mardi 12 septembre 2023

[Chalandon, Sorj] L'enragé

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'enragé

Auteur : Sorj CHALANDON

Parution : 2023 (Grasset)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

«  En 1977, alors que je travaillais à Libération, j’ai lu que le Centre d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer allait être fermé. Ce mot désignait en fait une colonie pénitentiaire pour mineurs. Entre ses hauts murs, où avaient d’abord été détenus des Communards, ont été «  rééduqués  » à partir de 1880 les petits voyous des villes, les brigands des campagnes mais aussi des cancres turbulents, des gamins abandonnés et des orphelins. Les plus jeunes avaient 12 ans.
Le soir du 27 août 1934, cinquante-six gamins se sont révoltés et ont fait le mur. Tandis que les fuyards étaient cernés par la mer, les gendarmes offraient une pièce de vingt francs pour chaque enfant capturé. Alors, les braves gens se sont mis en chasse et ont traqué les fugitifs dans les villages, sur les plages, dans les grottes. Tous ont été capturés. Tous ? Non : aux premières lueurs de l’aube, un évadé manquait à l’appel.
Je me suis glissé dans sa peau et c’est son histoire que je raconte. Celle d’un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d’un fauve né sans amour, d’un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues.  » S.C.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est l’auteur de dix romans, tous parus chez Grasset. Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006, prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011, Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013, prix Goncourt des lycéens), Profession du père (2015), Le Jour d’avant (2017), Une joie féroce (2019) et Enfant de salaud (2021).

 

Avis :  

Lui que la violence et la folie paternelles ont marqué à jamais, lui inoculant une « rage » restée inextinguible bien après sa fuite loin du monstre, à dix-sept ans, ne pouvait qu’être touché au plus profond par la terrible condition et par la révolte des enfants du bagne de Belle-Ile en 1934. C’est avec les tripes que Sorj Chalandon leur rend hommage, prolongeant la vérité historique par l’imagination : et si, comme lui, l’un d’eux avait vraiment réussi à échapper à ses tourmenteurs ? Trouve-t-on jamais la paix lorsque l’injustice et la cruauté ont fait de vous un « enragé » ?

Dans les années vingt, à treize ans, Jules Bonneau – déjà suspect pour son homophonie avec le célèbre anarchiste – est envoyé à la colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne, à Belle-Ile. La prison politique ouverte trois-quarts de siècle plus tôt a en effet été convertie en maison de redressement, hypocritement baptisée « institution d’éducation surveillée ». Depuis 1880 y sont relégués des mineurs à partir de huit ans, des gamins considérés irrécupérables, qu’au lieu de protéger et d’insérer, l’on exclut et punit dans ce qui n’est autre qu’un bagne pour enfants : un lieu d’enfermement où les détenus, exposés aux pires châtiments, triment durement et vivent dans des conditions dégradantes. Qu’ont-ils donc fait pour atterrir dans cette galère ? Certains ont commis des vols ou des délits mineurs – Jules a volé trois œufs et a fait preuve d’insubordination dans le cadre d’une grave injustice –, d’autres ont fui des parents violents ou incestueux – le vagabondage est alors sanctionné par la loi –, les derniers enfin n’ont d’autre tort que leur état d’orphelin ou d’enfant abandonné.

Se glissant dans la peau de Jules devenu fauve à force d’injustices et de mauvais traitements, l’auteur raconte fidèlement l’infâme quotidien au sein de la colonie, jusqu’à ce que l’incident de trop, lui aussi véridique, provoque la mutinerie. Le soir du 27 août 1934, l’un des garçons contrevient au règlement en mangeant son fromage avant d’avoir fini sa soupe. Craignant pour sa vie, ses codétenus tentent de s’opposer à son passage à tabac. Dans le pugilat général, cinquante-six jeunes bagnards réussissent à faire le mur. Dénoncée par les vers de Jacques Prévert qui, alors en vacances sur l’île, s’en retrouve le témoin consterné, une « chasse à l’enfant » s’organise, gens du cru et touristes s’en donnant à coeur joie pour toucher une prime de vingt francs par fugitif capturé. Au matin, les évadés sont à nouveau sous les verrous, à la merci d’une sauvage répression. Tous, sauf Jules, que l’auteur a imaginé pour contredire l’Histoire et lui donner sa chance. Mais comment échapper à son destin quand l’au-delà des murs est encore une prison : une île, infailliblement gardée par la mer ?

Comme Jean Valjean sauvé par Monseigneur Myriel, Jules l’enragé va rencontrer pour la première fois la bonté et apprendre à faire confiance. « Sans la confiance, tu es seul au monde. » La fresque historique s’élargit pour épouser le monde de l’entre-deux-guerres, alors que sur fond de fascismes montants, la collaboration de la population aux exactions commises sur des enfants par une administration sans âme ni conscience semble entrer en résonance avec les bien funestes perspectives que l’on sait. Déjà des forces de résistance, ici toutes bretonnes, se font jour, incarnées par l’improbable mais très symbolique duo d’un patron de pêche communiste et d’une infirmière « faiseuse d’anges ». Et tandis que Jules, même si à jamais marqué par la haine et la violence, trouvera peut-être la rédemption en troquant son esprit de vengeance contre celui de la rébellion, c’est l’ombre de l’enfant que fut l'auteur, né sans amour et maltraité, que l’on perçoit derrière ses mots âpres et engagés.

Fresque historique et roman social, ce dernier livre de Sorj Chalandon est un cri de douleur et de colère, où à la rage de Jules La Teigne, l’enfant bagnard, fait écho celle de l’auteur, éternel enfant battu désormais en guerre, de toute la force de sa plume de journaliste et de romancier, contre les injustices et les violences du monde. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Camille Loiseau était orphelin. Son crime ? Avoir été abandonné par ses parents à l’âge de 12 jours, enveloppé de langes et déposé de nuit devant l’entrée de la cathédrale Saint-Corentin, à Quimper. C’est pour ça qu’il avait été enfermé ici à 12 ans jusqu’à sa majorité.


La Colonie pénitentiaire maritime et agricole de Haute-Boulogne avait été construite sur le glacis de la citadelle Vauban, une muraille noire jetée à pic sur des criques abruptes, pour anéantir les jeunes canailles. Pour nous écraser sous les charges, affamer nos corps, essorer nos esprits. Les moniteurs disent qu’ils veulent faire de nous des matelots, mais leurs ateliers de timonerie, de voilerie, de corderie, ne sont que des usines à épuiser. Ils veulent nous transformer en paysans avec la ferme de Bruté, mais leurs travaux des champs ne sont que des punitions pour nous éreinter. Et recracher des ombres, qui se jettent sur leur paillasse à la nuit. Mais à quoi bon nous exténuer, puisque nous sommes prisonniers d’une île ? Le haut mur d’enceinte, les cinq baraquements funestes, les dortoirs grillagés, les réfectoires silencieux, rien sur terre n’a la brutalité de la mer. Même nos gaffes, avec leurs casquettes de garde-barrière, leurs pantalons trop courts, leurs uniformes fripés, leurs boutons manquants, leurs moustaches luisantes de mauvais vin et roussies de tabac, ne sont que les laquais de l’océan. C’est lui notre haut mur. Notre véritable prison. L’océan, c’est notre gardien le plus cruel. Celui qui nous surveille, qui nous épargne ou qui nous assassine.


Je n’ai pas droit aux sentiments. Les sentiments c’est un océan, tu t’y noies. Pour survivre ici, il faut être en granit. Pas une plainte, pas une larme, pas un cri et aucun regret. Même lorsque tu as peur, même lorsque tu as faim, même lorsque tu as froid, même au seuil de la nuit cellulaire, lorsque l’obscurité dessine le souvenir de ta mère dans un recoin. Rester droit, sec, nuque raide. N’avoir que des poings au bout de tes bras. Tant pis pour les coups, les punitions, les insultes. S’évader les yeux ouverts et marcher victorieux dans le sang des autres, mon tapis rouge. Toujours préférer le loup à l’agneau.


Lorsqu’ils étaient plus jeunes, leur père les battait, leur cousin venait les déshabiller au milieu de la nuit, leur mère buvait. Alors ils se sont enfuis ensemble. Une première fois, ils ont été arrêtés pour vagabondage et remis à l’Assistance publique. Ils se sont évadés et ont été surpris volant un saucisson et un pain de deux kilos à un livreur de cantine. Jugement ? Déportés à Belle-Île, et enfermés jusqu’à 21 ans, leur majorité.


Malgré les cris, la colère et les larmes, les époux Rolin ont été jugés et condamnés sans preuve. Elle à cinq ans de prison pour vol sans violence, lui à trois ans pour complicité.
« L’Affaire des draps » avait fait un titre dans Le Républicain. Au moment de leur procès, le nom des Rolin avait été piétiné. Le journal avait traité le père de « chiffonnier inquiétant » et appelé la mère « la comédienne », celle qui avait joué la maladie pour s’enfuir avec les étoffes.
C’était l’année dernière.
Après deux semaines de prison, Suzanne Rolin est morte à la maison d’arrêt de Laval. Personne n’avait songé à la soigner. Mais cette fois, aucun journaliste n’était au rendez-vous. Quelques jours plus tard, une couturière a retrouvé les draps dans l’atelier, au fond de la remise, cachés par un matelas à tapisser. Tout était là. Les trente pièces, soigneusement rapiécées par leur mère innocente, pliées et empaquetées pour la livraison. Cette fois encore, la presse fut absente. Pas un article. Les Rolin avaient été condamnés par les juges de papier journal. Et se dédire n’était pas dans leurs mœurs.
Le mari a été libéré sans excuses. Il est devenu fou. Les frères et la sœur ont été confiés à leur oncle, un agriculteur du pays de Moulay.
 
 
Lorsque j’ai suivi les frères à vélo, je n’étais qu’un cancre d’école buissonnière. Mais leur colère allait faire de moi un criminel.
Et vous savez quoi ? Ça m’allait bien. Mon père buvait, ma mère s’était enfuie pour mieux que nous. Je vivais chez des vieux dans une ferme au milieu des champs. À l’école, j’apprenais des chiffres qui ne me servaient à rien. Le nom de pays où je n’irais jamais. L’instituteur nous parlait de morale. C’était quoi, la morale ? Laisser le bouillon à un enfant et garder la viande pour soi ? Que faisait-elle pour moi, la morale ? Et l’instruction civique ? Et le « tu aimeras ton prochain comme toi-même », psalmodié par notre curé, j’en faisais quoi ? Il me déteste, mon prochain. Il m’avait tiré les oreilles lorsque je pêchais le gardon dans le lac. Il avait traité ma mère de femme légère lorsqu’elle était partie. Il avait laissé mon père, ce héros de guerre, s’épuiser à ramasser les pommes de terre de salopards qui s’étaient cachés à l’arrière du front. Voilà, mon prochain. Vous comprenez ça ? Savez-vous ce que c’est d’avoir été abandonné pour un accordéoniste ? De ne garder de sa mère qu’un ruban de soie ridée ? Savez-vous ce que c’est de voler trois œufs en espérant les gober dans un buisson ? Que savez-vous de la faim, Messieurs de la Justice ? Et du froid ? Avez-vous déjà eu des semelles en carton pour masquer le trou de vos chaussures ? Savez-vous la honte d’un pantalon troué ? Savez-vous la douleur des nuits sans parents ?
Personne n’en sait rien. Personne, jamais, ne parlera de cette solitude. De cette misère. De l’immensité d’une nuit sans toit lorsqu’on dort sous le ciel. De la rosée du matin, qui perle sur la veste d’un pauvre.


Manger le fromage avant la soupe. Pourquoi le gamin avait-il fait ça ? La faim ? Un moment d’inattention ? Un geste rebelle ? Nos repas devaient se dérouler dans l’ordre imposé par le règlement, de la soupe au dessert. Et il était strictement interdit de picorer comme bon nous semblait. Le clairon appelant au rata, l’arrivée au réfectoire en rangs militaires, le claquement de mains, les cuillères tous ensemble, les fourchettes tous ensemble, le fruit tous ensemble, le claquement de mains, puis quitter la cantine en rang et en silence. Violer ce cérémonial était un acte d’insubordination. La preuve que nous étions encore dangereux, malfaisants et certainement pas prêts à franchir le mur dans l’autre sens. (…)
Les gaffes le tenaient chacun par un bras. Il était de dos. Ils l’ont retourné avec brutalité.
— Deux jours de salle de police au pain sec et dix jours d’isolement !


En se glissant sur la paillasse de bord, Ronan a expliqué à Pantxo que baragouiner était un mot inventé par les Français pour se moquer d’une langue qu’ils ne comprenaient pas. Pendant la guerre de 1870, les fantassins bretons réclamaient davantage de pain et de vin à leurs officiers pour mieux botter le cul aux Prussiens. Ces soldats ne parlaient pas français. Et c’est en breton qu’ils revendiquaient du bara frais et des pichets de gwin.
Ils scandaient Bara ! Gwin ! Bara ! Gwin ! prêts à mettre la crosse en l’air.
— Cessez de baragouiner ! hurlaient les gradés.
Depuis Napoléon III la formule était restée. Et le mépris qui va avec. 


Ces billes avaient hanté sa jeunesse. Bille rouge, bille noire, une tradition qui remontait à sa grand-mère. Elle les appelait « les perles de vérité ». Lorsqu’elle devait prendre une décision grave, la femme attendait le soir. Certains pensaient que la nuit portait conseil, elle, laissait une journée entière à la réflexion. Puis elle jetait les billes sur le sol et attendait l’obscurité. Dès qu’elle ne pouvait plus faire la différence entre le rouge et le noir, elle prenait sa décision. Line, sa fille, avait perpétué ce rituel. Ses enfants en avaient gardé un souvenir un peu effrayant. Un soir, la mère avait obligé Sophie et Francis à attendre avec elle l’arrivée des ténèbres. Ils s’étaient assis en rond à l’approche du crépuscule, et avaient gardé le silence, jusqu’à ce que les perles soient identiques.
— C’est décidé, votre père et moi allons vivre séparément.
C’est comme ça que le mari a quitté la maison et qu’il est mort dans la solitude.


Comme l’a écrit Jean Cocteau : Un secret a toujours la forme d’une oreille.

 

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