresse à sa future fille et lui promet le monde meilleur, plus juste et égalitaire, pour lequel elle entend mener bataille, le récit mène une réflexion rigoureuse, lucide et engagée, sur les constructions du masculin et du féminin au Maroc, questionnant l’équilibre des pouvoirs en place. Toute en subtilité et empathie, adjoignant à son histoire de touchants personnages secondaires illustratifs d’autant de situations réelles – comme la non-reconnaissance par l’état civil des enfants nés hors mariage, qui, privés de papiers et d’identité, n’ont droit à aucune existence dans la société –, la narration est aussi un vibrant hommage à ceux qui font bouger les lignes vers plus de justice sociale et pour les droits liés au genre, en même temps qu’un chant d’amour pour cette ville et ce pays sur lesquels l’auteur porte un véritable regard d’anthropologue.
Une grande acuité d’analyse préside à cet ouvrage dont, peut-être plus que les qualités romanesques, l’on retiendra surtout la portée sociologique et l’engagement féministe. Il en résulte une lecture réellement éclairante sur les ressorts de la société marocaine et sur ce qui y construit les relations entre les hommes et les femmes. (4/5)
Citations :
“C’est Dieu qui décide, confirme-t-elle en me guidant vers la sortie avec tendresse. Il peut tout”.
Chérif le soir a haussé les épaules, “Dieu si elle veut, mais plutôt les politiques publiques en faveur de la jeunesse, la réhabilitation des quartiers, la remise à niveau de l’école, la réouverture des maisons de jeunes fermées dès les années 1980, le théâtre, la musique, le sport, c’est ce qui sauve de la drogue, ce qui construit la jeunesse populaire. Ce pays est plein de jeunes, mais vit en l’ignorant !”
“Ce n’est pas si simple, a plaidé mon père après le dîner, et ma mère a hoché la tête en signe d’acquiescement, la réalité est complexe.”
Je n’ai rien dit parce que je sais que leur accord sur ce sujet est profond, inébranlable, mais j’y vois un subterfuge tacitement reconduit pour ne pas affronter dans une culpabilité dévorante la réalité de cette jeunesse abandonnée. Comment jouir de tant de privilèges s’il faut dans le même temps remettre en question toute l’organisation sociale et politique qui les protège ?
Chérif le soir a haussé les épaules, “Dieu si elle veut, mais plutôt les politiques publiques en faveur de la jeunesse, la réhabilitation des quartiers, la remise à niveau de l’école, la réouverture des maisons de jeunes fermées dès les années 1980, le théâtre, la musique, le sport, c’est ce qui sauve de la drogue, ce qui construit la jeunesse populaire. Ce pays est plein de jeunes, mais vit en l’ignorant !”
“Ce n’est pas si simple, a plaidé mon père après le dîner, et ma mère a hoché la tête en signe d’acquiescement, la réalité est complexe.”
Je n’ai rien dit parce que je sais que leur accord sur ce sujet est profond, inébranlable, mais j’y vois un subterfuge tacitement reconduit pour ne pas affronter dans une culpabilité dévorante la réalité de cette jeunesse abandonnée. Comment jouir de tant de privilèges s’il faut dans le même temps remettre en question toute l’organisation sociale et politique qui les protège ?
“Rien n’est simple, May. Les maisons de jeunes ont été fermées dès la fin des années 1970, après les coups d’État, elles étaient, c’est évident, des lieux extraordinaires de création, d’expression, le pays regorgeait de talents, la question de notre lien avec la modernité était au centre des préoccupations intellectuelles et politiques, tu as lu Khatibi et Khair-Eddine, il y avait des poètes, Zriqa bien sûr et Laabi mais pas seulement, je me souviens de l’un d’entre eux, ton oncle Yazid l’adorait au début des années quatre-vingt, Abdallah Alwaddane, il ne reste plus trace de lui… Il y avait aussi des peintres et des romanciers, Chraïbi, vois-tu, Edmond Amran el Maleh, proche de Mohamed Berrada, mais aussi de Jean Genet et de Juan Goytisolo, Zefzaf et tant d’autres… Toute une génération ouverte sur les transformations du monde, le non-alignement et les Palestiniens, la question de la langue, et l’évolution politique du pays, la révolte contre le passé, la tradition mais aussi le pouvoir et les inégalités. Les maisons de jeunes ont été délibérément condamnées et remplacées par des masjids consacrés à la récitation du Coran. Tu as raison évidemment. Mais aujourd’hui les jeunes, qui ont été laissés à l’abandon, c’est un fait, sont embrigadés par des imams obscurantistes, prosélytes, qui trouvent des ramifications dans de nombreuses associations de proximité, c’est très complexe, ma fille… Rouvrir de tels lieux serait aussi un risque important de les voir investis par les islamistes.”
'’Nous savons que nous pouvons rêver et inventer autre chose, c’est pourquoi nous rentrons chez nous, n’est-ce pas ? Pour ne pas vieillir exilés, séparés de nos enfants par notre propre enfance dont les récits ne pourraient résonner avec la leur d’aucune manière, pour pleurer et rire ensemble des travers de notre terre, pour nous indigner légitimement de ce qui est injuste, non pas en étrangers mais dans le vif de cette appartenance qui nous fonde et nous tient unis aux autres. Et aussi bien sûr pour apporter notre contribution, inventer à notre tour une autre manière de vivre tous ensemble, en accord avec ce que nous pensons juste.’’
C’est ainsi que May, bouclant à nouveau leurs valises, constatait dès la perspective de leur installation l’évidence d’une organisation qui la mettait en première ligne de la gestion des impératifs liés à l’éducation de leurs enfants, et assujettissait sa présence à Casablanca à la proximité de la maison de ses parents conçue comme un repère stable et pourquoi pas enviable, un atout pour Chérif inconsciemment libéré du poids exclusif de la sécurité des siens, dans une configuration mentale qu’il ne percevait pas mais qui agrégeait sa femme, Ilias et Selma en une entité homogène légèrement pesante.
La rupture pour nous, j’étais adolescent alors, ce n’est pas septembre 2001, c’est l’Irak, May, nous avons compris que nous ferions les frais de la nouvelle configuration américaine du Moyen-Orient. Et que les Palestiniens connaîtraient le sort des Indiens d’Amérique. Ces sociétés portent en elles de si grands crimes impunis, le génocide des Indiens et la destruction de leur monde, l’esclavage à une échelle inouïe, avec des corps et des âmes réduits à leur stricte valeur marchande, la prédation coloniale et l’humiliation de tant de peuples, la Shoah, les deux bombes envoyées sur Hiroshima et Nagasaki, comment avons-nous été assez naïfs pour croire à ce socle de valeurs dont se prévaut l’Occident et qu’il bafoue si aisément hors de son territoire, mais aussi bien chez lui, les juifs en ont fait les frais. La raison toute-puissante est effrayante, elle produit des œuvres immenses, mais lorsque Dieu s’absente, elle résonne d’un bruit de bottes et de schlague.
Mais ce qui agitait May tandis qu’elle parcourait avec précaution l’espace rocailleux qui la séparait de la pointe extrême de la presqu’île, c’était l’étonnante permanence de la ségrégation, les nouvelles élites nationales, le plus souvent francophones, prenant la place des anciens colons dans les quartiers d’habitation huppés, maintenant de fait la division de Casablanca entre ville européenne et ville populaire.
J’ai fait des rencontres uniques dans cette ville. Je vais y mettre au monde ma fille. J’y suis née. C’est dire si j’y suis liée. J’aime sa beauté, et l’éprouvante laideur de ses faubourgs me révolte. La prédation qui y règne aussi. Le cynisme dont on veut nous faire croire qu’il est la forme ultime du pragmatisme moderne. Ce que j’ai cru, en revenant y vivre, c’est que Chérif et moi ensemble, nous pouvions inventer une manière d’y exister autrement. Ça a sans doute été ma naïveté. Nessim n’est que le visage dans lequel s’est incarnée face à nous la voracité de Casablanca, sa violence, sa perversion comme tu dis, ce qu’elle impose à ceux qui, mus par une ambition légitime, doivent accepter la corruption de leurs intentions, de leurs actes pour avancer… et l’écrasement que les aménagements de ses espaces inscrivent jusque dans sa géographie, la hogra des plus démunis dont on se débarrasse comme de débris encombrants. Regarde les aménagements du bord de mer, l’enrichissement fulgurant des promoteurs, les passe-droits pour les marchés publics, les attributions opaques dont bénéficient toujours les mêmes, masqués derrière des sociétés écrans. Je suis écœurée à la seule pensée de souscrire de près ou de loin à cette prédation.
Othmane regarda pensivement sa belle-sœur : “Tu es écœurée, May, mais que devrais-je dire moi qui suis le témoin de la manière dont les cliniques privées retiennent en otages les patients arrivés en urgence, atteints dans leur corps, ligotés par la terreur de souffrir, de mourir, exigeant un dépôt exorbitant sous forme de chèque, monnayant la santé au prix fort… Certains médecins sont aujourd’hui des affairistes, de mèche avec les laboratoires privés, avec les centres de radiologie, avec les firmes pharmaceutiques. Ce sont eux que l’on respecte parce qu’ils roulent dans des voitures de luxe tandis que je me déplace à pied, en tramway ou dans ma vieille Fiat. Nos élites sont rongées par l’avidité, la parade et l’apparat, elles adorent le veau d’or May. Est-ce que Chérif va y succomber ? Je ne le crois pas, ce n’est pas ce qu’il cherche, même s’il semble fasciné par le monde de Nessim non pas l’argent en soi, mais l’argent pour pouvoir agir et faire exister sa vision de la ville. L’architecture est politique.
C’est ainsi qu’enveloppés de la bienheureuse indistinction que confère à Paris, comme dans les grandes cités occidentales, l’appartenance initiale au Sud du monde, ils avaient renforcé leur lien en s’éprouvant unis dans des positions communes, évidentes, en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes, contre la présence américaine au Moyen-Orient, pour l’existence d’un État palestinien, et pour la fin de la conception néocoloniale des liens entre la France et les pays africains. De la même manière, leurs appartenances conscientes et inconscientes accordées, ils éprouvaient la même impatience lassée face au racisme décomplexé des médias grand public qui embrassaient les vieux stéréotypes coloniaux jamais réellement disparus en même temps que leur adaptation au goût du jour sous la forme d’une islamophobie légitimée par la menace de l’islam politique par ailleurs largement toléré au moment de son implantation dans l’Hexagone au cours des décennies précédentes.
Ces positions revendiquées dans l’intimité mais aussi dans leur cercle d’amis proches, eux-mêmes français ou venus de pays appartenant aux deux rives de la Méditerranée, avaient masqué ce qui venait les séparer dans leur ville natale, leurs identités d’homme et de femme en premier lieu, mais aussi les univers sociaux qui avaient été les leurs avant leur rencontre et leur vie ensemble.
Ces positions revendiquées dans l’intimité mais aussi dans leur cercle d’amis proches, eux-mêmes français ou venus de pays appartenant aux deux rives de la Méditerranée, avaient masqué ce qui venait les séparer dans leur ville natale, leurs identités d’homme et de femme en premier lieu, mais aussi les univers sociaux qui avaient été les leurs avant leur rencontre et leur vie ensemble.
“Nous avons été hostiles ces jours-ci, May. Ne te désolidarise plus de moi ainsi.” Une exigence, mais aussi une manière de me faire porter seule la responsabilité de ce qui nous sépare, comme si ce que je pensais n’avait pas d’importance, ou moins que ses projets. C’est ce que la ville a fait de nous, ma fille, en quelques mois, ma parole est devenue enfantine, idéaliste, et surtout seconde, face à la nécessité pour ton père de s’affirmer, de construire une réussite selon des termes qui jusque-là ne semblaient pas le définir.
Chérif connaissait assez sa femme pour prévoir qu’elle n’accepterait pas de vivre selon des codes et des perceptions qui prescrivaient son retrait, d’autant que la réussite financière de Chérif installerait définitivement au regard de la société sa position à elle, attendue et évidente, une mère de famille dont toute la force et l’intelligence se déploieraient pour garder à ses côtés le père de ses enfants. Dans un renversement prévisible, Chérif, désirable et convoité, grandirait en puissance et en stabilité cependant que May serait invisiblement sommée de concourir à la réussite de son conjoint autant qu’à la sienne propre sinon davantage, sous peine de devenir infiniment vulnérable.
C’est ainsi que le sacrifice des femmes soutient notre société, ma chérie, les milliers de sacrifices invisibles qui permettent aux hommes d’être ce qu’ils sont. Ce que je découvre à mon corps défendant dans le karyane, c’est qu’ici, dans ces maisons de tôle et de plastique, si bringuebalantes, exposées aux vents de l’Atlantique qui mugit à leurs portes, les hommes et les femmes connaissent leur destin commun, chacun sait ce qu’il doit obscurément à l’autre, ce qui n’empêche ni les violences ni les déséquilibres. Mais plus les maisons sont fortifiées, plus le sentiment de sécurité grandit, plus la puissance sociale augmente, moins la conscience de cette communauté de destin est présente. Sans doute parce que cette puissance est celle des hommes davantage que celle des femmes. Souvent je me suis interrogée adolescente, puis jeune femme, sur la dureté qui imprègne les visages de mes tantes maternelles parées comme des châsses, leur amertume perceptible, leur sécheresse de cœur suivie de brusques et brèves effusions sentimentales et là je comprends la vigilance de tous les instants qu’implique leur lien avec ces hommes installés dans leur supériorité, encensés par toute la société, dont elles ont organisé la réussite avant d’en être exclues au profit d’une jeune maîtresse plus complaisante. Chaque bijou, chaque voyage, chaque privilège est une dîme versée et obtenue de haute lutte, et qui consacre aux yeux de leurs sœurs de caste la longévité d’un pouvoir incertain. À Paris, malgré des lois plus favorables, je n’ai pas constaté autre chose, exprimé autrement, c’est certain, les femmes y ont gagné de haute lutte la quasi libre disposition de leur corps, des droits, mais les révélations du mouvement MeToo ont mis à nu la trame des rapports de pouvoir et de domination sexuelle des hommes sur les femmes.
Nous nous sommes attablées toutes les deux et j’ai mangé de bon appétit tandis qu’elle me racontait les nouveaux développements du mariage de Latefa dont la future belle-mère était une peste jalouse, puis elle a conclu avec satisfaction : “Seul Dieu connaît la perfection, j’ai conseillé à ma fille d’ignorer ses provocations et de toujours lui témoigner du respect. Ainsi elle ne trouvera rien à dire à son fils.”
Une mère aux prises avec son fils amoureux, face à elle une toute jeune femme et surtout une autre femme de sa génération, ma Rabea, leur lutte pour le pouvoir, les deux jeunes au milieu du duel larvé… Quelle vie pour ce couple otage d’une guerre ancienne ? Je me surprends à estimer le prix à payer pour ces liens familiaux étroits, le risque de l’étranglement de ces jeunes gens qui tentent de construire leur vie. Mais quelle alternative ? Rabea me sourit à son tour, convaincue que j’apprécie sa stratégie pleine de perfide sagesse. Et elle me dit sur le seuil : “Si elle veut faire la guerre à ma fille, elle va me trouver !” Voilà, mieux qu’un feuilleton turc !
Une mère aux prises avec son fils amoureux, face à elle une toute jeune femme et surtout une autre femme de sa génération, ma Rabea, leur lutte pour le pouvoir, les deux jeunes au milieu du duel larvé… Quelle vie pour ce couple otage d’une guerre ancienne ? Je me surprends à estimer le prix à payer pour ces liens familiaux étroits, le risque de l’étranglement de ces jeunes gens qui tentent de construire leur vie. Mais quelle alternative ? Rabea me sourit à son tour, convaincue que j’apprécie sa stratégie pleine de perfide sagesse. Et elle me dit sur le seuil : “Si elle veut faire la guerre à ma fille, elle va me trouver !” Voilà, mieux qu’un feuilleton turc !
(…) elle a effleuré de ses prunelles voilées mon ventre arrondi, et quand j’ai rencontré son regard, elle a souri avec une tristesse cachée. Peut-être qu’elle pensait à la grossesse honteuse de sa fille, peut-être même qu’elle regrettait à ce moment précis sa complicité avec la réaction violente de ses fils, de son mari. Pourquoi ne s’était-elle pas tenue, solidaire, aux côtés de Zohra ? Elle observait à présent, assises de l’autre côté de la pièce, lui faisant face, sa fille et sa petite-fille si évidemment liées, la main de Rahma dans celle de Zohra. Ce qui aurait pu être… Ce qu’elles auraient dû partager… J’y ai pensé aussi, toute cette violence aveugle de la loi des hommes qui ampute les femmes… Partout. Toujours. Leur obsession d’une pureté qui n’est que l’envers de leur désir, comme un fantasme fou de l’engendrement sans le sexe, la Vierge mère infiniment répliquée dans toutes les femmes, leurs filles, leurs sœurs, leurs mères… Chez nous… Et ailleurs…
Je me suis souvenue, assise dans ce salon, au milieu de cette famille frappée de plein fouet par la violence des injonctions liées à la sexualité des femmes, de ma colère face aux images de Donald Trump, élu par tous ces hommes blancs en perte de vitesse, inquiets de leur dégringolade sociale, de ce qu’ils ressentaient comme une perte de puissance et de statut : ils se sont identifiés sans peine à ce président misogyne qui a incarné avec une jouissance non dissimulée le triomphe du patriarcat, du libéralisme économique, de la suprématie de l’homme blanc, le grand retour du refoulé de l’Occident pris au piège de ce qu’il continue de faire dans une tourmente infernale aux corps des femmes : industrie de la pornographie, culte de la minceur, de l’éternelle jeunesse, sexualisation des petites filles dans une ronde de fantasmes qui tous profanent infiniment la vie des femmes.
“C’est un ambitieux, fulmina Chérif, il veut présenter des chiffres de relogement au-dessus de ceux attendus pour être promu ailleurs. May avait raison, les habitants du karyane sont sacrifiés au nom de calculs politiciens dissimulés derrière l’impératif de l’éradication des bidonvilles ! Nous ne pouvons pas accepter ça.”
Nessim fumait son cigare avec calme : “C’est la ville qui est ainsi. Votre agence doit vivre, vos familles aussi. Si vous ne voulez plus participer à ce projet, cent architectes sont prêts à le faire pour une moindre rémunération. Nous autres promoteurs ne faisons pas les lois, nous travaillons avec les budgets alloués. Les habitants du karyane vont troquer des habitats de fortune pour des logements urbains décents, électrifiés, avec des sanitaires, une vraie cuisine équipée, dans un quartier salubre. Pensez-y. Et vous pourrez avec les revenus de votre participation à ce projet financer ailleurs la construction d’une école écologique à Tétouan ou Imilchil. Ainsi va le monde… Ainsi va Casablanca… Nous apprenons à négocier avec nos idéaux… Le fameux principe de réalité, mon cher, conclut-il en se tournant vers Chérif.
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