dimanche 10 septembre 2023

[Reinhardt, Eric] Sarah, Susanne et l'écrivain

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Sarah, Susanne et l'écrivain

Auteur : Eric REINHARDT

Parution : 2023 (Gallimard)

Pages : 432

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Sarah a confié l’histoire de sa vie à un écrivain qu’elle admire, afin qu’il en fasse un roman. Dans ce roman, Sarah s’appelle Susanne.
Au départ de ce récit, Susanne ne se sent plus aimée comme autrefois. Chaque soir, son mari se retire dans son bureau, la laissant seule avec leurs enfants. Dans le même temps, elle s’aperçoit qu’il possède soixante-quinze pour cent de leur domicile conjugal. Troublée, elle demande à son époux de rééquilibrer la répartition et de se montrer plus présent, en vain. Pour l’obliger à réagir, Susanne lui annonce qu’elle va vivre ailleurs quelque temps. Cette décision provoquera un enchaînement d’événements aussi bouleversants qu'imprévisibles…
Réflexion sur le lien troublant et mystérieux qui peut apparaître entre lecteurs et écrivains, ce roman puissant, porté par la beauté de son écriture, fait le portrait d’une femme qui cherche à être à sa juste place, quelque périlleux que puisse être le chemin qui y mène.

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1965, Eric Reinhardt est romancier et éditeur d'art. Chevalier des Arts et des Lettres, il a reçu en 2012 un Globe de cristal d'honneur pour l'ensemble de son oeuvre. Ses livres ont été couronnés de plusieurs prix littéraires.

 

Avis :

Rééditant le schéma narratif de son roman L’amour et les forêts paru il y a presque dix ans, Eric Reinhardt poursuit son exploration des jeux de miroir et de la mise en abyme multiple avec une nouvelle histoire d’écrivain à qui une femme demande de s’inspirer de son récit de vie pour en faire une fiction.

En rémission d’un cancer, Sarah se retrouve soudain à questionner son existence bourgeoise jusqu’ici sans histoires. Mariée depuis vingt ans, la voilà qui tout à coup ne parvient plus à se satisfaire de ses soirées seule avec leurs deux grands enfants, son époux préférant s’isoler tous les soirs dans son bureau aménagé à la cave. Et puis, naïve qu’elle était, elle vient de réaliser que son mari détient les trois-quarts de tous leurs biens, y compris ceux acquis au cours de leur vie commune. N’obtenant de lui que de vagues réassurances paternalistes, elle décide de provoquer un électrochoc en prenant le large quelques semaines, mais, à sa grande stupéfaction, ne réussit qu’à déclencher un engrenage de brutalité qui la mènera jusqu’aux rivages de la folie.

Sous la plume de l’écrivain, les douloureuses confidences de cette femme donnent naissance à un nouveau personnage, Susanne, création mêlant au reflet de Sarah les propres projections de l’auteur. Le récit avance donc triplement, partie de billard à trois bandes rebondissant sans cesse entre réel, symbolique et imaginaire, à mesure que l’écrivain propose à son premier personnage d’en affiner avec lui le second sans hésiter à faire référence à son vécu personnel. Réalité et distorsions se pourchassent alors à l’infini, le plus diabolique étant sans doute que, bien avant d’apprendre à se regarder au travers de son reflet littéraire, Sarah, brutalement évincée de sa vie par les perverses manipulations d’un mari habile à la faire passer pour ce qu’elle n’est pas, se retrouve réduite à observer les siens en catimini, ombres se découpant la nuit sur l’écran éclairé des fenêtres de leur appartement. Voyeuse espionnant une existence dont elle est sortie, elle a l’impression de ne plus exister. Elle leur est complètement sortie de l’esprit. Comment peut-on disparaître aussi vite de la vie de ceux que l’on aime ? C’est comme si elle était morte de son cancer et qu’elle avait eu la faculté de revenir les voir vivre une fois décédée. Ils ont fait disparaître Sarah de leur vie aussi sûrement que l’eût fait la maladie si elle s’était révélée fatale. 

Alors, tandis que Sarah raconte, que Suzanne vit la même chose à sa façon, et que l’écrivain vient y mêler des éléments de sa propre histoire, le tourbillon de la narration s’accélère pour, de tous ces fils narratifs, ne plus faire qu’un, celui tout simplement de l’acte créateur dont on ne sait jamais vraiment où il va puiser sa source. Et comme l’auteur conserve tout du long un coup d’avance sur son lecteur, ce dernier, tenu en haleine, aura droit au renversement final inattendu, histoire de ne pas laisser le dernier mot aux réalités les plus méprisables du patriarcat.

Ce livre à la construction vertigineuse donne non seulement une voix à une femme qui refuse d’abandonner ses idéaux face à l’égoïste indifférence de son mari, mais fait aussi voyager le lecteur, avec beaucoup d’originalité, au coeur du processus créatif. Pris par les sentiments en même temps que séduit intellectuellement, l'on ne peut que s’incliner, entre coup de coeur et coup de chapeau. (5/5)

 

Citations : 

Cela ne voulait pas dire qu’il ne l’aimait pas, ni qu’il était dénué d’empathie. Mais il flottait. Lorsqu’il se tenait devant elle dans la chambre d’hôpital, il était comme un nuage aperçu par une fenêtre un jour d’été. Ainsi que des avions, les phrases de Sarah le traversaient sans modifier le moins du monde son indolente physionomie de cumulus.
 

Sarah n’avait pas tort. Susanne Sonneur aurait pu concevoir des doutes au sujet des qualités morales de son mari. De sa loyauté finalement. Mais a-t-on jamais envie, dans la vie, de se constituer des doutes ? Les doutes, à la première occasion, on préfère les dissiper, voir le bon côté des choses, se persuader d’avoir été trompé par des impressions fallacieuses. On aime se dire que tout va bien, que son mari est formidable. Qu’il vous protège de vos démons morbides.
 

Écoutez, qu’est-ce que c’est, un besoin ? Qu’est-ce que c’est réellement ? Tout dépend de la conception que l’on s’en fait. En dehors des besoins naturels évidemment. Un week-end à Venise qui vous coûte deux mille euros, est-ce que c’est plus approprié, en termes de dépense, qu’un tableau en compagnie duquel vous vivrez durant des décennies, que vous pourrez transmettre à vos enfants ? Avec lequel vous dialoguerez à l’infini, qui vous apportera du réconfort toutes les fois que vous le lui réclamerez ? Je dirais non personnellement. On se fait souvent une idée fausse de ce que l’on doit considérer comme un besoin.
 

Elle n’existe plus. Elle leur est complètement sortie de l’esprit.
Comment peut-on disparaître aussi vite de la vie de ceux que l’on aime ?
C’est comme si elle était morte de son cancer et qu’elle avait eu la faculté de revenir les voir vivre une fois décédée. Ils ont fait disparaître Sarah de leur vie aussi sûrement que l’eût fait la maladie si elle s’était révélée fatale.


 

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