jeudi 23 mars 2023

[Quay Tyson, Tiffany] Un profond sommeil

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un profond sommeil
            (The Past is Never)

Auteur : Tiffany QUAY TYSON

Traduction : Héloïse ESQUIE

Parution : 2018 en anglais (Etats-Unis)
                  2022 en français (Sonatine)

 Pages : 400

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

White Forest, Mississippi. Cachée au milieu de la forêt, la carrière fascine autant qu’elle inquiète. On murmure que des esprits malveillants se dissimulent dans ses eaux profondes. Par une chaude journée d’été, Roberta et Willet bravent toutes les superstitions pour aller s’y baigner avec leur petite soeur, Pansy. En quête de baies, ils s’éloignent de la carrière. Quand ils reviennent, Pansy a disparu.
Quelques années plus tard, Roberta et Willet, qui n’ont jamais renoncé à retrouver leur soeur, suivent un indice qui les mène dans le sud de la Floride. C’est là, dans les troubles profondeurs des Everglades, qu’ils espèrent trouver la réponse à toutes leurs questions.

Tiffany Quay Tyson nous entraîne dans un voyage hanté au coeur des terres américaines. Du delta du Mississippi aux mangroves des Everglades, l’histoire tourmentée d’une famille fait écho à celle de toute une région, le sud des États-Unis, peuplé d’esclaves, de prêcheurs, d’assassins, de laissés-pour-compte, de monstres et de saints.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Tiffany Quay Tyson est née et a grandi à Jackson, dans le Mississipi. Elle a été reporter pour le Mississipi Delta et a reçu, à cette occasion, le prix Frank Allen. 
Son premier livre, Three Rivers, a été publié en 2015 et rapidement repéré par différents magazines littéraires. Son deuxième roman, Un profond sommeil (2018), a été récompensé de nombreux prix, dont le Willie Morris Award for Southern Fiction, le prix Janet Heidinger Kafka, le Mississippi Institute of Arts and Letters Award for Fiction, et le Mississippi Author Award. Il a également valu à son auteure d'être comparée à William Faulkner par le Deep South Magazine pour son style gothique, sombre et atmosphérique.
Tiffany Quay Tyson vit aujourd'hui à Denver, dans le Colorado, et travaille comme enseignante à la Lighthouse Writers Workshop, un centre artistique de découverte et d'apprentissage de la littérature. Elle continue d'écrire, et cite Margaret Atwood parmi ses influences littéraires.

 

Avis :

En 1976, la narratrice Roberta a quatorze ans et vit dans le delta du Mississipi avec son frère aîné Willet et sa petite sœur Pansy. Un jour d’été, alors qu'en dépit des mises en garde, le trio est parti se baigner dans les eaux profondes d’une ancienne carrière, lieu réputé maudit au plus épais de la forêt, l’irréparable se produit : Pansy disparaît, et, malgré les battues, demeure introuvable. Face au drame qui anéantit leur mère et provoque le départ définitif de leur père, seuls Roberta et Willet refusent de baisser les bras. Quatre ans plus tard, plus que jamais persuadés que cela les mènera d’une façon ou d’une autre à Pansy, les deux jeunes gens se lancent sur les traces paternelles et débarquent dans les marais des Everglades, dans le sud de la Floride, là où, il y a bien longtemps, une partie de leur histoire familiale a commencé…

Tandis qu’en une sourde mélopée, comme en autant de haillons de brume surgis du passé, flottant indistincts dans l’inconscient des vivants et attachant craintes vagues et vieilles superstitions à certains lieux de mauvaise mémoire, un récit anonyme vient entrelacer ses réminiscences de la souffrance noire dans les plantations, de la guerre de Sécession et de la ségrégation, à la narration vivante et sensible de la jeune Bert, c’est un bien sombre marécage qui, au propre comme au figuré, happe bientôt le lecteur, ensorcelé par ses vapeurs fétides.

Car, lancée sur des traces familiales indissociables de la trouble histoire du sud des Etats-Unis, venue en l’occurrence enterrer ses morts et sa sinistre mémoire dans une vieille carrière creusée au XIXe siècle par des esclaves, Bert ne va pas seulement troquer la touffeur et les orages violents du Mississipi, ses superstitions et son racisme encore bien présent, pour la grouillante et pourrissante mangrove de la Floride, ses marais et son golfe où il est si facile de disparaître en toute discrétion. Dans ces atmosphères que Tiffany Quay Tyson excelle à peindre aussi grandioses que menaçantes, dans ces décors sauvages et fantasmagoriques où fleurissent aventures bien réelles, mais aussi légendes peuplées de monstres, de diables et de fantômes, c’est autant du dédale naturel de canaux et de chenaux dangereusement inextricables que des tortueux méandres humains d’une histoire courant sur plusieurs générations que la jeune fille va faire l’éprouvant apprentissage.

Sur le fond fantastiquement vibrant des décors naturels et de l’histoire du sud américain, se déploie ainsi un récit habité, haletant et profondément crédible, où, encore et toujours, la moindre goutte de sang noir ou indien, mais aussi le fait d’être femme, se payent au prix fort. Comme le rappelle l’épigraphe du roman empruntée à William Faulkner, « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. » (4/5)

 

 

Citations :   

– Ça n’existe pas, les malédictions, Bert. Le truc, c’est que quand il arrive un malheur, les gens veulent pouvoir accuser autre chose qu’eux-mêmes. »             
Je ne savais trop que croire. Toutes ces histoires que nous avaient racontées papa et mamie Clem sur le mal qui émanait de la carrière, nous nous en étions toujours moqués, les prenant pour des rumeurs absurdes, pas plus réelles que les contes de fées qu’on trouvait dans les livres. Mais si nous avions eu tort ? Alors quoi ?
 

Toutes sortes de femmes venaient voir Clementine et Ora : des riches, des pauvres, des Noires, des Blanches, des jeunes, des vieilles. Elles avaient toutes des histoires à raconter. Clementine et Ora ne posaient jamais de questions, mais les femmes se sentaient comme obligées de révéler leurs secrets. Il écoutait les histoires et les recueillait. Il entendait des récits sur des hommes cruels, sur le désir et la trahison. Le monde n’était pas un lieu sûr pour les femmes, apprit-il. Le monde n’était tendre envers personne, mais visiblement, les femmes souffraient davantage que les hommes.
 

Sur l’île, les pélicans blancs abandonnaient leurs petits avant leur premier vol. Ce n’était que lorsqu’ils crevaient de faim, lorsqu’ils n’avaient plus le choix, que les oisillons se décidaient à quitter le nid. Penser à ces oiseaux déclenchait chez Junior une nostalgie terrible. Leur mère les mettait au monde, puis elle les nourrissait pendant près de trois mois. Elle quittait le nid chaque jour, et revenait avec des vairons, des crevettes, ou des petits poissons. Puis un jour, elle disparaissait. Les oiseaux, encore petits, encore bien au chaud, en sécurité dans leur nid, attendaient, et attendaient, plus affamés de minute en minute. Avaient-ils peur ? Étaient-ils tristes ? Étaient-ils en colère ? Sans doute, se disait-il. Finalement, ils s’élançaient hors du nid. C’est poussés par le désespoir et la famine qu’ils volaient pour la première fois. Pourquoi leur mère ne pouvait-elle pas rester assez longtemps pour leur apprendre à voler ? Pourquoi ne pouvait-elle pas les aider encore un petit moment ? Il le savait, pourquoi. Les oiseaux ne voleront pas s’ils n’y sont pas obligés. Les oiseaux, comme les enfants, ne quitteront leur nid douillet qu’en tout dernier recours.
 

En grandissant, j’avais commencé à me demander ce qui pouvait pousser un homme sur la voie de la malhonnêteté. Était-ce une tragédie unique, ou une série de petites injustices ?
 
 
Suivant le conseil d’Iggy, nous nous sommes servis de nos pattes de singes pour tirer le bateau sous la canopée de branches basses. Les palétuviers poussaient de travers malgré leur hauteur et, dans les zones où l’eau était le moins profonde, je voyais que les racines formaient une masse enchevêtrée, comme des lianes. Nous avons flotté pendant un moment dans une mare stagnante bordée d’herbe. Il faisait chaud pour une mi-janvier. Les moustiques sifflaient constamment. Un poisson a fait un bond en l’air. Un oiseau a lancé un appel dans les arbres. Une araignée tissait sa toile dorée sur une souche. Partout où je regardais, l’atmosphère était dense, lourde et grouillante de vie. Nous avons traversé une nuée de moucherons et j’ai manqué laisser échapper ma pagaie en tentant de les écarter. Les feuilles, les branches et les fragments de mousse qui pendouillaient semblaient s’avancer pour nous caresser au passage. Les troncs d’arbres étaient recouverts de plaques de mousse vert fluorescent. Nous étions à quelques coups de rame du golfe du Mexique, dont les eaux saumâtres étaient peuplées de requins bordés, de raies, de barracudas et de pieuvres. Il y avait des alligators dans la rivière et des serpents le long des rives. L’eau sentait le pourri et le vivant. Le paysage qui s’ouvrait devant et celui que nous laissions semblaient à la fois familiers et tout neufs. Il suffisait d’une variation minime de la lumière et de l’ombre pour que tout se transforme. Était-ce la même rangée de cèdres que nous avions dépassée à l’aller, ou les arbres étaient-ils sortis de terre pour exaucer quelque prière inconnue ? J’ai tendu la main pour toucher un genou de cyprès saillant et, quand j’ai replié le bras, une perle de sang grossissait au bout de mon doigt. Je ne savais pas si je m’étais éraflée contre une épine ou si j’avais été piquée par un des milliers d’insectes qui bourdonnaient autour de nous. Iggy avait raison. Il serait facile de disparaître dans les marais ou le golfe. Qui viendrait vous chercher ici, où tout était beau, dangereux et bizarre ?


Papa disait toujours que la carrière était maudite, mais il se passait des choses atroces partout. Peut-être que Willet avait raison, que les malédictions n’existaient pas, qu’il y avait seulement de mauvaises gens qui commettaient des actes mauvais, ou des imbéciles qui faisaient des imbécillités. J’ai touché le galet de la carrière dans ma poche. Je l’avais apporté parce qu’il me faisait l’effet d’un lien avec l’endroit où tous nos ennuis avaient commencé, un rappel de ce que nous cherchions, un talisman ou une clé. C’était peut-être naïf de présupposer qu’un lieu spécifique était plus maléfique qu’un autre en ce monde. C’était peut-être le monde entier qui était dangereux.


Côté sud du magasin, une demi-douzaine d’hommes bavardaient assis sous un porche en bois gris. Ils contemplaient l’horizon en inventant des histoires pour Dieu et pour eux-mêmes. Je suis persuadée que si les hommes s’assoient côte à côte sur les tabourets de bar, s’ils se tiennent au coude à coude quand ils pêchent, c’est parce que les mensonges coulent plus facilement dans cette configuration. Les femmes sont différentes, je l’avais appris en travaillant avec mamie Clem. Les femmes préfèrent vous regarder dans les yeux quand elles vous mentent.


On ne peut jamais sauver une autre personne de son deuil. Je n’aurais pas dû essayer. Le temps est la seule chose qui rende le deuil supportable, non parce qu’il vous fait oublier, mais parce qu’on apprend à vivre avec l’absence. Elle devient une partie de nous.


 

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